Haïti : enquête au cœur de la violence à Port-au-Prince

Port-au-Prince, Haïti, lundi 21 juin 2022. Partie d'un lot de projectiles de différents calibres que les médecins MSF ont retirés des blessures de certains patients MSF au centre d'urgence de Turgeau... Les blessures par balles perdues sont de plus en plus fréquentes à Port-au-Prince.

© Johnson Sabin

Haïti : enquête au coeur de la violence à Port-au-Prince

En Haïti, la première enquête portant sur l’impact de la violence sur la mortalité depuis plus de dix ans révèle des niveaux de violence extrême subis par les habitants de Cité Soleil à Port-au-Prince. 

L’enquête de mortalité rétrospective a été réalisée par Epicentre, la branche de Médecins Sans Frontières dédiée à l'épidémiologie et la recherche médicale, entre le 25 juillet et le 24 août 2023, dans le bidonville de Cité-Soleil durant une trêve négociée entre les gangs qui s’affrontent quotidiennement dans la capitale.  

Elle met en évidence une mortalité hors-norme, avec près de 41% de décès liés à la violence. La comparaison avec une étude similaire mais de moindre ampleur, menée par MSF en 2007 dans la même zone déjà en proie aux combats, montre une augmentation de la violence : si le niveau d’exposition est sensiblement moindre, les chiffres de mortalité sont quant à eux nettement supérieurs. 

Au-delà des violences subies, 13% des habitants de Cité Soleil interrogés dans le cadre de cette enquête ont rapporté avoir été témoins de violences extrêmes, comme des meurtres ou des lynchages en pleine rue. 

Haïti : enquête au cœur de la violence à Port-au-Prince

« Ma sœur a été braquée deux fois. Ma cousine a été braquée une fois, mon cousin idem. J'ai été pris entre deux feux d'affrontements policiers ou autres. On me demande toujours : mais qu'est-ce que tu continues à faire en Haïti ? Je dis : « Bon, je n’ai pas envie de partir. » Mais arrivé à un moment, la résistance sera vaine. Finalement, la majorité des Haïtiens n'ont pas besoin d'être riches. On n’a pas besoin de ça. On veut vivre bien. On veut vivre mieux. »

Membre du personnel MSF travaillant en Haïti

« J'ai l'habitude de voir qu'on tue des gens. J'ai l'habitude de voir des corps par terre. 
J'ai l'habitude de voir des cadavres brûlés. J'ai l'habitude de tout voir en fait, tu vois. J'ai l'habitude d'entendre des détonations, toutes sortes de détonations. 
Donc des fois, c'est quelqu'un que tu connais. Des fois, c'est quelqu’un que tu ne connais pas et qui est mort, victime de violences (...) Quand je parle de terreur, je parle de la violence armée. Je parle de la violence physique. Je parle de la violence psychologique. Je parle de la misère. Je parle de tueries. Je parle de violences des gangs sur les populations.
»

Membre du personnel MSF travaillant en Haïti

Par comparaison avec les précédentes enquêtes de mortalité rétrospective réalisées dans le cadre des opérations de MSF, le taux brut de mortalité[1] à Cité Soleil se situe à un niveau proche de ceux trouvés en 2017 dans les camps de déplacés internes près de Raqqa en Syrie[2], auprès d’une population ayant été exposée aux bombardements de la coalition internationale contre le groupe État Islamique et au régime de terreur de ce dernier, ou encore dans les camps de réfugiés Rohingyas pendant les mois immédiatement précédents la campagne de violence lancée à leur encontre par l’armée birmane[3].

Haïti : enquête au cœur de la violence à Port-au-Prince
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SPIRALE INFERNALE DES VIOLENCES

Presque trois années après l’assassinat du président Jovenel Moïse, les habitants de Port-au-Prince tentent de survivre au rythme des affrontements entre gangs, polices et brigades civiles d’auto-défense. Selon le Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDH), au moins 806 personnes ont été tuées, blessées ou kidnappées en Haïti en janvier 2024, considéré comme le mois le plus violent depuis plus de deux ans.
Les chiffres des rares enquêtes[4] menées par téléphone à Port-au-Prince corroborent ceux de l’enquête menée à Cité Soleil par Epicentre, qui a également réalisé en 2023 une étude auprès du personnel haïtien de MSF confirmant une exposition élevée aux violences extrêmes. Près de la moitié des foyers interrogés dans le cadre de ces deux enquêtes ont été touchés par une ou plusieurs formes de violence.

« C'était le 12 avril.
Ma fille se rendait à l'école, j'ai été la déposer. Et arrivées devant l’établissement, on a kidnappé un parent et sa fille. Ça a été assez difficile, on a dû faire rentrer tous les élèves chez eux. Sur le coup, la seule chose qui m'était venue à l'esprit, c'est de protéger ma fille qui était à l'arrière. J'étais prête à n'importe quoi (...) ensuite, arrivées à la maison, c'était la panique totale. Je me suis fait mille idées. Si j'étais arrivée 30 secondes plus tôt, c’était moi parce que la voiture était juste devant moi. Je ne souhaite ça à personne.
»

Membre du personnel MSF travaillant en Haïti

« C'est à longueur de journée, on a maintenant des assassinats, des cambriolages, des détournements de camions, des viols, tout ça. J'ai déménagé à un certain moment puis je suis revenu par la suite parce que les appartements étaient trop chers. Mais en 2018, j’ai dû déménager à nouveau parce que c'était vraiment difficile. Il y avait ma femme enceinte, on devait avoir un enfant et par rapport aux violences, j'ai dû déménager encore une fois pour éviter les risques pour ma femme. Maintenant, je vis comme un nomade. Je n’ai pas de demeure fixe pour le moment et sinon il y a ma femme et mes enfants qui sont chez ma belle-mère (...) Je reste tantôt sur mon lieu de travail, tantôt je bouge un peu pour aller dans d'autres endroits, dormir chez des amis, là où c'est plus calme (...) Tous les jours, c'est le stress. Le fait de ne pas être avec ta famille, le fait de ne pas être tout près de tes enfants et ça, c'est à longueur de journée, c'est le stress quotidien. »

Membre du personnel de MSF travaillant en Haïti
Haïti : enquête au cœur de la violence à Port-au-Prince

Depuis 2021, ces violences ont entraîné le déplacement de plus de 150 000 personnes[5] qui vivent dans des camps de façon précaire. Se rendre chez le médecin, aller à l’école ou encore au travail, est devenu extrêmement risqué et se fait au péril de sa vie. Selon l’enquête d’Epicentre, 40% des femmes interrogées à Cité Soleil n’ont ainsi pas pu bénéficier de suivi de grossesse car elles avaient peur de se rendre à l’hôpital à cause de l’insécurité.

« J’ai été obligé d’envoyer ma famille à Santo Domingo. Et la chose la plus critique et aussi la plus touchante, c'est que ma femme, elle était enceinte de sept mois. Donc le bébé, ma princesse, est née. Je ne l’ai jamais vue… Elle a sept mois. » 

Membre du personnel MSF travaillant en Haïti

Une autre étude menée à Cité Soleil en 2022 rapporte que près de 80% des femmes et des jeunes filles interrogées ont été agressées sexuellement. Si le perpétrateur est dans 40% des cas le partenaire, 33% des violences sexuelles sont commises par des inconnus, en grande majorité des membres de gangs.

Chapitre

DES CHIFFRES LARGEMENT SOUS-ESTIMÉS

En 2022, Haïti se classait 21ème au rang des pays présentant le plus fort taux d’homicides intentionnels, juste derrière le Venezuela[6], et Port-au-Prince se hissait à la vingtième place des villes avec le taux d’homicides le plus important (en dehors des zones de guerre). En 2023, le nombre d’homicides a plus que doublé dans le pays[7], avec plus de 4 700 victimes, confirmant l’augmentation importante des violences. Les kidnappings ont également augmenté de 83% par rapport à 2022.

Haïti : enquête au cœur de la violence à Port-au-Prince
Haïti : enquête au cœur de la violence à Port-au-Prince

Ces chiffres seraient largement sous-estimés si l’on compare avec le nombre de morts violentes recensées dans le cadre de l’enquête d’Epicentre, qui dépasse les 2 300 pour Cité Soleil uniquement, et dont la population représente 9% de celle de la capitale haïtienne. Cette sous-estimation a été documentée dans plusieurs rapports, dont une thèse[8] publiée en 2016 rapportant que le taux d’homicides en Haïti serait sous-estimé d’au moins 70%.

« Quand on est père de famille et qu'on regarde une fillette de deux ans qui arrive et qui est blessée par balle, c'est vraiment choquant. Quand on regarde aussi des écoliers qui passent et qui n'ont rien à voir avec les groupes armés, qui se font tirer dessus et qui ont des balles dans le corps, c'est vraiment choquant. »

Membre du personnel MSF travaillant en Haïti
Haïti, entre deux feux : une série documentaire sur l'enfer de Port-au-Prince, raconté par ses habitants

Haïti, entre deux feux

Découvrir le documentaire

Après une période de violence extrême dans les années 2000, à la suite de la chute du président Jean-Bertrand Aristide, le niveau de violence est resté relativement stable en Haïti, avec des pics ponctuels, jusqu’au tremblement de terre de 2010 causant la mort de plus de 300 000 personnes. L’effondrement des infrastructures et des services de base, le déplacement de centaines de milliers de personnes et les multiples pénuries de nourriture, d’eau et de médicaments ont profondément déstabilisé Haïti. Depuis juillet 2018, des manifestations de plus en plus brutales se sont succédées dans le pays, notamment liées à une crise du carburant.

 

« Imagine-toi, tu vois un jeune qui a une arme qui coûte des milliers de dollars et cette personne-là vit dans un petit abri avec une sandale, un pantalon déchiré et mal vêtue mais avec une arme qui coûte des milliers de dollars. Ces jeunes se battent entre eux (...) On dit que c'est pour une question de territoires. Il y a des gens derrière eux qui leur fournissent des munitions, des armes, des moyens pour qu’ils se battent entre eux. Mais il n’y a pas d'élection. Il n’y a rien. Je ne vois pas pourquoi ils se battent. Ils s’entretuent. Ce sont des gens de ton quartier qui meurent tous les jours. C'est ton frère, ta maman, ton père, ton cousin, tes amis. »

Membre du personnel MSF travaillant en Haïti
À Port-au-Prince, « on existe mais on ne vit pas »
© Illustration d'après une photo de Johan Lolos

À Port-au-Prince, « On existe, mais on ne vit pas »

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[1] Nombre de morts pour 10 000 personnes par jour.
[2] Enquête réalisée du 8 au 17 novembre 2017 avec une période de rappel d’un an https://conflictandhealth.biomedcentral.com/articles/10.1186/s13031-019-0216-y
[3] Enquête portant sur les violences au Myanmar de février à novembre, excluant la période 25 août - 24 septembre 2017 : https://www.msf.org/sites/default/files/coxsbazar_healthsurveyreport_dec2017_final1.pdf
[4] Enquêtes LaPOP de Vanderbilt, Americas Barometers, USAID CSA, REACH ZMPAP, toutes réalisées en 2022/2023
[5] OCHCR/BINUH 2023
[6] Source UNODC
[7] Rapport du Secrétaire Général de l’ONU sur Haïti, 15 janvier 2024 https://binuh.unmissions.org/sites/default/files/rapport_du_secretaire_general_de_lonu_sur_haiti_binuh_-_15_janvier_2024.pdf
[8]  Violence meurtrière et désordre social dans la perle des Antilles : un portrait des homicides en Haïti, Edwige Lafortune, septembre 2016 https://binuh.unmissions.org/sites/default/files/rapport_du_secretaire_general_de_lonu_sur_haiti_binuh_-_15_janvier_2024.pdf 

Lien vers l'enquête de mortalité rétrospective réalisée par Epicentre

Notes