Amro, Mohammad, Muawiyah et Mahmoud ont un vécu commun : ils ont subi une amputation après avoir été gravement blessés par des tirs de l'armée israélienne. Atteints par une balle dans une manifestation de la « Grande marche du retour » ou touchés par une roquette, ils ont raconté leur expérience au photographe Giles Duley, lui-même handicapé de guerre. Rencontres en images.
Amro, Mohammad, Muawiyah et Mahmoud font partie de ces 36 000 personnes qui ont été blessées lors des manifestations de la « Grande marche du retour » qui se tenaient dans la bande de Gaza le long de la frontière avec Israël quasiment chaque vendredi du 30 mars 2018 à décembre 2019 pour commémorer les 70 ans de la Naqba (l'exode palestinien de 1948). Comme 152 autres compatriotes, ils ont dû être amputés en raison des risques d'infections de leurs blessures.
Le photographe Giles Duley a, lui, perdu deux jambes et un bras après avoir sauté sur une mine lors d'une mission en Afghanistan en 2011 : « Je suis photographe, chef et écrivain, mais j'ai moi-même été amputé. Alors ces histoires résonnent d'une manière très personnelle. »
Durant les manifestations, MSF a triplé sa capacité médicale pour pouvoir prendre en charge les blessés de la « Grande marche du retour » et proposer ainsi des interventions de chirurgie plastique et orthopédique, ainsi que le traitement des nombreuses infections osseuses générées par ces blessures. MSF a également assuré un suivi post-chirurgical en ambulatoire pour ses patients, qui inclut les changements réguliers des pansements, de la physiothérapie, la gestion de la douleur et un soutien psychosocial. Entre la première manifestation du 30 mars 2018 et le 30 novembre 2019, MSF a hospitalisé plus de 4 830 personnes dans ses services de traumatologie. En avril 2022, quatre ans après le début des manifestations, de nombreux blessés sont toujours aux prises avec les conséquences dévastatrices de leurs blessures, qui pèsent de plus en plus lourdement sur leur vie et celles de leurs proches. Pour nombre de patients, la gravité de la blessure rend l'amputation inévitable.
« Si vous ne vous faites pas amputer alors que vous devriez, votre corps combat généralement une infection chronique comme un cancer. Ces patients ont l'air vraiment malades. Ils sont en général fatigués et malnutris. Une fois amputés, ce sont des personnes différentes. Elles se sentent mieux, c'est incroyable à quelle vitesse leur état s'améliore. »
L’amputation est néanmoins souvent vécue comme un échec par le patient et par les personnes qui l’entourent. Cela entraîne fréquemment des difficultés à accepter l'opération. Certains vont jusqu’à la refuser, notamment les jeunes hommes qui préfèrent supporter des années de douleurs chroniques, des opérations continues, et une mobilité réduite pour sauver leur membre.
Un vécu que Giles Duley comprend parfaitement au regard de son expérience personnelle. « Étant moi-même amputé, j'ai eu de nombreuses conversations avec des personnes confrontées à la perte d'un membre et aux défis psychologiques avant l'opération. Chez les jeunes hommes, il y a plusieurs raisons à cette hésitation. La peur de ne pas pouvoir travailler, ni subvenir aux besoins de sa famille, la stigmatisation et la honte perçue de cette nouvelle image corporelle. Les patients m’ont dit qu'ils avaient le sentiment de ne plus être "un vrai homme" ou que personne ne les aimera. Il existe ce besoin de devoir combattre la blessure plutôt que de céder et d'opter pour l'amputation. Je comprends toutes ces inquiétudes. Mais loin des préjugés, avec le soutien de l'entourage, une vie normale est tout à fait envisageable. Il faut montrer des histoires positives pour combattre la stigmatisation ».
Giles Duley a donc invité Amro, Mohammad, Muawiyah et Mahmoud à raconter leur nouvelle vie en image après l’amputation, lors de sa visite à Gaza en mars 2022.
Amro
Amro Ayman Alhadad, 23 ans, est blessé par une balle de l’armée israélienne le 14 mai 2018 lors de la « Grande marche du retour ». Avec plusieurs camarades de classe, il rejoint la première manifestation. Cet événement survient au lendemain de la décision de Donald Trump de déplacer l'ambassade des États-Unis à Jérusalem, ce qui exacerbe les tensions existantes.
Son bus arrive à 11h15. Un quart d'heure plus tard, il reçoit une balle dans la jambe et perd connaissance.
Ce jour-là, selon le ministère de la Santé de Gaza, 52 Palestiniens sont tués et 2 400 sont blessés. Dans le chaos, Amro est présumé mort. C'est par hasard qu'un voisin, qui travaille comme ambulancier, l'aperçoit parmi les corps et se rend compte qu'il est toujours en vie.
Après une prise en charge en urgence à Gaza, Amro est emmené en Turquie pour d'autres interventions chirurgicales. Sa jambe est alors amputée. À son retour, Amro s'enferme dans l'appartement familial, dans la ville de Gaza.
« J'ai trouvé l'évasion dans le dessin, je regarde des vidéos en ligne et j'ai appris par moi-même à être un artiste. »
Il passe ses journées en intérieur, à dessiner et à s'occuper de son oiseau, qui ne le quitte jamais. Amro n'ose pas sortir, par peur du regard des gens sur sa jambe amputée. Il a aussi peur de la foule.
En marge des séances de prises de vue, Giles essaye de partager un moment en extérieur avec Amro. « Lors de mon dernier jour à Gaza, j’ai demandé à Amro s'il voulait se joindre à moi pour un café sur une partie tranquille de la plage. Il a accepté et nous avons passé quelques heures à boire du café et à parler. Je lui ai proposé de rencontrer Mahmoud [un autre patient de MSF, voir chapitre 4] et de rejoindre un groupe de soutien aux amputés. C'est à travers l'expérience des autres que nous retrouvons espoir. Il a promis qu'il le ferait et m’a demandé de partager son histoire. "Peut-être que mes sorties donneront de l'espoir à quelqu'un d'autre" m’a-t-il confié. »
Mohamad
Mohamad Soliman Mohamad Saad est blessé le 21 septembre 2018. Il se rend à la frontière après avoir appris que son fils de quinze ans a été blessé. Quelques instants après l'avoir retrouvé, il est également touché à la jambe par une balle israélienne. Lorsqu'il reprend connaissance, on lui apprend qu'il pourrait perdre sa jambe à cause d'un caillot de sang.
Au cours des années suivantes, il subit dix opérations pour tenter de stabiliser l'état de sa jambe, mais jamais il ne réussit à marcher. Il souffre 24 heures sur 24 et devient de plus en plus frustré de ne pas pouvoir travailler.
En 2021, il réalise sa première consultation avec l'équipe de MSF, qui lui conseille l'amputation. Il accepte rapidement, décidé à aller de l'avant.
« Heureusement, je n'ai ressenti aucune stigmatisation. Ma femme et ma famille m'ont toujours témoigné amour et encouragement. Ma femme est sans aucun doute la raison principale pour laquelle j'ai accepté l'amputation et les défis qui vont avec. Bien sûr, aussi pour ma mère... Je ne leur ai jamais demandé aucune aide. Elles ont juste su me soutenir. »
Après avoir vécu une telle épreuve, Mohamad n'hésite pas à partager son expérience : « Si les médecins préconisent l'amputation, je conseille aux patients de le faire. Avant, je ne pouvais pas aller dehors ou jouer avec mes enfants. Maintenant, je peux tout faire. »
Muawiyah
Le 12 mai 2021, Muawiyah Al-Wahidi, 42 ans, est en train d'ouvrir son salon de coiffure, situé dans la ville de Gaza, lorsqu'une roquette touche une voiture dans la rue. Il n'est pas blessé à ce moment-là, alors que le tailleur de la boutique d'en face court vers lui, en criant qu'il a été touché à la poitrine. À mi-chemin de la distance qui le sépare de Muawiyah Al-Wahidi, il s'effondre, du sang coulant de sa bouche.
Muawiyah est assis à côté de lui, récitant des prières, lorsque la roquette suivante frappe. Quand il se réveille à l'hôpital, sa jambe droite a été amputée et sa cheville gauche est brisée.
Dans les semaines qui ont suivi, il refuse de manger et souffre de dépression. « Je me regardais, puis je regardais les autres et je me disais que je ne voulais pas être différent. » Quand il rentre de l'hôpital, sa dépression s'est aggravée.
« Au début, je refusais la nourriture que cuisinait ma femme, c'était dur pour elle. J'étais en colère contre elle, mon frère, les enfants. C'était difficile. Mais heureusement, nous nous en sommes sortis. »
Le soutien de la communauté a joué un rôle important dans son parcours. Tout comme l'accompagnement de Marwah, psychologue MSF, qui lui a appris, ainsi qu'à sa femme Yassmin, à gérer sa colère et sa dépression.
Quelques jours après avoir rencontré Muawiyah dans son salon de coiffure, Giles, le photographe, est invité par sa famille à dîner. « Ils savaient que j'avais hâte d'apprendre à préparer le Musakhan, un plat palestinien de poulet, d'oignon et de sumac posé sur une perle de taboon qui s'imprègne de la sauce. Pendant que nous cuisinions, Yassmin m’a raconté : "Au début, c'était difficile pour moi et pour les enfants. Je devais faire semblant d'être forte pour tout le monde." Alors que nous nous asseyions pour manger, j'ai demandé à Muawiyah s’il avait faim. Il m'a répondu : "Maintenant, je peux à nouveau profiter de la nourriture, de ce plat" ».
Mahmoud
Mahmoud Khaled Ibrahim Khader, 27 ans, est amputé d'une jambe après avoir reçu une balle dans la cuisse en mai 2018.
Après un premier traitement, il est transféré dans un hôpital en Jordanie où des chirurgiens tentent de sauver sa jambe. Après 38 jours, et sans aucun signe de cicatrisation osseuse, la décision est prise d'amputer. D'autres interventions chirurgicales suivent cette opération, mais il est impossible de poser une prothèse car la plaie reste infectée.
En juillet 2020, deux ans après avoir perdu sa jambe, il rencontre l'équipe médicale de MSF qui lui propose une nouvelle amputation. L'équipe estime qu'en enlevant cinq centimètres supplémentaires d'os, cela pourrait réduire les infections et créer un moignon plus stable qui serait mieux adapté pour une prothèse. Presque immédiatement après l'opération, Mahmoud sent la différence. Très vite, il peut porter une prothèse et est capable de retourner au travail.
Néanmoins, il subit le regard des autres et les préjugés, souvent infondés, comme l'idée selon laquelle les personnes amputées deviendraient plus facilement toxicomanes.
« Les parents de ma petite amie ont refusé que j'épouse leur fille. Ils m'ont répondu : "Tu prends du tramadol, nous ne voulons pas que notre fille épouse un toxicomane". C'était dur à entendre, même ma meilleure amie pensait cela. »
C'est finalement une rencontre fortuite avec un groupe de cyclistes amputés qui aide Mahmoud à trouver la paix. Il peut à la fois évacuer son énergie et passer du temps à parler avec des personnes qui ont vécu une expérience similaire à la sienne.
Une semaine avant la rencontre avec Giles, Mahmoud s’est marié. Aujourd'hui, il rêve de fonder une famille. « Mais, dit-il, le cyclisme fera désormais toujours partie de ma vie. Ce groupe est aussi ma famille ».