Près de vingt ans après l’exode et le nettoyage ethnique lors de la guerre au Darfour, le conflit qui fait rage au Soudan a donné lieu, au Darfour occidental, à de nouvelles exactions visant en particulier les communautés Masalit habitant dans la capitale El Geneina et ses alentours. Aux côtés des équipes MSF, le photographe Corentin Fohlen nous emmène à la rencontre des rescapés et de leur entourage désormais en exil dans l’est tchadien. L’espoir ténu de revoir un jour la ville qu’ils ont quittée côtoie les rêves d’ailleurs et les souvenirs de ceux qui ont déjà connu l’âpre quotidien des camps de réfugiés.
Se reconstruire
Toujours hantée par les scènes d’horreur vécues à El Geneina où elle poursuivait ses études universitaires, Djouwahir Abderamane, une Soudanaise de 23 ans, sort d’une longue période d’hospitalisation après avoir été blessée par balle au niveau du crâne en avril dernier. Elle reste en partie paralysée et souffre encore régulièrement de convulsions.
« Les milices s’en sont pris à toute notre famille ».
La mère de Djouwahir rapporte les fusillades dans la rue, l’incendie des habitations, les sévices, au plus fort des violences ethniques qui ont culminé en juin 2023 et poussé des centaines de milliers de personnes, majoritairement issues des communautés Masalit, à jouer leur va-tout pour rejoindre le Tchad.
Pour les accompagner dans leur convalescence, MSF y a ouvert une clinique pour fournir des soins médicaux post-opératoires, de la rééducation avec des kinésithérapeutes, pour vérifier la consolidation des fractures à l’aide d’examens radio ou encore refaire les pansements et gérer la douleur.
Un dispositif de soutien psychologique était également proposé. Fatimé Djefall, conseillère en santé mentale à Adré décrit son rôle ainsi: « Je suis avec les patients qui ont été traumatisés pendant la guerre du Soudan. S'ils sont admis à l’hôpital, les médecins peuvent nous orienter des personnes en état de choc ou nous repérons nous-mêmes des personnes qui auraient besoin d’aide psychologique, qui ont vécu des violences. Il y a certains cas que nous, les conseillers, ne pouvons pas prendre en charge, alors nous orientons vers des psychologues ou des psychiatres. »
Un double exil
Fin mai, les personnes abritées dans le camp d’Ambelia, y compris la cohorte de blessés, ont pu être transférées dans un site plus pérenne : le camp de Farchana qui fut l’un des premiers camps ouverts dans l’est du Tchad en janvier 2004 et a été agrandi pour faire de la place aux nouveaux réfugiés.
Adam Mohamat Khamis connaît bien le camp de Farchana pour y avoir passé une partie de son enfance, après que ses parents ont fui leur village rasé et incendié par les milices Janjaweed en 2003. Aîné de sa famille, il était retourné à El Geneina pour étudier, s’y est marié et y a eu deux filles, jusqu’à ce que l’escalade des violences le fasse à nouveau basculer dans l’exil.
« J’ai perdu mon bras parce que je n’ai pas pu recevoir de soins médicaux à temps. »
Entre sa blessure par balle au bras à El Geneina et son arrivée à l’hôpital d’Adré en juin 2023, environ une semaine s’est écoulée, durant laquelle ses plaies se sont infectées. « On devait se cacher, marcher dans des conditions très difficiles, pour espérer atteindre la frontière tchadienne. L’amputation était nécessaire, et j’ai passé trois mois à l'hôpital, ajoute Adam. Aujourd’hui on dépend des distributions alimentaires ».
Le nombre élevé de patients arrivés à Adré avec des blessures infectées, datant de plusieurs jours, est un des aspects qui a frappé Mahamat Zibert Hissein, chirurgien orthopédiste tchadien qui travaillait avec MSF notamment lors de l’afflux de blessés provenant du massacre d’Ardamatta en novembre 2023. « J’étais le seul orthopédiste à ce moment-là, il y avait beaucoup de fractures par balles et la plupart étaient infectées. Je me souviens en particulier d’un jeune garçon d’environ quinze ans qui est arrivé avec un garrot posé par ses parents huit jours avant. Ses sœurs étaient avec lui, il n’y avait pas leurs parents. Vu l’état de la blessure, il n’y avait pas d’autre solution que l’amputation. Au bloc, il me disait :
« Docteur, tu sais que même avec une seule jambe, c’est moi qui vais devoir m’occuper de mes petites sœurs parce qu’il n’y a plus personne d’autre. »
La fille aînée d’Adam lui demande souvent quand ils pourront rentrer à la maison. C’est l’école qui lui manque le plus, malgré les cours qui s’improvisent dans le camp - notamment avec son père chargé de l’enseignement de l’histoire-géographie. « Il n’y a aucune possibilité de retourner au Soudan cette fois », tranche Adam. Sa femme, elle, souhaite qu’ils soient relocalisés dans un pays tiers sûr, comme les Etats-Unis d’Amérique. C’était aussi le rêve de son frère qui est récemment mort en mer alors qu’il tentait de traverser la Méditerranée depuis les côtes tunisiennes.
Une crise humanitaire massive
Un enfant tchadien sur cinq n’atteint pas sa cinquième année. Plus de 2 millions d’habitants du Tchad (sur environ 17,4 millions d’habitants) sont fortement touchés par l’insécurité alimentaire.
Enfants tchadiens comme soudanais sont pris en charge dans les services pédiatriques et nutritionnels de MSF qui tournent actuellement à plein régime avec près de 130 lits.
L’arrivée massive de nouveaux réfugiés soudanais - particulièrement vulnérables - dans ce territoire fragile n’a fait qu’exacerber la pression sur les ressources locales et les moyens de subsistance. L’Etat a déclaré l’état d’urgence nutritionnelle et alimentaire en début d’année 2024. Les camps de réfugiés établis il y a près de vingt ans sont saturés, de nouveaux apparaissent en capacités insuffisantes, et en attendant plus de 100 000 personnes survivent en transit sous des bâches et abris de fortune dans la ville d’Adré.
L’eau manque, la malnutrition fauche les plus fragiles. Depuis plus d’un an, MSF a déployé des interventions d’urgence à grande échelle pour fournir des soins médicaux mais aussi de l’eau et tendre vers des conditions de vie plus dignes.
L’entraide et les petits boulots ne suffisent pas : les distributions du Programme Alimentaire Mondial, régulièrement menacées d’interruption faute de financements, jouent un rôle vital dans une telle situation de dépendance à l’aide humanitaire. Des réfugiés continuent de traverser la frontière en direction du Tchad chaque jour, et parmi ces nouvelles arrivées de plus en plus de personnes disent fuir la faim qui grandit côté soudanais à mesure que le conflit se prolonge.
Fatime Deffa Ibrahim raconte : « Au début, je ne trouvais pas de travail à Adré et l’aide alimentaire n’était pas suffisante pour nous nourrir. Je vivais à Ardamatta. Je suis venue à Adré avec mes deux filles de 12 et 10 ans dès le début de la guerre. Tous nos biens ont été pillés par les RSF. Maintenant je fabrique ces briques tous les jours. Je gagne 300 francs CFA pour 1000 briques. »
En haut à gauche : Ashei Mohamed Ahmed et sa petite fille. « J'ai 65 ans et je suis arrivée hier. Nous vivions dans le village d'Abura et avons dû déménager à Ardamatta en 2003. En novembre, quand Ardamatta a été attaqué, nous sommes retournées dans notre ancien village. Mais il n'y a plus rien à manger là-bas et mes frères ont été tués pendant la guerre. Ces derniers mois, se nourrir a été très difficile. Les récoltes sont détruites. Des gens m'ont conseillé de venir à Adré pour me faire soigner et m'enregistrer comme réfugiée, car nous avons perdu tout ce que nous avions. »
En haut au milieu : Walid Abdul Khalil, 21 ans, dans l'unité chirurgicale de MSF. Il a grandi comme réfugié dans les camps de l'est du Tchad et aimerait devenir enseignant. Il a été poignardé lors d'une bagarre.
En haut à droite : Kaltom Ali Mohamed, 27 ans, et ses deux enfants, Abdulshani (1 an et 3 mois) et Aisha, 10 ans.
Ils vivaient à Telehayn, à l'est d'Ardamata, jusqu'à ce que la guerre les pousse à fuir au Tchad. Son fils a été admis à l'hôpital pédiatrique soutenu par MSF la veille. Son mari a reçu une balle dans les jambes au Soudan et a été soigné par MSF à Adré.
En bas à gauche : Iqbal Youssouf. « On n’a même pas de lieu où dormir dans le camp d’Aboutengue. Tous les abris sont occupés et pour le moment il n’y en a pas pour nous. Je n’ai pas de travail, je peux à peine marcher. Ma fille aînée a proposé de venir à Adré pour tenter de gagner de l’argent et pouvoir acheter à manger pour notre famille. Nous avons fui El Geneina en juin, sans rien emporter, en se cachant par ci par là en fonction des tirs. En route, ma soeur a pris une balle dans le ventre, son mari a été blessé au niveau de la tête. Mon mari avait disparu, puis je l’ai retrouvé blessé lui aussi et soigné par MSF au Tchad. J’ai décidé après quatre mois de repartir au Soudan à la recherche du fils de ma sœur qui avait été blessé au ventre. J’ai découvert que mon neveu avait été assassiné. C’est à ce moment-là que j’ai été blessée. Des avions de guerre nous ont survolé, tout le monde courait pour se mettre à l’abri et une voiture m’a percutée. On m’a transportée en charrette à l’hôpital MSF d’Adré. Je suis passée 9 fois au bloc. Je suis revenue il y a cinq jours à l’hôpital pour les pansements et suivre des séances de kiné pour m’exercer à marcher. »
En bas au milieu : Gomasha Zakria Yahya et sa famille. « Nous arrivons aujourd’hui d’Ardamatta, avec ma mère et ma fille. C’est la première fois que nous venons ici. C’était difficile, on se disait qu’il fallait patienter, mais on ne pouvait plus rester. Les milices arabes ont pris notre âne. Nous avons tout perdu : nos animaux, nos céréales, il n’y a plus rien à manger et c’est pour ça que nous sommes là. Je viens aussi pour voir un docteur, j’ai une douleur au bras qui m’empêche de dormir. »
En bas à droite : Le couturier Mohamed Ali Abakar, 43 ans, dans le camp d'Ambelia.
« C’est moi qu’ils cherchaient »
Souvent évoquées à demi-mots, les violences sexuelles semblent pourtant avoir été massives durant la guerre et persistent côté tchadien, exacerbées par les vulnérabilités de la population et les conditions de vie précaires. Si MSF fournit une prise en charge médicale et psychologique spécifique aux victimes, une partie d’entre elles n’accèdent pas au dispositif par manque d’information ou crainte de la stigmatisation.
Des activistes, des travailleurs sociaux et médicaux, et des avocats qui étaient déjà mobilisés sur ces enjeux au Soudan, continuent leur travail de sensibilisation, de documentation des exactions et d’accompagnement des victimes au Tchad.
Une des activistes de l’association ROOTS est inquiète.
« Nous rencontrons beaucoup de victimes de viols avec des pensées suicidaires. Elles sont isolées, nous disent qu’elles préfèrent être mortes, parce qu’elles ont quitté leur pays, qu’elles sont rejetées, et n’osent pas dénoncer les violences subies ».
Au Soudan, leur association tenait un centre social et faisait de la sensibilisation sur les violences sexuelles et sexistes. Leur rôle était aussi d’orienter les victimes, notamment pour une prise en charge médicale, de les informer sur leurs droits et de les aider dans les procédures juridiques.
« Pendant la guerre, nos bénévoles sont restés actifs pour faire remonter les informations des différents quartiers. Les milices sont venues chez moi. J’étais leur cible, c’est moi qu’ils cherchaient. Comme ils ne m’ont pas trouvée, ils ont tué mon père » déclare l’une des activistes.
Des avocats, qui eux aussi continuent de s’engager depuis leur exil tchadien et sont contraints à l’anonymat, rapportent la même tendance : « Nous étions recherchés parce nous participions à documenter les violences contre les civils et à lutter contre l’impunité des crimes de guerre au Darfour. Les milices avaient des listes avec nos noms et nos photos. Beaucoup de mes collègues ont été tués et violés durant cette guerre. »
Les pressions et menaces continuent au Tchad. Certains disent se sentir en insécurité car ils reconnaissent des bourreaux parmi les personnes qui passent régulièrement sur les marchés, ou dans les camps autour d’Adré. Des appels et messages en provenance du Soudan les menacent régulièrement de les retrouver et de les tuer.
« Cela ne va pas nous arrêter ni nous décourager, nous allons continuer. »