Les récentes politiques migratoires imposées par les États-Unis et le Mexique prennent au piège des milliers de Centraméricains fuyant les violences dans leurs pays et les forcent à survivre dans des conditions de plus en plus précaires et dangereuses, souvent au péril de leurs vies. Sur la plus importante route migratoire au monde, les équipes MSF soignent des dizaines de milliers de migrants et de réfugiés tout au long de leur périple.
Fuir la violence
Zones de guerre
Environ 500 000 personnes entrent au Mexique chaque année. La majorité d’entre elles fuient le Salvador, le Honduras et le Guatemala, une zone plus connue sous le nom de Triangle du Nord, l’une des régions les plus violentes au monde.
Les degrés de violence dans le Triangle du Nord sont comparables à ceux des zones de guerre où MSF travaille depuis des décennies et constituent le facteur majeur de migration vers le nord du Mexique, pour rejoindre les États-Unis. Les citoyens y sont assassinés en toute impunité, les enlèvements et les extorsions sont monnaie courante.
Vers 18h, six hommes masqués – des membres de gangs – ont encerclé notre maison et nous ont braqués. Ils avaient déjà menacé mon mari sans aucune raison. Ils sont entrés de force. Mon mari a essayé de s’échapper par la porte arrière mais il a été blessé par une balle. Ils nous ont attachés et frappés, mes enfants et moi, jusqu’à ce que mon mari meure. Huit jours plus tard, ils nous ont menacés et nous ont dit de quitter la maison où nous vivions depuis cinquante ans. Sinon ils nous tueraient tous.
Sous l’emprise des maras
Les organisations criminelles et les gangs contribuent à l’insécurité et maintiennent un contrôle solide dans de larges zones du Honduras, du Salvador et du Guatemala. Ces gangs, appelés localement maras, y créent des frontières factices et changeantes, restreignant les mouvements de la population et leur accès aux services de base.
Nous voulions orienter une patiente enceinte vers un hôpital mais elle et son partenaire avaient peur d’y aller. Les principaux hôpitaux de référence sont situés dans des zones dominées par des gangs rivaux. « Ils pourraient nous tuer si nous y allons », m’a-t-elle dit.
Plus de la moitié des personnes interrogées par les équipes MSF (52,3%) ont déjà tenté de fuir leur pays au moins une fois auparavant. La pauvreté et la violence dans ces zones, abandonnées par l’Etat, sont inextricablement liées à un manque de services publics. Une grande partie de la population y vit dans la peur, sous le régime de terreur des gangs.
Le niveau de violence endémique dans de nombreuses communautés expose les enfants et les adolescents à des spirales d’agressions et de meurtres, ce qui peut les conduire à reproduire des formes similaires de comportement hostile dès le plus jeune âge. Parfois, la rupture sociale et familiale les amène à considérer les gangs comme la seule solution.
Je viens de Tegucigalpa, au Honduras. Il n’y a pas beaucoup d’opportunités là-bas si vous ne faites pas partie d’un gang, et je ne veux pas entrer dans ce monde. Si vous rejoignez les gangs, vous ne pouvez plus en sortir : ils ont tué mon père quand j’avais 7 ans, mon oncle quand j’avais 6 ans et mon cousin quand j’avais 5 ans. Les gens connaissent à peine leur famille à cause de ça.
Je suis partie à cause des menaces des gangs, parce que je n’étais pas en mesure de payer l’impôt de guerre. L’un d’entre eux voulait avoir une relation avec moi, mais j’ai refusé. Après ça, je ne me suis plus sentie en sécurité, parce que les maras vous harcèlent. Selon les revenus que vous gagnez, ils viennent vous voir toutes les semaines, tous les quinze jours, tous les mois. Si vous gagnez 3 000 lempiras [110 euros] en deux semaines, vous n’en touchez que 600 [22 euros], le reste est pour eux.
Le poids des maux
Entre 2016 et le premier semestre de 2019, les équipes MSF ont dispensé plus de 10 309 consultations de santé mentale à 4 942 patients victimes de violences, et notamment de violences sexuelles. Les principaux diagnostics concernaient des syndromes de stress post-traumatique et des cas de dépression pour la moitié d’entre eux.
Au Salvador, elles ont aidé plus de 1 500 patients en 2019 dans le cadre des programmes de santé mentale, dont 57 % avaient été exposés à la violence.
Nous avons observé plusieurs cas de viol sur des adolescentes de la part de membres de gangs. Les victimes nous disent qu’elles sont incapables de dormir. Certaines parviennent à s’échapper avec leur famille, mais il arrive que les gangs les retrouvent et les menacent.
Les victimes de violence sont aussi prises en charge depuis cinq ans à Tegucigalpa, au Honduras. Plus de 2 700 personnes agressées sexuellement, dont 60 % de moins de 18 ans, y ont été soignées et accompagnées.
Les données médicales recueillies par MSF indiquent également des niveaux de violence élevés le long de la route migratoire, une fois le pays d’origine quitté. En cause, les réseaux criminels – notamment en lien avec les cartels de la drogue – mais aussi les autorités mexicaines et américaines.
Le Mexique, passage à tabac
Durant leur transit au Mexique, 57,3 % des personnes interrogées par les équipes MSF ont été exposées à des formes de violence, y compris des cas d’agressions, de vols, d’extorsions, d’agressions sexuelles, de détention et de torture.
Entre 2015 et fin 2019, plus de 42 000 consultations médicales et plus de 11 000 consultations en santé mentale ont été dispensées par nos équipes à la population migrante.
La violence dans le pays a atteint des niveaux sans précédent, avec plus de 250 000 personnes tuées depuis 2006 et environ 61 000 personnes disparues, selon des estimations datant de janvier 2020. La pression sur la population migrante s’est accentuée dans le pays depuis la mise en œuvre du Plan Frontalier Sud en 2014, avec des contrôles accrus de la part des autorités mexicaines.
Je n’avais pas d’autre choix que de partir et marcher. Nous sommes arrivés à La Venta au Mexique, et là, la police nous a tabassés. Une organisation de défense des droits humains a pris des photos de mes blessures au dos. Nous avons traversé des montagnes et beaucoup d’endroits dangereux. Nous avons sauté dans des trains en marche, pris le risque d’être enlevés. Nous n’avons pas d’autre choix, nous devons migrer pour vivre un peu mieux.
De la frontière Sud…
Les agressions sexuelles sont récurrentes et ont été spécifiquement signalées par nos patients dans le sud du Mexique, dans les états du Chiapas et de Tabasco, où ils ont l’habitude de se déplacer à pied pour éviter les contrôles aux frontières.
En 2018, 172 victimes de violences sexuelles ont été prises en charge par MSF, dont 21,2 % d’enfants. Au cours des neuf premiers mois de 2019, le nombre de cas de violences sexuelles traités au Mexique par nos équipes a plus que doublé, soit une augmentation de 134 % par rapport à la même période l’an dernier.
Quand nous sommes arrivés à El Ceibo au Mexique, trois hommes nous ont coincés et nous ont tout volé. Tous ceux qui étaient avec nous ont été soumis au même traitement. Puis ils m’ont séparée du groupe et m’ont dépouillée devant mon mari et mon fils. Les trois hommes ont abusé de moi, ils se moquaient que mon fils soit là (…) Je ne m’attendais pas à ce que cela m’arrive. Si j’avais su, je ne serais jamais venue. Mais nous n’avions rien à manger là-bas. Je n’arrive plus à dormir, je ne veux plus rester au Mexique. J’ai peur que cela m’arrive à nouveau. Les hommes et les femmes sont en danger ici, beaucoup meurent.
Ces dernières années, nos équipes ont visité de nombreux centres de détention mexicains pour migrants où la surpopulation, l’insuffisance de soins médicaux et le manque de ressources sont devenus la norme.
Au cours de ces visites, les équipes ont traité des personnes atteintes de maladies infectieuses et de diarrhée, ainsi que des victimes de violences, dont certaines nécessitaient une aide psychologique.
Dès notre arrivée au centre de détention pour migrants, j’ai réalisé que c’était une prison. Ils nous jettent tous ensemble dans des pièces si petites que nous ne pouvons même pas marcher. Tout est sale. J’ai passé trois jours sans aller aux toilettes car elles débordent. Quand je demande de l’eau pour mes filles, on me reproche de les avoir amenées avec moi. Ils ne savent pas que je devais le faire pour leur sauver la vie.
Dans des témoignages recueillis en octobre 2019 par MSF, les patients ont également évoqué des enlèvements, des traitements cruels comme des actes de torture et des agressions sexuelles à des fins d’extorsion, auxquels ces derniers sont exposés dès qu’ils franchissent la frontière entre le Guatemala et le Mexique.
Les séquelles restent toute la vie. Nous les aidons à vivre sans trop de douleurs, à apprendre à vivre avec leurs cauchemars et à se connecter avec leurs souvenirs malgré les symptômes qui peuvent être encore présents. La plupart s’accrochent et essaient de rebondir. Ils ne connaissent personne au Mexique.
… à la frontière Nord : un combat permanent
Ces violences sont aussi quotidiennes dans le nord du Mexique, à la frontière avec les États-Unis. À Nuevo Laredo, 8 personnes sur 10 (79,6 %) traitées par MSF au cours des neuf premiers mois de 2019 ont déclaré avoir été victimes de violences. 43,7 % des patients ont expliqué avoir été agressés au cours des sept jours précédant leur consultation.
La stratégie des réseaux criminels à la frontière Nord du Mexique est rodée. Les descriptions des patients interrogés sont similaires : ils racontent avoir été enlevés à la gare routière, puis ils sont enfermés et frappés afin d’obtenir les numéros de téléphone de proches déjà installés aux États-Unis, qui pourront payer une rançon.
Quand nous sommes descendus du bus, des hommes nous ont attrapés mon frère et moi, d’autres en ont profité pour enlever notre sœur. Après quelques heures, ils nous ont relâchés avec mon frère, mais pas elle. Nous ne savons toujours pas ce qui lui est arrivé. Nous avons payé 5 000 dollars [4 500 euros] de rançon, c’était tout ce que nous avions, mais ils ne l’ont pas libérée. Je ne sais pas qui peut nous aider. Nous ne faisons pas confiance à la police ici. Nous voulions commencer le processus de demande d’asile aux États-Unis, mais je ne veux pas partir d’ici avant de savoir ce qui lui est arrivé.
Dans le camp de Matamoros, à l’est de la frontière entre le Mexique et les États-Unis, les équipes MSF ont constaté que les patients multiplient les crises de panique. Elles sont renforcées par l’instabilité de leur environnement et les conditions de vie dans le camp : 61 % d’entre eux sont dans un état d’anxiété ; plus de la moitié ont moins de 15 ans.
Les soins en santé mentale constituent l’élément majeur des programmes que les équipes MSF mettent en place à la frontière avec les États-Unis, en raison des pressions des autorités liées à une stratégie de dissuasion migratoire plus que jamais assumée.
Dans la maison abandonnée où ils vous emmènent en voiture, dès que vous entrez, ils commencent à vous frapper. Ensuite, ils vous ordonnent de vous déshabiller et si vous refusez, ils vous tabassent. Et tant qu’ils n’ont pas obtenu le numéro de téléphone d’un membre de votre famille ou d’un ami aux États-Unis, ils n’arrêtent pas les coups. C’est comme un interrogatoire : “Quel est votre nom complet? Quel travail faites-vous? Qu’allez-vous faire aux États-Unis ?” Quand ils obtiennent le numéro, ils vous mettent dans une chambre. C’est l’enfer sur terre, ils sont tous défoncés ou sous cocaïne, ils parlent tout le temps. Même les Honduriens et les Guatémaltèques sont obligés de travailler pour eux, soit parce qu’ils sont détenus eux-mêmes, soit parce qu’ils n’ont aucun autre moyen de gagner de l’argent. Ils sont utilisés pour obtenir des informations et identifier d’autres victimes potentielles.
Retour à l’envoyeur
Au-delà des données médicales et des témoignages qui sont autant de preuves flagrantes des souffrances des migrants et des réfugiés dans la région, 1 907 décès de migrants ont été enregistrés à la frontière entre le Mexique et les États-Unis depuis 2014, dont 26 enfants.
Le nombre de décès d’enfants est en hausse et, au cours du seul premier semestre de 2019, 13 décès d’enfants ont été enregistrés. Parmi les Centraméricains interrogés, 5,9 % ont déclaré avoir été témoins d’un décès depuis leur entrée au Mexique et, dans 17,9 % des cas, il s’agissait d’un homicide.
Les schémas de violences récurrentes documentés par MSF se déroulent dans un contexte où les politiques d’immigration et d’asile contribuent à accroître la vulnérabilité de la population migrante.
Remain in Mexico
Le gouvernement américain a mis en œuvre une série de mesures visant à limiter l’immigration et à restreindre l’accès à l’asile. Il a également fait pression sur le Mexique et d’autres pays de la région pour que ceux-ci prennent des mesures plus agressives afin d’empêcher les demandeurs d’asile d’arriver à sa frontière Sud.
J’ai quitté le Honduras pour les États-Unis… Je suis à Mexicali depuis deux mois et demi. La route a été longue, il m’a fallu trois mois pour arriver ici en passant par Monterrey. Les autorités m’ont donné un numéro afin d’obtenir un entretien pour ma demande d’asile. Trois semaines se sont écoulées jusqu’à ce que je reçoive la date. J’y ai assisté et ils m’ont renvoyé au Mexique. Ils m’ont dit que les lois avaient changées et que je devais attendre ici… Je ne sais pas ce qui va m’arriver.
Les pratiques abusives des gouvernements du Mexique et des États-Unis, y compris la détention de migrants dans des conditions inhumaines, affectent gravement leur vie et leur santé. De nombreux patients ont déclaré avoir été détenus aux États-Unis dans des conditions terribles, parfois dans des cellules glaciales (décrites en espagnol comme des hieleras ou des congélateurs), les lumières allumées 24h/24, avec un accès limité aux soins de santé, et sans nourriture, ni vêtements ou couvertures adéquats.
En vertu des « protocoles de protection des migrants », plus de 55 000 demandeurs d’asile ont été contraints de retourner au Mexique pour attendre leurs demandes. Au cours du seul mois d’octobre 2019, 75 % de nos patients à Nuevo Laredo ont déclaré avoir été kidnappés récemment.
Des membres de gangs ont essayé d’enlever mes filles dans la gare routière de Nuevo Laredo. J’ai crié de toutes mes forces et nous avons réussi à nous échapper. Nous allons rester ici comme on nous l’a demandé en attendant le traitement de notre demande d’asile pour les États-Unis.
Des politiques migratoires mortifères
Les récentes politiques américaines et les accords bilatéraux conclus avec le Mexique et les pays du Triangle du Nord démantèlent drastiquement le système de protection des réfugiés et des demandeurs d’asile, prévoyant la possibilité de les renvoyer dans leurs pays d’origine, où ils risquent leurs vies.
Le labyrinthe de barrières physiques et administratives dans lequel ils se retrouvent piégés les oblige à choisir entre rester dans leur pays d’origine, demander l’asile dans des pays qui n’offrent pas de garanties de protection suffisantes, ou entrer aux États-Unis de manière illégale en sacrifiant leur demande d’asile.
Ces mesures ne laissent aucune chance aux Centraméricains d’échapper à la violence, ni de vivre en sécurité.
« C’était le jour de mon anniversaire. J’ai eu un accident de la circulation et j’ai été accusé de conduire en état d’ivresse, mais je ne bois pas. Ils ne m’ont même pas fait passer un test pour le prouver. Dans la prison du comté, ils m’ont obligé à rester assis pendant plusieurs jours. Ensuite, ils m’ont emmené dans un centre de détention à Dallas, puis à Alvarado, au Texas. Là, j’ai été victime de racisme et de discrimination comme jamais auparavant. J’y suis resté quatre mois. Ensuite, ils m’ont emmené à Brownsville, toujours au Texas, et de là, ils m’ont enregistré sur un vol pour le Honduras… Ce n’est plus ma maison, ni mon peuple, ni mon pays. »
Francisco,
un patient hondurien pris en charge par MSF à San Pedro Sula au Honduras.
Il a été renvoyé dans son pays après 22 ans de vie aux États-Unis, où il a laissé ses 5 enfants âgés de 9 à 18 ans.
Note : Les données MSF sont basées sur 480 entretiens et témoignages de migrants et de demandeurs d’asile d’Amérique centrale, les expériences du personnel de MSF et les données médicales de plus de 26 000 personnes aidées le long de la route migratoire à travers le Mexique au cours des neuf premiers mois de 2019. Source: No Way Out, MSF 2020