En Cisjordanie, les colonies israéliennes ne cessent de s’étendre, et avec elles les violences envers les Palestiniens. Les témoignages des patients soutenus par MSF dans les villes d’Hébron et de Naplouse tissent les contours d’un système d’oppression quotidienne qui reçoit le soutien des forces israéliennes. Dans ces zones, chaque famille connaît au moins une personne harcelée, attaquée ou arrêtée en lien avec une confrontation avec des colons.
La fille de Yasser Abu Markhiyeh, Janna, avait deux ans et demi lorsqu’elle a été frappée par des jets de pierres au visage et aux jambes. Elle était assise sur les genoux de son père, qui prenait un café sur la terrasse de leur maison de la ville d’Hébron en Cisjordanie. Les personnes qui ont blessé sa fille sont des voisins, des colons israéliens.
« Avant que les soldats israéliens n'érigent un mur de protection, nous avions une vue bien dégagée, explique le père âgé de 51 ans. Il a été installé, car derrière, il y a une rue fréquentée par les colons. Je me suis à peine rendu compte qu’ils étaient là. »
Les psychologues MSF aident Yasser et Janna à surmonter cet épisode et les attaques récurrentes auxquelles ils sont confrontés dans leur vie quotidienne, marquée par la proximité des colonies. Aujourd'hui âgée de sept ans, Janna souffre d'un strabisme qui a nécessité plusieurs interventions chirurgicales et en aura besoin d'au moins une supplémentaire après la puberté.
Tel Rumeida, le quartier dans lequel habite cette famille, est particulièrement soumis à la colonisation israélienne. Il se trouve dans la zone H2 d’Hébron, une enclave sous autorité israélienne depuis 1997, qui abrite environ 700 colons vivant à proximité des résidents palestiniens.
La présence des colonies a transformé cette zone et contribué à la désertification de certains quartiers autrefois commerçants et animés, comme la rue Shuhada. Des checkpoints ont été érigés et les permis de circulation sont devenus obligatoires pour les Palestiniens. Les magasins ont baissé le rideau un par un, comme celui du père de Yasser Abu Markhiyeh, qui vendait des glaces. Les forces israéliennes ont fermé sa boutique et lui ont interdit de revenir.
La zone H2 est également emblématique d’une tendance qui affecte l'ensemble de la Cisjordanie. Le nombre de colons a explosé, passant de 183 000 en 1999 à 465 000 aujourd'hui (sans compter les 220 000 colons de Jérusalem-Est), tout comme le nombre de soldats israéliens affectés à leur protection et le nombre de restrictions imposées aux Palestiniens.
Cette double présence, coloniale et militaire, engendre à son tour des incidents, souvent violents, dont les Palestiniens sortent invariablement perdants, avec des conséquences allant de dégâts matériels à la mort. Le développement des colonies en Cisjordanie a entraîné une augmentation constante de la violence des colons ces dernières années : 195 blessés ont été recensés en 2008, pour 304 en 2022, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) de l’Onu. 1 049 attaques de colons contre des Palestiniens ont été recensées de janvier à septembre 2022, soit une augmentation de 170 % par rapport à 2017, selon l’ONG Première Urgence Internationale. Et cette tendance semble se poursuivre en 2023.
« Nous sommes témoins des effets de cette augmentation de la violence dans notre travail quotidien, explique Mariam Qabas, responsable de la promotion de la santé pour MSF à Hébron. Cela se ressent d’autant plus dans des zones comme H2, située à proximité immédiate des colonies. Les Palestiniens font non seulement face au harcèlement physique et mental des colons, à leurs violences, mais aussi à la répression et aux contrôles des forces israéliennes. Les conséquences sur leur santé mentale sont nombreuses et lourdes : trouble du stress post-traumatique, anxiété, dépression… Cela touche les adultes comme les enfants, qui, pour certains, ont peur d'aller à l'école. »
Mariam, 56 ans, a elle-même été victime de la violence des colons. Alors qu’elle se trouvait, avec un collègue MSF, devant la porte d’un patient qui habite dans la zone H2, ils ont reçu des jets de pierre. Elle se souvient s'être sentie impuissante et frustrée pour ses patients : « Comment pouvons-nous aider ces gens alors que nous ne pouvons pas nous protéger nous-même de ces attaques, même en portant un gilet MSF ? »
Les forces israéliennes aident également les colons, en prenant leur parti lors d'altercations avec les Palestiniens, peu importe l’instigateur. Mariam se souvient qu’une fois, après avoir interpellé des colons qui venaient de voler la plaque d’immatriculation d’une voiture MSF, elle a été mise en joue par un militaire. « Le problème ici, c’est que quand vous voyez des colons, immanquablement, vous voyez des soldats, et les soldats protègent les colons », déplore-t-elle.
Dans le cas de Yasser, signaler l'attaque contre sa fille à la police israélienne n'a mené à rien. Il croise régulièrement les hommes qui ont caillassé sa maison : « Je les reconnais, même s'ils étaient jeunes à l'époque de l’attaque. Certains d'entre eux sont dans l'armée et d'autres travaillent pour les ambulances israéliennes. » Il a même confronté l’un d’eux au sujet de sa fille : l'homme s’est contenté de minimiser l’incident, le qualifiant de banale erreur de jeunesse.
Janna et ses sœurs doivent désormais passer chaque jour par un checkpoint pour se rendre à l'école, et leur famille se retrouve isolée de leur communauté. Les amis et les parents leur rendent rarement visite à cause de la présence des colons et des militaires, craignant la violence qui pourrait résulter d'une rencontre avec eux, ajoutant ainsi le fardeau de l'isolement social à celui de la violence des colons et de l'armée.
Dans la région de Naplouse, des colonies illégales au regard du droit international ont été établies au sommet des collines autour de la ville. Là aussi, les incidents ont atteint des nombres records en 2022, tandis qu’une des incursions de colons parmi les plus violentes a eu lieu en 2023. Dans la ville voisine de Huwara, des centaines de colons, certains armés de couteaux et de fusils, sont descendus des collines en février 2023 après qu'un tireur palestinien a abattu deux colons. Le raid a conduit à des violences aveugles qui ont fait un mort, plus d'une centaine de blessés et de nombreux dégâts allant de fenêtres brisées à des voitures incendiées.
Hussam est d’une génération qui a toujours vécu avec la proximité des colonies. Il vit juste à côté de la rue principale de Huwara, où la circulation a considérablement augmenté ces derniers mois après que les forces israéliennes ont bloqué les routes secondaires avec de gros blocs de béton pour mieux contrôler les accès à la ville.
Bien qu'il n'ait que 15 ans, Hussam est parfaitement conscient des dynamiques de pouvoir en Palestine. De la fenêtre de son appartement, il peut voir des soldats sur le toit de l'immeuble d'en face, qui utilisent le bâtiment pour surveiller la ville. Ils font désormais partie de son quotidien. « Nous voyons souvent les mêmes et nous pouvons les reconnaitre », explique-t-il aux psychologues MSF qui visitent son immeuble pour apporter un soutien en santé mentale à sa tante, dont le mari est paraplégique, et à ses jeunes cousins.
Le lycée de Hussam, l’école secondaire pour garçons de Huwara, est situé particulièrement proche d'une colonie. En octobre 2022, alors que Hussam et ses amis jouaient au football dans la cour avant les cours, des cris et des hurlements sont parvenus à ses oreilles. « On nous a dit que les colons attaquaient l'école. Ils avaient des fusils et des cocktails Molotov », se souvient-il. L'armée a fini par disperser les colons et a envoyé tous les élèves chez eux, mais deux étudiants ont dû passer par l'hôpital à cause de coupures causées par des jets de pierre.
Hussam est défenseur dans l'équipe de football de Naplouse et parcourait les 10 kilomètres qui séparent le terrain de son domicile en transports en commun. Avec l'augmentation des violences, ni lui ni ses coéquipiers de Huwarra n'ont assisté à l'entraînement depuis des mois, par crainte que les passages aux checkpoints ne tournent mal. « Si Dieu le veut, je retournerai là-bas pour jouer au football », espère-t-il.
Non loin de Huwara, Mustafa Mlikat, un Bédouin qui a récemment déménagé dans le village de Douma depuis Jéricho pour échapper au harcèlement des colons, déplore également l’augmentation des violences. Ça n'allait pas aussi mal par le passé, selon ce berger de 50 ans. Il se souvient de l'époque où les colons des campagnes les conduisaient à la ville, lui et les autres Bédouins. Puis, des colons ont emménagé sur un terrain voisin : « Ils nous harcelaient tout le temps. Ils ont construit une maison juste à côté de nous, ils ont commencé à tracasser nos moutons, ils nous ont interdit d'utiliser les terres sur lesquelles nous les faisions paître. »
Les uns après les autres, les résidents de ce village, qui s’appelle Muarrajat, ont commencé à vendre leur bétail et à partir, lui y compris. Avec une remorque improvisée montée à l'arrière de sa camionnette, il a amené son troupeau de 50 moutons et tous ses biens en quelques voyages, et s’est installé sur un terrain loin des colonies. L'histoire de Muarrajat n'est pas un cas isolé. Le 22 mai 2023, une communauté entière d'éleveurs, située près de Ramallah, a choisi de déménager avec ses 178 membres, en raison des démolitions de maisons par les forces israéliennes et de la perte de pâturages au profit des colonies.
Les communautés bédouines sont particulièrement vulnérables à la violence des colons, car en tant qu'éleveurs, leur présence fait obstacle aux colonies dans les zones rurales convoitées par les agriculteurs israéliens. « Ils veulent toutes les terres qu’occupent les Bédouins. Tous les Bédouins sont concernés », explique Mustafa.
« La santé mentale des Palestiniens est affectée non seulement par ces événements traumatisants, mais aussi par un état de vigilance constante, de préoccupation et de manque de certitude vis-à-vis de l'avenir imposé par l'occupation », explique Mirella, responsable des activités de santé mentale de MSF à Naplouse. En ce jour pluvieux d'avril, elle et une autre membre des équipes MSF conduisent une séance de thérapie avec Jinan, une jeune Palestinienne dont la maison a été détruite en février 2023. Les forces israéliennes ont prétexté un défaut de permis de construire et Mustapha, son père, n’a rien pu faire.
Coincé entre des colonies en expansion constante et dont les occupants se comportent de façon imprévisible, Youssef*, un Palestinien de Naplouse, se sent plus à l'aise face aux soldats qu'aux colons. « Les forces israéliennes ont l’air d’avoir quelques règles, du moins la majorité d'entre elles, explique-t-il. Les colons ne sont pas tenus de suivre de telles règles, et s'ils se mettent en colère, qui sait ce qu'ils peuvent faire. »
À 50 ans, il a vu les colonies s'étendre et rendre son travail de chauffeur plus difficile à mesure que le nombre de routes accessibles aux Palestiniens diminue. Il déplore le statu quo qui prévaut en Cisjordanie depuis les accords d'Oslo de 1993. « L'occupation est à la base de tout. Sans cela, il n'y aurait pas de violence, pas de meurtres. »
*Le nom a été changé pour préserver l'anonymat du témoin.