Depuis le 7 octobre 2023, près de 95 000 personnes ont été blessées à Gaza par les attaques israéliennes, dont plus de 12 000 ont besoin d'une évacuation médicale urgente, selon l'Organisation mondiale de la santé. Seule une infime partie des blessés palestiniens a été autorisée à quitter la bande de Gaza pour se faire soigner dans d'autres pays, au terme d'une procédure longue et obscure. Quelques enfants et adolescents ont notamment réussi à rejoindre la capitale jordanienne où ils ont été pris en charge à l'hôpital de chirurgie reconstructrice de Médecins Sans Frontières (MSF). Ils sont désormais engagés dans un long processus de guérison.
« J’avais entendu dire que, quand on meurt, on peut encore entendre les voix des gens qui nous enterrent, que l’on peut entendre leurs prières et leurs pas lorsqu’ils s’éloignent de notre lieu de repos final. Dans l’ambulance, je pouvais sentir les bosses sur la route mais je ne pouvais pas ouvrir les yeux. J’entendais encore des voix, alors j’avais peur, peur d’être peut-être déjà mort.
Alors que le soleil traverse la petite fenêtre de la chambre stérile de l’hôpital géré par MSF à Amman, en Jordanie, des raies de lumière orange tombent sur le visage de Karam, 17 ans, soulignant les stries de cicatrices blanches sur sa joue gauche. Alors qu’il se lève lentement pour s’asseoir, il utilise sa main droite pour attacher un long morceau de plastique couleur chair sur son bras gauche.
Le 14 février 2024, une frappe aérienne israélienne a détruit la maison de Karam à Gaza, tuant tous les membres de sa famille à l’exception de sa sœur de sept ans, Ghina, et de son père, Ziyad. Karam a été gravement blessé, avec des brûlures sur tout le visage et le corps. Ce jour-là, l’hôpital Al-Aqsa a été submergé de victimes après le bombardement du camp de Nuseirat, dans le centre de Gaza, par les forces israéliennes. Lorsque Karam est arrivé à l’hôpital, l’équipe des urgences a tenté de le réanimer, mais sans succès.
Une heure plus tard, l’oncle de Karam, qui travaillait comme infirmier à l’hôpital Al-Aqsa, est entré aux urgences et s’est rendu compte que son neveu respirait encore. Il a emmené Karam au bloc opératoire, où le personnel de MSF a pratiqué une intervention chirurgicale d’urgence, lui sauvant la vie. Son père, Ziyad, psychologue à l’UNRWA (l’agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens), travaillait dans un centre de réfugiés lorsque la maison de sa famille à Nuseirat a été touchée.
« Quand j’ai appris pour le bombardement, je me suis précipité à Al-Aqsa. Mon voisin m’a dit que Ghina et Karam y avaient été emmenés. Je suis arrivé aux urgences et il y avait des corps partout, sur le sol. J’ai trouvé ma fille, Ghina, qui avait des brûlures au premier degré au visage, aux épaules et au dos.
L’impact de la bombe larguée sur la maison de Ziyad a été si important que les restes de la maison ont été enterrés dans le sol. La bombe a tué 13 membres de sa famille, dont sa femme, son plus jeune fils Mohammed et son fils aîné Tareq.
Après avoir stabilisé Karam, MSF et le personnel du ministère de la Santé de l'hôpital Al-Aqsa ont procédé à six opérations de chirurgie plastique sur le corps gravement brûlé de Karam. Il est resté dans le coma pendant sept jours.
Karam a ensuite été évacué vers l'hôpital flottant émirati d'Al-Arish, en Égypte, avant d'être transporté par avion vers l'hôpital de chirurgie reconstructrice de MSF à Amman, en Jordanie, où il bénéficie actuellement d'une rééducation complète, aux côtés de sa sœur et d'autres patients qui ont été évacués de Gaza pour des raisons médicales.
Le nombre de patients gazaouis bénéficiant d'une rééducation vitale à l'hôpital MSF d'Amman reste extrêmement limité.
« Nous savons, grâce à notre expérience à l’hôpital de chirurgie reconstructrice d’Amman, où nous traitons depuis près de 20 ans des blessés de guerre de la région, que jusqu’à 4 % des personnes blessées par la guerre auront besoin d’une chirurgie reconstructrice. Dans le cas de Gaza, nous parlons de près de 100 000 personnes blessées depuis le 7 octobre. Nous prévoyons donc qu’au moins 4 000 d'entre elles auront besoin d’une chirurgie reconstructrice et d’une rééducation complète.
Selon l’Organisation mondiale de la santé, 41 000 personnes ont été tuées à Gaza depuis le début de la guerre le 7 octobre 2023, et 95 000 personnes ont été blessées, parmi lesquelles 14 000 ont besoin d’une évacuation médicale.
Cependant, le processus qui permet à un patient blessé d’être transféré à l’étranger pour y être soigné est long et compliqué. Les critères d’approbation des demandes par les autorités israéliennes ne sont pas clairs et les patients doivent souvent attendre des mois avant d’obtenir une réponse. Selon l’Organisation mondiale de la santé, près de 60 % des demandes d’évacuation médicale de Gaza sont refusées. Cela inclut les demandes d’évacuation d’enfants blessés et de leurs accompagnants.
« Sur les huit cas pour lesquels nous avons demandé une évacuation médicale en août, seuls trois ont été approuvés avec leurs accompagnants par les autorités israéliennes. Nous allons refaire une demande, mais il est clair à 100 % qu’ils n’approuveront pas tous les patients. Peut-être sont-ils méfiants à l’idée de laisser des adultes quitter la bande de Gaza, mais même ce soupçon ne peut expliquer le refus d’évacuer les enfants.
MSF appelle les autorités israéliennes à assurer l’évacuation médicale des Palestiniens ayant besoin de soins médicaux spécialisés, y compris de leurs accompagnants, et à ce que les autres États reçoivent et facilitent les soins en dehors de Gaza, tout en veillant à pouvoir assurer un retour sûr, volontaire et digne à Gaza.
Deema, 11 ans, et sa famille étaient chez eux dans la ville de Gaza lorsque la maison de leur voisin a été touchée par une frappe aérienne israélienne, le 10 octobre 2023. Deema se trouvait au quatrième étage, tenant son petit neveu dans ses bras, lorsque le bâtiment s’est effondré. Deema est tombée du quatrième étage au rez-de-chaussée.
« Il faisait noir sous les décombres. Je ne pouvais pas ouvrir les yeux et je pouvais à peine respirer. Je n’entendais personne et je ne pouvais pas parler, il y avait de la poussière et des pierres qui couvraient mon visage. J’étais convaincue que j’allais mourir. J’ai réussi à passer ma main sous les décombres et à utiliser un câble pour montrer aux gens que j’étais là. Je me souviens d’avoir entendu des voix, et j’ai senti de l’air sur ma jambe, puis les gens m’ont sortie de là et m’ont emmenée à l’ambulance. Pour l’instant, ils n’ont pas retrouvé le corps de mon neveu.
Soixante-quinze personnes ont été tuées dans l’attaque, dont le frère de Deema, Hamza, âgé de 14 ans. Son frère cadet, Hazem, jouait au football dehors et a également été grièvement blessé lors de l’effondrement du bâtiment. Une fois la poussière retombée et les équipes de secours arrivées sur les lieux, Deema et Hazem ont été transportés d’urgence à l’hôpital Al-Shifa, où ils ont reçu des soins médicaux d’urgence.
En raison des bombardements incessants sur la ville de Gaza, Deema, Hazem et leur mère, Eman, sont restés à l’hôpital Al-Shifa pendant six mois, mangeant, dormant et recevant des soins, avec des milliers d’autres Palestiniens qui s’étaient abrités à l’intérieur de l’hôpital.
Le 18 mars 2024, les forces israéliennes ont encerclé l’hôpital, forçant les milliers de personnes qui s’y trouvaient à fuir. Dans le chaos de l’évacuation, Deema a été séparée de sa mère et de Hazem, qui ont été contraints de se déplacer vers le sud. Entre-temps, Deema a réussi à retrouver son père et s’est réfugiée avec lui à l’école Asma’a de la ville de Gaza, où ils sont restés pendant 45 jours.
« Nous étions dans une salle de classe avec une cinquantaine de familles. Nous n’avions quasiment pas de nourriture ni d’eau, et il n’y avait ni électricité ni gaz, alors nous devions allumer des feux. Mon épaule était cassée, je ne pouvais plus la bouger du tout et je pouvais à peine marcher à ce moment-là.
Début mai, Deema a enfin pu se rendre dans le sud de Gaza, où elle a retrouvé sa mère et Hazem à Rafah. Une semaine plus tard, ils ont été évacués pour raisons médicales, d’abord en Égypte, puis à l’hôpital MSF d’Amman, où Deema et Hazem continuent de bénéficier de chirurgie reconstructrice, de physiothérapie et d’un soutien en santé mentale.
Deema a souffert de fractures au fémur droit et à l’épaule, ainsi que d’une plaie ouverte au front, à la suite de l’attaque. À Amman, elle travaille quotidiennement avec l’équipe de physiothérapie de MSF pour favoriser la guérison de ses os fracturés avant que le fixateur externe de sa jambe ne soit retiré. Avec le temps, elle espère pouvoir retrouver la pleine fonction de ses membres.
« Je ne pouvais pas bouger ni ma cheville ni mon bras à mon arrivée en Jordanie, mais grâce à la chirurgie et à la physiothérapie, je peux à nouveau les bouger tous les deux. Mais il m’est difficile de penser à l’avenir tant qu’il y aura la guerre à Gaza.
Les équipes de spécialistes de la santé mentale de MSF qui soignent les patients à l’hôpital d’Amman ont constaté qu’avant le début de la guerre, les Palestiniens de Gaza souffraient déjà de dépression et de frustration, souvent liées au chômage, à la pauvreté et aux taux élevés d’addiction, ainsi qu’aux amputations et aux handicaps causés par les guerres précédentes. Cependant, depuis le 7 octobre, la santé mentale des Gazaouis s’est considérablement détériorée.
« De nombreux patients qui arrivent de Gaza à l’hôpital d’Amman souffrent non seulement de troubles de stress post-traumatique, mais aussi du syndrome de stress aigu. Cela signifie que les patients font généralement beaucoup de cauchemars et ont des flashbacks. Ils sont d’une humeur maussade, font des insomnies et sont dans un évitement de tout souvenir.
De nombreux Palestiniens de Gaza ont été témoins de la destruction de leurs maisons et du massacre de leurs familles, et beaucoup ont subi des blessures qui ont bouleversé leur vie. La plupart d’entre eux doivent également faire face à la perte de membres de leur famille ou de leurs amis, de façon régulière.
« Ce n’est pas un traumatisme classique. C’est une catastrophe énorme et éprouvante, et psychologiquement, leur esprit est incapable de supporter tout ce stress.
L’équipe de santé mentale de l’hôpital MSF d’Amman propose aux patients qui ont subi un traumatisme aigu une thérapie complète. Les enfants bénéficient d’un soutien psychologique individuel, ainsi que d’activités éducatives et d’ergothérapie, pour les aider à se sentir plus autonomes. Les cas les plus graves sont adressés au Dr Al Salem, qui peut apporter un soutien psychiatrique et prescrire des médicaments.
« Les adolescents sont particulièrement vulnérables au stress aigu et aux blessures qui bouleversent leur vie. Ils peuvent souffrir d’une véritable dépression car ils commencent tout juste à former leur personnalité et leur identité. Ils commencent à comprendre leur place dans le monde et se demandent : "Serai-je productif un jour, serai-je attirant, pourrai-je gagner de l’argent ?"
Selon le Dr Al Salem, les patients adolescents qui ont subi des blessures profondes auront besoin d’une psychothérapie à long terme, car ils auront non seulement besoin de soutien pour faire face aux souvenirs douloureux et aux traumatismes mentaux, mais ils auront également besoin d’aide pour reconstruire leur estime de soi et apprendre à vivre avec un handicap.
Pour les jeunes patients palestiniens de l’hôpital MSF d’Amman, l’avenir reste sombre et incertain. Il n’y a toujours aucun endroit sûr à Gaza, et même s’ils pourront éventuellement y retourner physiquement à un moment donné, les perspectives sont obscures. Tous ont perdu des membres de leur famille, ainsi que leur maison et leur école.
Deema veut retourner à l’école et voir sa famille, mais pas avant la fin de la guerre et la reconstruction de Gaza.
« J’aimerais simplement pouvoir retourner à l’école et terminer mes études, puis devenir ingénieure. J’aimerais que Gaza redevienne comme avant. Nous ne voulons pas être déplacés ou chassés, nous voulons simplement revenir à notre vie d’avant la guerre.
Cinq mois après l’attaque contre sa maison, Karam marche à nouveau, il peut bouger son bras gauche et son œil gauche se rouvre lentement – une guérison presque miraculeuse si l’on considère qu’il était initialement considéré comme mort par le personnel médical de l’hôpital Al-Aqsa.
Aujourd’hui, Karam sourit en lâchant ses béquilles dans le service de physiothérapie et en saisissant les barres stabilisatrices parallèles pour faire quelques pas en avant. Avant la guerre, il voulait devenir dentiste, comme son frère aîné Tareq, mais, depuis qu’il a été blessé, il n’est pas sûr que ce soit possible.
« J’y vais étape par étape. Si la guerre se termine, si Dieu le veut, nous retournerons à Gaza. C’est mon pays, c’est là que j’ai passé toute ma vie. Mes amis sont là-bas. Mais pour l’instant, je suis ici et je veux aller mieux. Un pas à la fois.