Depuis plusieurs années, les communautés isolées de la région du Chocó en Colombie font face à un regain de violence de la part des groupes armés, qui contrôlent le territoire afin de mener des activités illégales, comme la culture de la coca ou l’extraction illégale d’or. Avec Médecins Sans Frontières (MSF), la photographe Fernanda Pineda a créé un projet artistique pour montrer les conséquences de ce conflit et la résistance quotidienne des communautés afro-colombiennes et autochtones qui vivent dans cette région.
Une école criblée de balles ; un champ où des dirigeants communautaires sont morts ; une maison dans laquelle un garde autochtone ne veut pas retourner ; une rue où les membres de la communauté se sont unis contre le recrutement forcé de leur jeunesse par un groupe armé : ce sont quelques-unes des scènes que Fernanda Pineda a pu observer dans certaines des zones les plus reculées du Chocó.
Selon le Bureau du Défenseur du peuple de Colombie, l’organisme gouvernemental national chargé de la protection des droits civils et humains, le Chocó a été la région qui a enregistré le plus grand nombre de confinements forcés en 2023, avec 124 incidents touchant 40 414 personnes. Les confinés forcés sont définis en Colombie comme une situation dans laquelle la violence de groupes armés oblige la population à rester chez eux afin de tenter de protéger leur intégrité physique.
La région a enregistré le deuxième plus grand nombre de déplacements de population liés à la violence, soit 19 des 154 qui ont eu lieu l'année dernière en Colombie. Près de 37 000 cas de violations des droits humains y ont été recensés, dont plus de 5 700 dans la seule municipalité d’Alto Baudó de Chocó.
Atelier collaboratif
Fernanda Pineda a remonté le fleuve Baudó jusqu'aux communautés afro-descendantes de Chachajo et Mojaudó, et au village indigène de Puesto Indio à Alto Baudó, afin de mettre en œuvre un projet collaboratif. Accompagnée de l'équipe d'engagement communautaire de MSF, composée en grande partie de personnes autochtones et afro-descendantes, elle a proposé aux guérisseuses traditionnelles de travailler sur les blessures de leur communauté.
« Ce sont des communautés où les femmes jouent un rôle de premier plan en raison de leur connaissance des plantes médicinales. Nous avons d’abord identifié avec elles des lieux de leurs communautés dans lesquels ont eu lieu des actions violentes. Puis, nous nous sommes appuyés sur leurs connaissances pour entrer dans un espace symbolique de guérison », explique Fernanda Pineda.
Au total, sept femmes des trois communautés ont identifié des endroits marqués par le conflit. Ces lieux ont ensuite été photographiés et les guérisseuses ont réalisé un travail sur ces images, en y appliquant des sutures, des remèdes ou des fleurs qu'elles utilisent habituellement pour soulager la douleur.
Cette démarche a également permis de recueillir la parole des membres de la communauté sur la violence liée au conflit, qui ont décrit un sentiment de peur et de vulnérabilité persistant, en l’absence d’une réponse efficace des institutions.
Dans l’école de Mojaudó, des rayons de lumière filtrent à travers les trous laissés par les impacts dans le plafond. Des livres et des calendriers sont accrochés aux murs criblés de balles. Les sièges bleus n'ont pas bougé depuis le jour de l’attaque, comme si la salle de classe était devenue un musée de l'horreur.
« Il était environ deux heures du matin lorsque les tirs ont commencé. Les balles ont traversé le plafond et notre cuisine, on entendait beaucoup de coups de feu. Où est-ce qu'on peut se réfugier en pleine nuit ? Nous nous sommes jetés par terre », explique une sage-femme. « La population de Mojaudó est terrorisée, déplore une autre femme. Parfois, quand une noix de coco ou un autre fruit tombe sur le toit, nous pensons que tout va recommencer. »
Le constat est partagé par une sage-femme de la municipalité de Puesto Indio. « J’étais l’assistante de mon mari, qui était jaibaná [guérisseur spirituel]. Mon mari est parti et mes enfants avaient besoin de soin. C’est ainsi que j’ai commencé ma pratique de guérisseuse. Je suis la première femme jaibaná dans ces communautés. Le territoire est malade. La violence nous persécute et nous rend malades », explique-t-elle.
Communautés isolées
À l’impact de la violence et des menaces continues qui pèsent sur ces communautés, s’ajoutent les défaillances et l'absence de soutien de la part des institutions. La région est principalement desservie par la rivière Baudó et ses affluents, et le coût du transport rend les déplacements inaccessibles aux personnes sans sources de revenus.
Les communautés de la région ont un accès limité aux services de base, comme l’éducation et les soins de santé. Elles ont des difficultés à se procurer des médicaments, mais aussi de l’eau potable et font face à un risque d’insécurité alimentaire lié à la présence de groupes armés et d’engins explosifs dans les zones agricoles. Cette situation a un impact permanent sur la santé physique et mentale des habitants.
Au contact des communautés isolées, les équipes MSF sont « les témoins directs de l’impact profond de l’escalade du conflit armé sur le bien-être des communautés locales », explique la Dr Altair Saavedra, coordinatrice médicale de MSF en Colombie et au Panama.
MSF a mis en œuvre un programme complet de formation pour les agents et promoteurs de santé communautaire afin d’améliorer l’accès aux services de santé dans les communautés les plus reculées de la municipalité d’Alto Baudó. Entre mars 2022 et juillet 2024, ces agents et promoteurs ont effectué près de 10 000 consultations et organisé plus de 5 200 séances éducatives sur la santé préventive, auxquelles ont participé plus de 47 300 personnes.
Au cours de cette période, MSF a orienté plus de 2 000 personnes des zones isolées vers des centres de santé, la plupart d’entre elles ayant des besoins médicaux urgents.
« Les communautés afro-descendantes et indigènes du Chocó vivent dans un état de vulnérabilité permanent. Le gouvernement colombien, avec le soutien des organisations nationales et internationales, doit œuvrer à garantir l’accès aux services de santé à toutes ces communautés », conclut la Dr Altair Saavedra.