À Port-au-Prince, « on existe mais on ne vit pas »
© Illustration d'après une photo de Johan Lolos

À Port-au-Prince, « On existe, mais on ne vit pas »

Récits du quotidien au coeur du chaos en Haïti

Rosanberg, Ugo, Natalie et Morjorie* travaillent tous les quatre dans un hôpital de Médecins Sans Frontières à Port-au-Prince. Plongés dans l’extrême violence des groupes armés, ils racontent leur quotidien au cœur du chaos de la capitale haïtienne.

À Port-au-Prince, les affrontements entre groupes armés ont fait 188 morts, une centaine de blessés et près de 17 000 déplacés au début du mois de mai. L’hôpital MSF de Tabarre, spécialisé en traumatologie et dans les soins aux grands brûlés, a vu son taux d’occupation bondir, avec 96 blessés par balle reçus au cours des trois semaines d’affrontements, tandis que les ambulances peinaient à accéder à certains quartiers de la ville pour secourir celles et ceux qui en avaient besoin. 

Cet épisode de violences est devenu caractéristique du quotidien des habitants de la capitale haïtienne qui vivent au jour le jour dans l’enfer des groupes armés. Toujours plus nombreux et lourdement équipés, ces derniers s’affrontent dans une bataille fratricide pour le contrôle des rues et des quartiers de Port-au-Prince. 

À Port-au-Prince, « on existe mais on ne vit pas »
© Illustration d'après une photo de Pierre Fromentin
Recrudescence des kidnappings

L’industrie du kidnapping y fonctionne à plein régime, de même que le prélèvement de taxes sur la plupart des activités génératrices de revenus pour les communautés, qu’il s’agisse des marchés, des églises, des entreprises ou encore des hôpitaux. Durant le premier trimestre de 2022, le centre d’analyse et de recherche en droits de l’Homme (CARDH) a ainsi recensé 225 kidnappings, soit une augmentation de 58,45% par rapport à la même période en 2021. 

Natalie travaille depuis deux ans dans un hôpital MSF de Port-au-Prince. Le trajet en voiture entre son domicile et son lieu de travail, durant lequel tout peut arriver, est une source d’angoisse permanente. « J’ai peur des vols bien sûr, mais beaucoup plus des kidnappings, raconte la jeune femme. À chaque fois que je pars de chez moi, je me prépare physiquement et mentalement. Je me dis que ça peut arriver, je mets des vêtements amples pour être à l’aise si je dois rester plusieurs jours séquestrée au même endroit. Le plus souvent, les femmes se font violer lorsqu’elles sont kidnappées, j’ai aussi peur de ça. » 

À Port-au-Prince, « on existe mais on ne vit pas »
© Illustration d'après une photo de Valerie Baeriswyl
À Port-au-Prince, « on existe mais on ne vit pas »
© Illustration d'après une photo de Valerie Baeriswyl 
À Port-au-Prince, « on existe mais on ne vit pas »
© Illustration d'après une photo de Johan Lolos

Afin de limiter les risques encourus lors des déplacements, les gardes dans les structures de santé de MSF durent désormais 24 heures. « C’est fatigant bien sûr, mais nous prenons moins de risques », explique Natalie. Son constat est partagé par Rosanberg, qui travaille également chez MSF. En avril, cette dernière n’a pas pu se rendre à l’hôpital à plusieurs reprises à cause des combats et des tirs nourris dans les rues. « Je marche pendant 45 minutes lorsque je ne trouve pas de transport pour venir travailler, explique-t-elle. Parfois, ça peut me prendre plus de deux heures à cause des affrontements et des routes bloquées. C’est pareil pour mon aîné, qui n’arrive même pas à se rendre à l’université. » 

Originaire des Gonaïves, cette mère de quatre enfants est la seule à travailler dans la famille. Son salaire suffit à peine à payer les frais scolaires et la nourriture, principalement du riz, quelques fois des pommes de terre, des bananes et des ignames. Le dîner ne fait plus partie du quotidien, tout comme la viande, trop chère. « On existe, mais on ne vit pas parce qu’on est toujours stressé, on est toujours dans la peur. C’est vraiment dur de vivre », continue Rosanberg. La famille a vécu un temps à Cité Soleil, le plus grand bidonville de Port-au-Prince, et a dû fuir pour se réfugier à Croix-des-Bouquets, devenu aujourd’hui le « centre des bandits », comme elle le décrit. 

À Port-au-Prince, « on existe mais on ne vit pas »
© Illustration d'après une photo de Jeanty Junior Augustin
Inflation et pouvoir en déroute

Meurtres, séquestrations, extorsions, abus de la police : ces violences se déroulent sur fond de crise économique et politique profonde en Haïti. Depuis juillet 2018, des manifestations de plus en plus brutales se succèdent dans le pays, notamment liées à une crise du carburant. 

En 2019, au cœur du chaos, l’hôpital MSF de Tabarre rouvre ses portes, améliorant l’accès aux soins des communautés les plus pauvres. Incapables de payer le coût des soins dans des centres de santé qui manquent de personnel médical, elles doivent également faire face aux grèves récurrentes des hôpitaux publics. 

À Port-au-Prince, « on existe mais on ne vit pas »
© Illustration d'après une image de Pierre Fromentin
À Port-au-Prince, « on existe mais on ne vit pas »
© Illustration d'après une photo de Pierre Fromentin
À Port-au-Prince, « on existe mais on ne vit pas »
© Illustration d'après une photo de Spencer Platt

Ugo fait partie de ceux qui se sont fait braquer en se rendant à l’hôpital pour travailler. « Ce ne sont pas des gens riches mais des gens moyens comme moi, des gens qui essaient de vivre et qui se font attaquer. » Un gros calibre pointé sur lui, il a été dépouillé de tout ce qu’il avait. « L’espoir était perdu, se souvient le père de famille. J’ai cru que j’allais mourir, j’avais l’impression d’être leur ennemi. Une fois libéré, je me suis rendu au travail où j’ai pu raconter ce qu’il s’était passé. On voit des choses terribles tous les jours, des personnes tuées, brûlées en pleine rue. »

Pour éviter de traverser Martissant, un quartier dangereux aux mains des groupes armés, il doit désormais partir de chez lui à l’aube et continuer son trajet à pied, à travers la montagne. « C’est plus risqué de partir tôt car il n’y a personne dans les rues et on risque le pire. J’arrive parfois en retard, quelquefois je suis tout simplement bloqué par les tirs. Cela a des impacts économiques et physiques, c’est épuisant. » 

Seul homme à la maison, avec quatre enfants dont le dernier est âgé de deux mois et demi, il fait des allers-retours quotidiens pour être près des siens, au péril de sa vie. 

« C’est comme si on était des civils dans un champ de guerre, personne ne respecte personne. » 

Avec seulement 10 sénateurs en poste, le pouvoir en place doit faire face à une grave crise économique et sociale. Entre novembre 2021 et mars 2022, le prix des transports augmente de 92% et la tendance est la même pour tous les produits de première nécessité, comme l’eau et la nourriture. En mars 2022, l’inflation atteint presque 26% dans le pays. Une augmentation dramatique quand près de 60 % de la population haïtienne tente de survivre dans un dénuement extrême, avec l'équivalent de 2 dollars par jour.

À Port-au-Prince, « on existe mais on ne vit pas »
© Illustration d'après une photo de Johan Lolos
Fuir l’extrême violence

Dans l’entourage d’Ugo comme dans celui de Morjorie, qui fait aussi partie du personnel médical de MSF, nombreux sont ceux qui ont préféré fuir Haïti. Selon l’OCID (Observatoire Citoyen pour l'institutionnalisation de la démocratie en Haïti), plus de 82% des Haïtiens souhaitent aujourd’hui quitter le pays pour se rendre en République dominicaine ou encore aux États-Unis.

« Il n’y a plus de jeunes dans mon quartier », répète Ugo à plusieurs reprises. Morjorie quant à elle se rappelle d’une dame d’une cinquantaine d’années « avec la belle maison et la petite cour à Tabarre » plongée aujourd’hui dans la grande précarité et la détresse aux États-Unis, partie sans papiers, ni argent. 

« Elle a fermé la porte et n’est jamais revenue. »

À Port-au-Prince, « on existe mais on ne vit pas »
© Illustration d'après une photo de Johan Lolos 
À Port-au-Prince, « on existe mais on ne vit pas »
© Illustration d'après une photo de Pierre Fromentin

Morjorie a elle aussi quitté sa maison de Martissant pour déménager à Lalue, dans une zone plus calme et moins exposée à la violence, après le départ du président Jean-Bertrand Aristide en 2004. En 2010, le tremblement de terre détruit sa maison et la petite famille déménage à nouveau du côté de Delmas, toujours dans la capitale haïtienne. « Lorsque je suis arrivée à Port-au-Prince, j’habitais un quartier du côté de Martissant, se souvient-elle. J’ai eu mes deux premiers enfants à Martissant. Avant, c’était différent, vraiment différent. La vie était beaucoup plus facile. »

Ugo et Morjorie partagent le même rêve pour leurs enfants : celui qu’ils finissent leurs études à l’étranger, loin de l’extrême violence et de la pauvreté, en sécurité. « Moi, je veux rester dans mon pays. Je veux rester là parce que j’ai la foi que ça va changer un jour », conclut le père de famille. 

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À Port-au-Prince, « on existe mais on ne vit pas »
© Illustration d'après une photo de Pierre Fromentin

En 2021, les équipes MSF ont réalisé plus de 5 300 opérations chirurgicales et pris en charge 900 personnes sévèrement brûlées dans sept structures médicales à Port-au-Prince, dans le département du Sud et dans l’Artibonite. Plus de 13 000 consultations ont été réalisées en ambulatoire et 23 000 patients ont été pris en charge aux urgences des hôpitaux soutenus par MSF à Port-au-Prince. Dans les Gonaïves et la capitale haïtienne, environ 5 400 consultations concernaient des cas de violences sexuelles.

 

* Les prénoms ont été modifiés

Notes