À Hébron, dans le sud de la Cisjordanie, les équipes de Médecins Sans Frontières (MSF) et les patients qu’elles suivent témoignent de l’augmentation des violences commises par l’armée israélienne et les colons, des restrictions sévères de mouvements et de la détérioration de l’accès aux soins des Palestiniens, particulièrement depuis le 7 octobre 2023. Un nombre croissant de familles palestiniennes fuient leurs maisons dans ce qui pourrait s'apparenter à un déplacement forcé de population.
« Quand les soldats font des raids la nuit dans les maisons, mes enfants et ma femme se cachent derrière moi, mais je ne peux pas les protéger. Ils ont le pouvoir, ils peuvent faire ce qu’ils veulent.
En Cisjordanie, les violences commises par l’armée israélienne et les colons contre les Palestiniens se sont intensifiées au cours des deux dernières années, et plus particulièrement depuis le 7 octobre 2023, date du début de la guerre menée par Israël à la suite des attaques du Hamas sur son territoire. L’armée israélienne a tué autant de Palestiniens de Cisjordanie durant les huit premiers mois de 2023 qu’au cours de toute l’année 2022 ; 705 Palestiniens y ont été blessés par balles par les forces israéliennes, soit près du double par rapport à la même période en 2022.
Ces violences visent plus particulièrement les Palestiniens vivant dans les camps de réfugiés et dans la zone C, sous administration militaire israélienne, dont le découpage a été entériné avec la signature de l'accord d’Oslo II, en 1995.
Selon le bureau de coordination des affaires humanitaires (OCHA), entre le 7 octobre 2023 et le 30 avril 2024, 475 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie (dont 457 par des soldats israéliens et 10 par des colons) ; 53 Palestiniens ont été tués dans le gouvernorat d’Hébron.
« La vie s’est complètement arrêtée. Il n’y a plus de vie. Je ne peux pas sortir de chez moi pour aller travailler ou pour faire des courses. Je ne peux même pas regarder par la fenêtre. Mes enfants ne peuvent pas aller à l’école ou à l’université.
Depuis 1997, Hébron est divisée en deux zones : H1, sous contrôle de l’autorité palestinienne, et H2, sous contrôle de l’armée israélienne, où environ 35 000 Palestiniens vivent aux côtés de 800 colons, répartis dans plusieurs colonies du centre-ville. Ces dernières années, la population palestinienne de la zone H2 a diminué en raison de l'impact des mesures israéliennes, notamment des couvre-feux prolongés, des restrictions de mouvements, l'interdiction de circulation des véhicules et la fermeture des magasins.
« La plupart du temps, je ne reste pas devant les fenêtres. Ils nous insultent quand nous essayons de sortir de la maison. J’étais devant ma fenêtre lorsqu’un colon m’a vu. Il s’est plaint auprès des soldats qui ont mis ma maison à sac et ont tout détruit.
Depuis le 7 octobre, les autorités israéliennes ont renforcé les restrictions de mouvements et les ont développées à grande échelle, allant jusqu'au bouclage complet de grandes villes de Cisjordanie. Des points de contrôle fixes et « volants », des barrières physiques sur les routes - comme des blocs de béton ou encore des monticules de terre - et des couvre-feux ont été mis en place dans toute la Cisjordanie, déconnectant les villes et les villages palestiniens des routes principales.
Ces mesures coercitives et violentes ont pour conséquence d’entraver plus encore l’accès des Palestiniens aux services essentiels, y compris l’accès aux soins, en particulier dans les villages isolés, les camps de réfugiés et la zone H2 à Hébron.
« Il n’y a pas de cliniques dans la zone, et même s’il y en avait, les habitants ont trop peur de risquer leur vie pour avoir des médicaments. Vous ne pouvez pas tomber malade ici, ce n’est pas permis.
Après les attaques du 7 octobre, toutes les cliniques soutenues par le ministère de la Santé et situées dans la zone H2 ont été fermées pendant deux mois. Par la suite, une seule a pu rouvrir tandis que le personnel des autres établissements n’était pas autorisé à franchir le point de contrôle israélien menant à H2.
Avant le 7 octobre, les équipes de MSF travaillaient dans une clinique du quartier de Jaber, également dans la zone H2. Après le 7 octobre, les patients qui ont essayé de s’y rendre ont été harcelés, détenus et agressés. Par la suite, MSF a décidé d’ouvrir une clinique à proximité de Jaber. En théorie, les patients suivis par MSF devaient avoir l’autorisation de franchir le point de contrôle à certaines heures ; en réalité, la plupart d’entre eux n’étaient pas autorisés à passer.
Le 14 novembre, les équipes de MSF ont ouvert une autre clinique dans le quartier de Tel Rumeida, toujours dans la zone H2. Seuls quelques patients ont réussi à venir, en empruntant des chemins alternatifs, par les toits ou encore en franchissant les grillages, là où ils sont le plus exposés aux violences des colons et des forces israéliennes. À la clinique, ils ont exprimé leur peur et leur anxiété, certains tremblaient à leur arrivée.
Pendant plus de cinq mois, de décembre 2023 à mai 2024, les autorités israéliennes ont empêché MSF de réaliser des consultations régulières dans le quartier de Jaber, pour des « raisons de sécurité ». Le 15 mai, MSF était à nouveau autorisée à y travailler.
Entre le 7 octobre 2023 et le 7 mai 2024, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a enregistré 447 attaques contre les structures de santé, le personnel médical et les patients en Cisjordanie.
Le ministère de la Santé palestinien a demandé un soutien à MSF pour fournir des soins à Susiya et à Shi’b al Butum - deux communautés du sud d’Hébron qui risquent un déplacement forcé. Depuis le 7 octobre, les équipes du ministère de la Santé n’ont pas réussi à accéder à ces villages, qui ont été complètement isolés par des colons en tenue militaire bloquant les routes. Le 20 novembre, l’équipe de la clinique mobile de MSF a été retenue, harcelée et intimidée par un groupe d’hommes en uniforme.
« Non seulement on nous empêche de sauver des vies, mais en plus on nous tire dessus quand on essaie.
Non loin de là, dans le camp d’Al-Aroub, des volontaires ont rapporté avoir essuyé des tirs alors qu’ils conduisaient une ambulance, à plusieurs reprises avant et après le 7 octobre, avec et sans patients à l’intérieur du véhicule. Les équipes de MSF ont pu constater les impacts de balles à l’intérieur et à l’extérieur de l’ambulance.
« En octobre, il y a eu un incident à l’entrée du camp d’Al-Aroub, un homme a été blessé au rond-point. Nous avons essayé de le rejoindre en ambulance mais nous avons été bloqués à l’entrée du camp. Une autre ambulance venant de Beit Ummar a essayé de le secourir mais elle a également été bloquée. Si nous avions pu lui venir en aide, peut-être que nous l’aurions sauvé.
« Un homme est mort parce que l’ambulance n’arrivait pas à atteindre l’hôpital. Pendant deux heures, il n’y avait aucun moyen de sortir du camp d’Al-Aroub. Depuis le 7 octobre, l’entrée est fermée, tous les patients sont retardés de deux heures en moyenne.
Selon OCHA, depuis le 7 octobre, 33% des Palestiniens blessés en Cisjordanie l’ont été à cause de tirs à balles réelles. Sur les neuf premiers mois de l’année 2023, ce chiffre était de 9%, ce qui met en lumière un changement radical de tactique militaire de la part de l’armée israélienne depuis le début de la guerre.
Les patients suivis par MSF et résidant dans la zone H2 ont témoigné de tirs à balles réelles sur des jeunes hommes et sur des maisons de la part des forces israéliennes. L’un des patients a déclaré que les soldats les mettaient en joue dès qu’ils ouvraient la porte de leur maison.
Dans les collines au sud d’Hébron, les habitants ont également témoigné des tactiques adoptées par les colons, notamment les tirs à balles réelles, le vol de bétail, les ultimatums violents lancés aux familles pour qu'elles partent, le fait de forcer les résidents sous la menace d'une arme à répéter des slogans pro-israéliens, l'installation de drapeaux israéliens, les blocages de routes, la destruction des maisons, des terres agricoles, des mosquées et des infrastructures civiles essentielles telles que les structures d'approvisionnement en eau.
« Après m'avoir attaché les mains, un colon et un soldat m'ont éloigné du groupe. Ils parlaient en hébreu et ne savaient pas que je pouvais comprendre ce qu'ils disaient, le soldat a dit au colon : “C'est une zone sans caméra, donc vous pouvez faire ce que vous voulez. Faites ce que vous voulez et je m'occuperai de tout. Je peux dire qu'il a jeté une pierre.” Ils ont commencé à m'attaquer, le soldat m'a attrapé par le cou et le colon m'a frappé par derrière, le soldat m'a également frappé avec son fusil et m’a donné des coups de poings. Je pensais qu'ils essayaient de m'intimider. Je ne pensais pas qu'ils allaient me tuer, parce que des gens pouvaient nous voir.
À Susiya et Shi'b al Butum, des colons en tenue militaire ont menacé de tuer des membres de la communauté et les ont agressés physiquement. Ils ont détruit les réservoirs d'eau, les puits, les infrastructures électriques, les structures agricoles et les arbres.
À Um al Kheir, un petit village adjacent à une colonie israélienne en expansion au nord de Masafer Yatta, un membre de la communauté locale a rapporté à MSF que des colons armés de fusils automatiques avaient fait irruption dans plusieurs maisons et détruit ce qui se trouvait à l’intérieur. Les colons les ont intimidés en rassemblant tous les hommes, en prenant leurs téléphones, en les mettant en joue, en les frappant, en menaçant de les tuer et de « transformer leur village en Gaza ».
Le nombre de Palestiniens déplacés de force depuis 2022 a plus que doublé par rapport aux années précédentes, selon un rapport d’OCHA publié en septembre 2023. Dans le gouvernorat d'Hébron, le déplacement forcé de Palestiniens fait partie d'une politique systématique mise en place par Israël. Elle touche principalement des communautés d'éleveurs de la zone C, résidant à proximité des colonies israéliennes.
Au cours des sept semaines qui ont suivi le 7 octobre, au moins 443 Palestiniens y ont été déplacés de force. Depuis le 7 octobre, MSF a fourni une aide matérielle, notamment des matelas, des couvertures et des ustensiles de cuisine, à 651 Palestiniens déplacés ou dont la maison et les biens personnels ont été détruits.
Neuf familles, soit au total 49 personnes, ont été obligées de quitter leur village situé dans les collines d’Hébron. Lors d'une discussion de groupe avec sept mères, celles-ci ont fait part du harcèlement et des attaques des colons contre la communauté.
« Tous les jours, toutes les nuits, ils sont venus pointer leurs armes sur nous et nos enfants. Au bout d'une semaine, ils ont brûlé notre maison et nous ont menacés pour que nous partions, en disant “ce ne sont plus vos maisons”. Certaines familles sont parties, et pour celles qui sont restées, le harcèlement s'est aggravé. Nous avons quitté la maison en pleine nuit, parce que nous avions peur qu'ils brûlent tout. Nous avons dormi dehors sous la pluie et nous sommes revenus le lendemain. Nous avons essayé de résister.
[...]
Le 1er novembre, 30 colons sont venus avec des chiens et les ont lâchés sur nous. Ma fille de deux ans est tombée en essayant de leur échapper. Ils ont tué 10 de nos chiens devant nous en les étouffant. Nous ne pouvions rien faire. Ils nous ont menacés pour que nous partions. Nous n'avions pas le droit de prendre quoi que ce soit. Ils nous ont dit : "Tout est à nous maintenant". Ils n'arrêtaient pas de montrer leur montre pour nous obliger à nous dépêcher, ils nous disaient que nous n'avions que 10 minutes pour partir et ils pointaient leurs armes sur nous. Mon mari essayait de défendre notre maison. Ils ont dit : "C'est notre maison, notre terre", et ils ont pris sa veste et l'ont enfilée. Ils ont menacé de le tuer. Ma fille a pris des photos pour montrer ce qu'ils faisaient, mais ils ont pris son téléphone et ont tout effacé.
Les restrictions de mouvements, les difficultés financières rencontrées pour se procurer des médicaments, la fermeture des cliniques du ministère de la Santé en raison des mesures imposées par les forces israéliennes et les ruptures de médicaments dans les pharmacies ont un impact délétère sur l'accès aux soins en Cisjordanie. Pour de nombreux Palestiniens vivant à Hébron et dans les environs, les blessures physiques, les traumatismes psychologiques et l'accès restreint aux soins médicaux sont une réalité quotidienne.
Cet environnement de plus en plus coercitif et violent a des conséquences graves sur la santé physique et mentale de la population. Au-delà des violences et des blessures physiques, les patients suivis par MSF sont affectés psychologiquement par la violence structurelle directement liée aux « mesures de sécurité » excessives des forces israéliennes.
MSF appelle les autorités israéliennes à garantir l’accès aux soins des Palestiniens d’Hébron ainsi que leur sécurité, ce qui inclut leur protection face aux violences des colons.