En 2014, MSF ouvre un service de soins obstétricaux et néonatals d’urgence à Dasht-e-Barchi. C’est le seul service de ce type pour les habitants de ce quartier du sud-ouest de Kaboul, la capitale afghane.
Le 12 mai 2020, des hommes armés attaquent la maternité avec pour seul objectif de tuer des mères. Le bilan est dramatique : 24 personnes dont 15 femmes et une sage-femme décèdent sous les balles ce jour-là. 20 autres personnes sont blessées.
En décembre dernier, la photographe Sandra Calligaro s’est rendue à la maternité de Dasht-e-Barchi, quelques semaines avant cet événement tragique. Elle raconte sa rencontre avec quelques-unes de ces femmes, pour qui la maternité représentait sécurité et réconfort. Portraits croisés.
Le ciel est bas sur Dasht-e Barchi, banlieue de l’ouest de Kaboul, la capitale afghane. Depuis le rond-point Mazari, qui en délimite l’entrée et tout le long de la route principale qui traverse le district, les étals des marchands ambulants se succèdent et se ressemblent. La densité de population est forte. Hommes et femmes se faufilent au milieu des voitures, descendent ou grimpent dans les bus et taxis collectifs, s’arrêtent faire leurs emplettes, marchandent, puis repartent.
Les habitants de Dasht-e Barchi sont principalement hazâra, une ethnie de confession chiite. En quelques années, le quartier est quasiment devenu une ville à part entière. Sa population avoisine aujourd’hui 1,2 millions de personnes. Les femmes, couvertes de tchadris, ce long voile noir porté par les chiites en Afghanistan, se mélangent à celles, plus jeunes, dont les foulards colorés dénotent dans la grisaille de l’hiver.
C’est au milieu de la frénésie de ce marché à ciel ouvert et s’étendant sur plusieurs kilomètres, que se trouve l’entrée de l’hôpital public des « 100 lits », dans lequel MSF gère la maternité.
De discrets panneaux indiquent les différents secteurs. Pour entrer dans l’hôpital, il faut franchir un sas de sécurité. Les sacs sont scannés, les personnes fouillées. A Kaboul, qui vit au rythme des attentats, on ne rentre nulle part sans se plier au protocole de vérification, pas même dans un hôpital.
Dans le quartier de Dasht-e-Barchi – longtemps épargné par les attentats visant les quartiers diplomatiques et les institutions militaires, revendiqués par les talibans – les habitants vivent depuis quelques années sous la menace de l’Etat Islamique.
En Afghanistan, les hommes et les femmes sont tenus d’observer une certaine distance dans la sphère publique. Chaque service de l’hôpital est donc scindé en deux : la partie réservée aux hommes d’un côté, celle réservée aux femmes et aux enfants de l’autre.
Au bout de l’allée principale, dans la salle d’attente jouxtant la maternité, une dizaine d’hommes égraine leurs chapelets, pour passer le temps. Les futurs pères ne sont pas autorisés à y entrer comme dans tout secteur dédié aux femmes : ils ne verront leurs enfants qu’une fois leurs compagnes sorties.
Parmi eux, Mohamad Jawad, un jeune homme de 25 ans. Il est impatient qu’on vienne lui annoncer la bonne nouvelle. Marzia, sa femme, est en salle de travail depuis la veille au soir. Il est nerveux, essaie de ne pas trop s’inquiéter, c’est son « premier ».
Salle d’observation post-partum, en décembre 2019 (à gauche) et le 13 mai 2020 (à droite – photo MSF), au lendemain de l’attaque qui a fait 24 victimes parmi les patientes, les nouveaux-nés et le personnel soignant.
La maternité compte 55 lits – 30 pour les accouchements classiques, 25 pour l’unité de néonatalogie (bébés en couveuse et césariennes) – pour une centaine de personnels soignants. Chaque mois, 1 300 femmes en moyenne y donnent naissance.
En milieu de matinée, l’ambiance est paisible. La plupart des admissions se font dans la soirée. Et en l’absence de complications, les patientes repartent chez elles 6 heures après avoir accouché – c’est la norme en Afghanistan.
Après le pic nocturne, chacun s’affaire calmement : les aides-soignantes changent les draps des lits, désinfectent les sols ; les sages-femmes aident certaines mamans à donner leurs premières tétées, ou donnent à d’autres les derniers conseils avant la sortie. Les infirmières et docteurs visitent celles qui restent en observation, vérifient les paramètres vitaux.
On croise les rares hommes autorisés à entrer : si les visiteurs masculins sont interdits au sein de la maternité, les hommes sont néanmoins autorisés à côtoyer les femmes dans l’exercice de leur fonction.
Quelques heures plus tard, Marzia, la femme de Mohamad Jawad, sort de la salle d’accouchement. Le travail aura duré plus de dix-neuf heures ; elle est gardée pour l’instant en observation car Fayaz, son fils, peine à s’alimenter et éprouve des difficultés à respirer.
Sur le lit voisin, Zakia se repose. Elle aussi reste en observation. Elle a accouché de jumeaux, Abbas et Qasim, nés à 20 minutes d’intervalle. Abbas, le plus petit, est en hypoglycémie. Il a été placé en couveuse.
A 32 ans, Zakia a déjà 4 enfants et se considère chanceuse : ses accouchements ont tous été « rapides et faciles ». Pour les jumeaux, elle a été conduite en salle d’accouchement, à peine franchie la porte de la maternité. « Pour mon précédent accouchement, le travail avait déjà commencé avant même de pouvoir trouver un taxi. J’ai dû accoucher à la maison. »
Sakina, sa mère, est à ses côtés à la maternité. Elle l’accompagne, et passera quelques jours chez elle pour l’aider à s’occuper des jumeaux et des autres enfants. Un rôle pour lequel elle est rodée : Sakina est déjà grand-mère… 18 fois. « Et tous mes enfants ne sont pas encore mariés », annonce-t-elle avec fierté.
Zakia et sa famille viennent de Ghazni, une région pachtoune au sud de Kaboul où les hazâras sont minoritaires. Il y a 10 ans, ils ont préféré partir de peur que les talibans recrutent les hommes de la famille, sans travail fixe. Arrivés à Kaboul, comme beaucoup de familles hazâras venant de la province, ils se sont installés à Dasht-e-Barchi, zone excentrée et très bon marché à l’époque. Découvrez l'histoire de cette photo dans l'épisode du podcast Contrechamps qui lui est dédié.
Podcast Contrechamps, épisode 5
Les maisons de Dasht-e-Barchi sont simples et discrètes, traditionnellement construites en pisé. Dans la petite pièce où elle vit avec son mari, Hosnia, 23 ans, tient fièrement sa première fille Illina. A ses côtés, les femmes de la maison s’extasient devant le nouveau-né.
Hosnia a accouché il y a deux mois. Elle est originaire de Behsud, un district hazâra de la province du Wardak, une région pauvre qui se dépeuple au fil des années. Elle et sa famille ont migré dans la capitale afghane dans l’espoir d’y trouver des opportunités de travail. Rahmat Ullah, son mari, passe ses journées dehors, à prospecter. Il est ce qu’on appelle en Afghanistan daily worker, un journalier et ne travaille pas régulièrement. Le mois dernier, il n’a réussi à être embauché que deux jours seulement. Le couple se débrouille comme il peut : ils ont des dettes à l’épicerie et auprès des voisins. Ils doivent en tout plus de 100 000 afghanis (1 170 euros).
« Être admise à la maternité MSF a été un réel soulagement pour moi. Le service dans les hôpitaux publics en Afghanistan est de piètre qualité, et je n’avais pas les moyens d’aller dans une clinique privée – un accouchement peut coûter entre 10 000 et 20 000 afghanis à Kaboul (115 à 240 euros en moyenne). Je savais que dans cette maternité, j’aurai des soins de qualité. »
Malgré la présence de sa belle-mère, Hosnia redoutait la douleur du travail préparatoire. « J’ai entendu dire que c’était très difficile à supporter. » Arrivée à la porte de la maternité à 18h30, Illina est née à 21h15 et la famille a pu rentrer chez elle dans la nuit, vers 3 heures du matin. « Ce n’était pas si terrible finalement. J’ai eu mal, oui, mais je ne m’en souviens déjà plus », confie-t-elle à sa belle-mère.
Après 36 heures passées à la maternité, Marzia et Mohamad Jawad sont finalement autorisés à rentrer chez eux. Le couple habite avec les parents du mari.
Mohamad Jawad souhaitait suivre des études de médecine à l’université mais, issu d’une famille modeste, n’avait pas l’argent nécessaire. Il s’est donc engagé dans l’armée où il a pu être formé. Il est maintenant assistant chirurgien sur une base militaire dans le Helmand, à 600 km au sud de Kaboul. Son salaire est de 25 000 afghanis par mois (environ 300 euros), deux fois plus que celui d’un simple fonctionnaire.
En contrepartie, Mohamad Jawad n’est pas souvent chez lui : il n’a des permissions que tous les deux à trois mois. Il a réussi à rentrer pour la naissance de son fils et repart dans une dizaine de jours. « Je suis rassuré que ma famille veille sur Marzia en mon absence, mais j’aimerais travailler moins loin pour être davantage présent, maintenant que Fayaz est là. » Mohamad Jawad espère être affecté à Kaboul, ou idéalement trouver un poste dans un établissement privé. Ce qui ne semble pas évident avec un diplôme militaire.
Avant d’être de nouveau appelé, Mohamad Jawad profite de ces quelques instants en famille. Fayaz est son premier enfant, il est heureux, le sourire ne le quitte pas. Lui en voudrait au moins trois ou quatre. Marzia, encore éprouvée par son long accouchement, répond timidement que deux serait déjà bien.