Depuis plus de trente ans, le long du littoral nord de la France, des milliers de migrants, réfugiés et demandeurs d’asile cherchent à rejoindre le Royaume-Uni. Originaires majoritairement du Soudan, de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak, d’Iran ou encore d’Érythrée, ils sont entre 1000 et 1200 à vivre à Calais et dans les environs, dans des camps insalubres pendant un hiver particulièrement rigoureux. Depuis avril 2023, MSF intervient auprès de ces exilés en transit à Calais, dont la santé physique et mentale ne cesse de se dégrader à cause de la politique de non-accueil menée par la France et le Royaume-Uni.
Emmitouflés dans des parkas râpées de seconde main, les vêtements souillés de boue et imprégnés d’humidité, de fumée des feux de bois et de l'odeur des déchets brûlés pour se réchauffer, les exilés supportent ici les aléas de la météo calaisienne. Ils sont de très nombreux Soudanais, Afghans et Érythréens ayant fui la guerre ou l’oppression des dictatures. Quand le brouillard se lève, depuis le littoral on aperçoit les côtes britanniques.
« Quand il arrêtera de pleuvoir, on partira », déclare Mohammad, un jeune afghan de 17 ans. Il est à Calais depuis plusieurs mois seul, sans parents pour l’accompagner. Il a fui l’Afghanistan et le régime des talibans et veut rejoindre le Royaume-Uni où se trouvent des membres de sa famille.
« Certains jours, s’il pleut trop, on reste dans la tente parce que c’est trop difficile de sortir du campement avec la boue et les flaques d’eau partout. Et quand il fait trop froid, on ne bouge même pas pour aller aux distributions alimentaires », continue l’adolescent.
Violences policières à répétition
Depuis le démantèlement en 2016 de la « grande Jungle » de Calais, un gigantesque bidonville dans lequel ont transité jusqu’à 9 000 migrants et réfugiés en chemin vers le Royaume-Uni, des dizaines de petits campements éphémères ont surgi çà et là en périphérie de la ville, entre des bretelles d’autoroute, des zones industrielles, dans des bâtiments désaffectés.
Le modèle reste identique : des petites tentes deux places, certaines recouvertes de bâches bleues qui s’agglutinent autour d’un feu de bois. Quelques-unes sont rehaussées sur des palettes de chantier récupérées en guise de plancher sommaire. Elles leur évitent de baigner dans les flaques d’eau, la boue et les détritus qui jonchent les alentours. Pas d’eau courante, pas de douches, ni de toilettes. Les conditions de vie sont extrêmement précaires.
Cet hiver, les associations estiment qu’entre 1 000 et 1 200 personnes vivent ainsi à Calais et dans les environs. Ces campements ont à peine le temps de voir le jour qu’ils sont déjà évacués et démantelés par les forces de l’ordre. C’est la politique sécuritaire dite « zéro point de fixation », mise en œuvre par les autorités françaises depuis 2016, qui consiste à empêcher l’installation de camps fixes à Calais. Toutes les deux semaines en moyenne, la police procède à des évacuations violentes, elle disperse les exilés, confisque leurs tentes, leurs couvertures, leurs effets personnels.
« La police est venue à quatre heures du matin. Des personnes ont été forcées de monter dans les bus. Nous ne savons toujours pas où ils les ont emmenées, explique un jeune mineur soudanais, les traits tirés. Moi, je ne suis pas monté dans le bus, je me suis échappé, je ne voulais pas y aller ». Il n’a pas beaucoup dormi, désemparé, il ne sait pas où il va pouvoir s’abriter ce soir. « Je n’ai plus de tente et il fait très froid, déplore-t-il. Je ne comprends pas pourquoi la police fait ça ».
L’expulsion dont il parle s’est déroulée le 30 novembre dernier dans le campement de la Turquerie à Calais. Ce matin-là, à l’aube, plus de 600 personnes, dont des mineurs non accompagnés, ont été réveillées et délogées de leur lieu de vie par les forces de l’ordre. Un scénario qui fait désormais partie du quotidien des exilés.
Présentées comme des « mises à l’abri » par les services de l’État, les exilés, eux, les perçoivent comme des déportations forcées. Après ces évacuations, des bus conduisent les personnes vers des centres d’accueil très éloignés du littoral, parfois dans d’autres régions. Quelques jours ou quelques semaines plus tard, elles finissent par revenir, dans l’espoir de tenter la traversée vers l’Angleterre.
« Les exilés sont fatigués, physiquement et moralement par les démantèlements des camps de fortune pratiqués par les autorités », relève Palmyre Kühl, infirmière de l’équipe de MSF. Pour empêcher la réinstallation des exilés, les autorités positionnent parfois d’immenses blocs de pierre sur les lieux de vie. Après l’opération de démantèlement du 30 novembre, une tranchée a même été creusée, empêchant le passage des véhicules des associations, dont celui de MSF, qui installait auparavant une clinique mobile chaque semaine à proximité d’un camp informel.
En décembre 2023, l’équipe de MSF a dispensé 189 consultations médicales lors de ses activités de clinique mobile à Calais. « Les pathologies rencontrées sont principalement liées aux conditions de vie précaires, ce sont des personnes épuisées physiquement et moralement », détaille l’infirmière.
Une traversée à haut risque
Cette politique migratoire de « non-accueil » remonte à 2003, lorsque la France et le Royaume-Uni ont signé le Traité du Touquet.
Au fil des années, les autorités françaises et britanniques, soutenues par l’Union européenne, ont hérissé la ville de fils barbelés, l’ont truffée de caméras et bardée de technologies de surveillance de dernière génération. Le dispositif est renforcé par une surveillance aérienne assurée par l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, Frontex. Mais rien de cela ne parvient à éloigner, ni à décourager les milliers de personnes qui tentent de rallier le Royaume-Uni.
« Sous prétexte de lutter contre le trafic d’êtres humains et les réseaux de passeurs, ces politiques n’ont fait que favoriser leur développement et multiplier la prise de risque en amplifiant la souffrance de celles et ceux qui tentent de rallier les côtes anglaises au péril de leur vie, explique Michaël Neuman, chef de Mission MSF en France. Parce qu’elles n’ont pas de possibilité d’emprunter des voies sûres et légales en prenant le ferry ou le train, des milliers de personnes déterminées à se rendre au Royaume-Uni pour obtenir une protection, rejoindre leur famille ou demander l’asile, n’ont pas d’autre choix que de monter à bord d’embarcations de fortune ou de se cacher dans des camions, pour traverser la Manche ».
En 2023, près de 30 000 personnes ont traversé la Manche à bord d’embarcations de fortune, selon le ministère de l’Intérieur britannique. En 2022, année record, elles étaient 45 000 personnes à avoir débarqué sur les côtes britanniques.
Le 13 janvier dernier, cinq Syriens ont trouvé la mort dans un naufrage tragique à Wimereux, au sud de Calais, en tentant d’embarquer sur un canot pneumatique. « Cette nuit-là, j’avais de nouveau tenté la traversée, raconte Mohammad, le jeune afghan de 17 ans. L’eau m’arrivait à la poitrine, avec les autres passagers, on essayait de faire démarrer le moteur de notre canot. C’est là que j’ai vu les hélicoptères passer au-dessus de nos têtes. J’ai compris qu'il y avait un problème. » Le canot de Mohammad ne parviendra pas non plus à prendre la mer.
« J’ai vu de mes yeux plusieurs corps allongés sur le sable, il y avait des draps posés sur eux, poursuit Mohammad. Une autre personne était allongée et quelqu’un lui pratiquait un massage cardiaque. J’ai bien vu son visage, il avait la bouche ouverte. Et dire que cela aurait pu être moi. ». Selon un décompte réalisé par l’Observatoire des migrants morts à Calais, au moins 369 personnes sont décédées sur cette frontière du nord de la France depuis 1999.
« En hiver, avec une eau à huit degrés et de forts vents qui balayent la côte, les risques de naufrage, de noyade et d’hypothermie augmentent fortement. Pour autant, à la frontière franco-britannique, l’approche sécuritaire continue de prévaloir », déplore Ali Besnaci, chef de projet MSF à Calais.
Si le nombre de traversées à bord des small boats a explosé à Calais, c’est en grande partie à la suite du verrouillage croissant du port de Calais côté français et du tunnel sous la Manche. Les passages par camion sont devenus plus compliqués, sans pour autant que cette option n’ait totalement été délaissée par les exilés. Notamment pour ceux, désargentés, n’ayant pas la possibilité de rassembler les sommes exigées par les passeurs pour la traversée en bateau.
Là encore, le renforcement des dispositifs de surveillance, barbelés, caméras thermiques, capteurs de CO2, détecteurs de battements de cœur n’a fait que pousser les migrants les plus déterminés à prendre toujours plus de risques.
« Je m’étais caché sous les essieux d'un camion frigorifique, mais j’ai compris que le camion ne se rendait pas au Royaume-Uni », raconte Souleyman*, un jeune soudanais de 14 ans pris en charge au centre d’accueil de jour pour mineurs non accompagnés de MSF, à Calais. Quand le camion s'est arrêté, le jeune homme a identifié un autre camion immatriculé au Royaume-Uni, déchiré une partie de la bâche et s’est glissé à l'intérieur.
Le camion est finalement arrivé à Bruxelles. Souleyman est alors revenu dans le nord de la France, à Calais. Fatigué, perdu et déstabilisé, il profite d’un moment de répit au centre d’accueil de jour de MSF à Calais. « Souleyman explique que pour lui, se cacher ou sauter sur les camions en marche, c’est devenu une routine. Nous essayons de lui faire prendre conscience du danger. Mais il nous dit que dans ces moments-là, il est trop concentré à réussir à rejoindre le Royaume-Uni », raconte Margaux Caron, l’éducatrice spécialisée du centre de MSF.
Les violences, les naufrages, les tentatives de traversées ratées, les accidents de la route, les échecs successifs, sont des événements traumatiques qui s’ajoutent aux épreuves traversées au fil des parcours migratoires de chacun de ces exilés.
En voyant les corps des jeunes syriens gisant sur le sable à Wimereux, Mohammad, le jeune afghan, s’est inquiété pour les familles des victimes. « Je pense aux proches de ces personnes, qui attendaient impatiemment des nouvelles, qu'ils ne recevront jamais ».
À la frontière franco-britannique, les exilés vivent dans un climat constant d’insécurité. Le 25 janvier, au petit-déjeuner distribué par l’association Salam, un groupe de jeunes s’anime après avoir avalé une tasse de thé chaud. « La police a percé notre bateau, ils nous ont lancé du gaz pour nous disperser. Un de nos amis a été blessé à la main par un tir de Flash-Ball », raconte l’un d’entre eux.
Des mineurs abandonnés
Dans la file d’attente de la clinique mobile de MSF, un autre jeune homme raconte avoir été touché par des tirs de Flash-Ball au niveau du bras et de sa jambe droite. « Le jeune ne réussit pas à s’expliquer pourquoi on lui a tiré dessus, rapporte Palmyre Kühl. Nous avons fait en sorte de lui trouver un hébergement où il pourra récupérer des forces et éviter les infections, qui seraient inévitables dans les conditions dans lesquelles les exilés vivent dans les campements à Calais. ».
Après un parcours migratoire ponctué de violences, Mohammad continue de subir, à Calais, des violences physiques et verbales notamment de la part du réseau de passeurs. « On est obligé de participer au gonflage du bateau pendant souvent plusieurs heures, puis il faut le porter jusqu'à la mer, c'est loin, il y a des dunes, le sable dans lequel on s'enfonce. Si tu n’aides pas, tu peux avoir des problèmes avec les passeurs qui se fâchent et t'insultent ». Mohammad s’est fracturé un bras et avec son plâtre, il est autorisé à ne pas gonfler le bateau, mais pour le reste, il doit participer et porte les bateaux sur ses épaules à chaque tentative.
Au cours de leurs neuf mois d’intervention, d’avril à décembre 2023, les équipes de MSF dédiées à la prise en charge des mineurs non accompagnés ont dispensé 310 consultations médicales. Près d'un quart des jeunes rencontrés ont évoqué des violences physiques subies sur la route de l’exil ou à Calais.
Les jeunes soudanais reçus en consultations mentionnent souvent, lors de leur passage en Libye, des actes de torture et de l’emprisonnement. Les jeunes afghans évoquent quant à eux les violences subies dans leur pays d’origine et celles des autorités à la frontière entre la Serbie et la Bosnie.
« Comment est-ce possible que des jeunes, certains sont encore des enfants, qui ont traversé autant d’épreuves, se retrouvent seuls, dans la boue, dans le froid, à Calais ? » s’indigne Ali Besnaci, coordinateur du projet MSF.
Depuis l’ouverture du centre d’accueil de jour pour mineurs non accompagnés en juillet 2023, l’équipe pluridisciplinaire de MSF, composée d’une psychologue, d'une infirmière, d'une travailleuse sociale et de deux médiateurs interculturels a suivi 231 jeunes, originaires principalement du Soudan et d’Afghanistan, qui ont fui leur pays à cause des guerres et de l’insécurité. « On constate que lorsqu'un jeune souhaite être mis à l'abri, il arrive trop fréquemment qu'il essuie un refus », décrit le coordinateur de MSF. En dépit des efforts entrepris auprès des autorités locales pour relayer la demande de protection et de mise à l’abri de ces adolescents par les services de la protection de l’enfance, MSF a recensé 103 refus de mise à l’abri.
« L’État manque à son devoir de protection. Sans mise à l’abri, les jeunes se retrouvent en proie aux intempéries, aux violences, aux réseaux criminels. C’est inacceptable », conclut Ali Besnaci. Afin de pallier ces défaillances, MSF a mis à disposition vingt places d’hébergement d’urgence pour les mineurs non accompagnés et les familles, jusqu’à la fin du mois de mars.