Aujourd’hui, le camp de Moria sur l’île grecque de Lesbos accueille plus de 20 000 personnes. Depuis 2015, MSF y est présente pour leur porter assistance. Quatre ans après l’accord signé entre l’Union européenne et la Turquie, prévoyant le maintien des migrants et réfugiés sur le sol turc, la situation des personnes en exil n’a jamais été aussi alarmante en Grèce. La pandémie actuelle de Coronavirus rend plus qu’urgente l’évacuation des camps grecs.
Les naufragés
En 2015, des centaines de milliers de personnes fuient les guerres qui ont lieu dans leur pays au Moyen-Orient – notamment en Syrie, en Irak, mais aussi en Afghanistan. Elles se lancent, depuis la frontière maritime turque, sur des embarcations de fortune pour tenter de rejoindre les îles grecques, au péril de leur vie.
Au cours du seul mois de juillet 2015, le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations-unies (UNHCR) enregistre l’arrivée de 50 000 personnes sur les îles grecques, notamment à Lesbos, Samos, Kos, Chios et Léros.
Stratégie de la dissuasion
En application du règlement Dublin III, les migrants débarqués sur les îles grecques sont obligés d’y déposer leur demande d’asile et d’y rester. La route traversant les Balkans devient alors une alternative pour ceux qui veulent éviter l’impasse grecque.
Mais dès l’automne, la Macédoine, la Serbie et la Hongrie ferment leurs frontières, allant jusqu’à la construction d’un mur de barbelés le long de la frontière sud de la Hongrie.
Face à l’afflux toujours important sur les îles grecques, les équipes MSF décident d’intervenir en urgence : des opérations de sauvetage en mer Égée sont menées et des équipes sont mobilisées pour prendre en charge les réfugiés une fois leur arrivée sur les plages des îles grecques ou au port de Mytilène à Lesbos, la principale ville de l’île. MSF effectue également des distributions de couvertures, de vêtements chauds ainsi que de nourriture pour venir en aide à la population et répondre au mieux à ses besoins.
L’impasse « Moria »
En octobre 2015, le camp de Moria, où se sont installés en nombre les demandeurs d’asile, devient le premier « hotspot » européen. Les demandes d’asile y sont triées pour identifier ceux susceptibles de recevoir le statut de réfugié et on y recueille les noms, les pays d’origine et les empreintes digitales de chaque arrivant.
« J’ai été torturé dans une prison syrienne pendant des mois. Je suis venu ici et je suis allé à l’hôpital, car j’étais traumatisé. Ils ont dit que je devais attendre huit mois pour voir un psychiatre. Quand j’ai entendu ça, j’ai eu envie de mourir. »
En parallèle, d’autres « hotspots » sont mis en place en novembre sur les îles de Samos, Kos, Chios et Léros, où la surpopulation dans les camps devient de plus en plus préoccupante. Les frontières se ferment au nord de la Grèce et les arrivées restent constantes, même en hiver.
UE-Turquie : l’accord de la honte
Le 18 mars 2016, l’Union européenne signe avec la Turquie un accord visant à renvoyer les nouveaux migrants arrivés sur les îles grecques vers le territoire turc, avec en contrepartie une aide financière européenne (à hauteur de 6 milliards d’euros) pour aider la Turquie à les accueillir.
L’accord stipule également que pour un réfugié syrien renvoyé vers la Turquie depuis les îles grecques, l’Union européenne s’engage à réinstaller un Syrien en provenance de Turquie dans un de ses États membres, avec un plafond fixé à 72 000 personnes.
Avec cet accord, l’Union européenne acte ainsi officiellement le fait de sous traiter le sujet migratoire à la Turquie.
« La peur de ne pas savoir ce qui va nous arriver, à moi et ma famille, nous écrase. C’est nous tuer de l’intérieur. Je dis à mes enfants que tout ira bien. Mais j’entends qu’ils veulent nous renvoyer en Turquie, en Syrie, ils disent que nous y serons en sécurité. Mais nous n’aurions pas mis notre vie en danger pour venir ici s’il y avait de la sécurité là-bas. »
MSF dénonce vigoureusement cet accord et décide de suspendre temporairement les activités mises en place dans le camp de Moria. L’association conteste la stratégie dissuasive de l’Union européenne à l’égard des migrants et réfugiés, visant à les décourager de venir y trouver la sécurité et la protection qu’ils recherchent.
Au moment de la signature de cet accord, plus de 40 000 hommes, femmes et enfants sont bloqués en Grèce, dont 12 000 dans le seul camp d’Idomeni à la frontière gréco-macédonienne.
« Ils cherchaient la sécurité, ils ont trouvé la mort »
En septembre 2016, MSF ouvre à Lesbos une clinique dans le centre-ville de Mytilène pour offrir des soins de santé sexuelle et reproductive, traiter des maladies chroniques et apporter un soutien en santé mentale. Les équipes commencent également à identifier les personnes vulnérables dans le camp de Moria et répondre aux besoins en santé mentale.
Un camp au bord de l’implosion
Depuis quatre ans, le nombre de personnes installées dans le camp de Moria fluctue selon les arrivées et les départs des demandeurs d’asile sur l’île. Après la signature de l’accord entre l’Union européenne et la Turquie, la population du camp se stabilise un temps, jusqu’à une nouvelle vague d’arrivées dès l’été 2018. À l’automne 2019, le camp accueille 13 000 personnes, alors que sa capacité d’accueil initiale est de 3 000.
En raison de la surpopulation, des conditions de vie inhumaines, d’un environnement insalubre et d’un manque d’installations décentes, le camp de Moria n’a cessé d’être sous tension. La violence quotidienne a intensifié un sentiment d’anxiété déjà présent au sein de la population migrante.
Entre juillet et août 2017, 80 % des nouveaux patients traités par MSF pour des problèmes de santé mentale à Lesbos ont déclaré avoir subi des violences (47 sur 59 patients). Un peu plus du quart a été torturé (16 sur 59 patients) et 19 % ont déclaré avoir subi des violences sexuelles (11 patients sur 59). Ces violences ont été vécues dans leur pays d’origine, durant leur périple ou lors de leur arrivée en Grèce.
Durant la même période, 110 patients ont été référés à MSF par d’autres acteurs humanitaires. À la clinique MSF, chaque semaine durant l’été 2017, entre six et sept personnes ont eu besoin de soins urgents liés à des tentatives de suicide, automutilations, psychoses et à d’autres urgences.
« Quoi que je vous dise, vous ne comprendrez pas. La mort à Madaya [ville syrienne] … Les gens mourraient de faim devant moi […] Je me souviens encore du goût des feuilles et de l’odeur de mort. J’ai été emprisonné [à Lesbos] pendant quatre mois. Je ne peux pas oublier. Depuis, je vois constamment des fantômes […] Je sais que je dois trouver de l’espoir, mais quand la nuit tombe et que je vois où je suis, j’ai l’impression de devenir fou. »
Des cas de violences policières ont également été recensés ces quatre dernières années, renforçant le sentiment d’insécurité. Le 18 juillet 2017, des affrontements entre la police et des demandeurs d’asile ont lieu dans le camp de Moria, à la suite de la détention de l’un d’entre eux. Ce jour-là, 35 personnes sont arrêtées par les forces de l’ordre, dont 14 ont rencontré les équipes MSF trois jours plus tard. Toutes avaient subi des violences, mais aucune n’avait pu accéder à des soins médicaux avant l’arrivée de MSF.
Le camp de Moria connaît des incendies à de multiples reprises faisant plusieurs victimes, dont un mort en octobre 2019, ainsi que des pluies torrentielles qui dégradent encore les conditions dans le camp et alimentent la violence.
MSF est également témoin de cas de violences sexuelles qui se produisent autant à l’intérieur, qu’autour du camp. En quatre ans, l’état de santé et de santé mentale de milliers de personnes s’est ainsi progressivement dégradé, notamment chez les enfants.
« C’est à la fois déchirant et incroyablement désarmant de voir que l’état de santé mentale des demandeurs d’asile à Lesbos empire progressivement. Nous faisons de notre mieux pour aider ceux que nous pouvons, mais la situation dans laquelle ils se trouvent est tellement horrible. Nous entendons parler de 15 tentatives de suicide chaque mois à Moria, c’est une situation insupportable. »
Des enfants qui veulent mourir
Entre février et juin 2018, lors de séances collectives en santé mentale pour les enfants de 6 à 18 ans, les équipes de MSF ont constaté que près 25 % de ces enfants avaient eu recours à des formes d’automutilation, tenté de se suicider ou bien souhaitaient tout simplement mourir.
La détérioration de l’état psychologique des enfants s’est également observée par l’apparition de cas de mutismes, de crises de panique à répétition, d’une augmentation constante de l’anxiété, d’agressivité de plus en plus fréquente ou encore des cauchemars récurrents.
« Ma fille a cinq ans. Elle ne parle quasiment plus. Mon mari, lui, ne dort plus. Je reste éveillée la nuit en pensant à ce qui pourrait nous arriver, ce que nous aurions dû faire différemment. Parfois je tremble. Le stress, la peur, la tristesse. C’est trop… »
De mars à décembre 2019, plus de 270 cas d’enfants souffrant de maladies chroniques impliquant des traitements spécialisés ont été recensés par les équipes pédiatriques MSF près du camp de Moria, traitements auxquels ils n’ont pas accès.
« Ma fille, Zahra, souffre d’autisme. Nous vivons dans un espace exigu, presque sans électricité. Souvent, au milieu de la nuit, elle a des crises d’épilepsie et il n’y a personne pour nous aider. Je veux simplement être dans un espace où ma fille peut jouer comme les autres enfants et être soignée par un bon médecin. »
Les problèmes structurels du système de santé grec et les nouvelles lois restrictives sur les droits des étrangers, mises en place depuis 2019 (dont la suspension de l’accès à l’assurance santé publique pour tous les ressortissants étrangers), limitent encore l’accès aux soins des migrants : leurs enfants ne peuvent pas être référés sur le continent, vers des hôpitaux à même de leur apporter des soins adaptés. Celui de Lesbos fonctionne quant à lui déjà en surcapacité et n’intègre pas assez de services spécialisés.
« Au cours des quatre dernières années, la situation humanitaire n’a cessé de s’aggraver. Une femme, un enfant et un bébé de 9 mois sont décédés au cours des trois derniers mois seulement, dans les conditions épouvantables du camp de Moria et à cause du manque de soins adéquats. Ils cherchaient la sécurité en Europe, ils ont trouvé la mort dans un centre d’accueil. La situation est comparable à celle que nous observons après des catastrophes naturelles ou dans des zones de guerre dans d’autres parties du monde. Il est scandaleux de voir ces conditions en Europe et de savoir qu’elles résultent de choix politiques délibérés. Il faut d’urgence arrêter cette folie. »
L’évacuation des camps grecs, maintenant
Les politiques migratoires européennes doivent de manière impérative et immédiate encourager la protection des personnes détenues en Grèce, en œuvrant pour la mise en place d’un régime d’asile européen commun, en renforçant les moyens de protection et en fournissant des services de santé accessibles et adaptés.
Frontière gréco-turque, zone tampon
En mars 2020, la réouverture de la frontière gréco-turque sur décision du Président Erdogan a entraîné le déplacement de milliers de personnes qui se sont retrouvées bloquées au Nord de la Grèce. Elles ont été accueillies avec des tirs de gaz lacrymogènes et d’armes à feu. Celles qui sont arrivées par la mer ont été menacées par les gardes côtes grecs qui ont tenté de repousser violemment leurs embarcations.
Les personnes arrivées dans les îles grecques après le 1er mars 2020 ont quant à elles été confinées dans les ports des îles, sans accès aux services de base, en attendant d’être envoyées dans des centres de détention, en vue de leur expulsion – au lieu d’être transférées dans des centres d’accueil et d’identification.
Le gouvernement grec a par ailleurs interrompu temporairement l’enregistrement des demandes d’asile et a fait savoir que toute personne entrée illégalement sur son territoire serait expulsée.
Criminalisation des demandeurs d’asile
Aujourd’hui, plus de 40 000 personnes – dont plus d’un tiers sont des enfants – sont enfermées dans les centres d’accueil des îles grecques prévus initialement pour 6 000 personnes, soit presque 7 fois la capacité d’accueil.
La construction de nouveaux camps a été évoquée par les autorités grecques, notamment à Lesbos, alors que les tensions sur l’île sont de plus en plus importantes. Émeutes, barrages routiers, incendies criminels, attaques xénophobes contre les demandeurs d’asile et ceux qui les aident deviennent monnaie courante et fragilisent l’assistance portée aux demandeurs d’asile.
« De nombreuses organisations ont dû réduire leurs activités ou quitter Lesbos. Nous nous retrouvons à négocier l’accès à l’île pour pouvoir soigner ceux qui en ont besoin. Cela signifie que les enfants du camp de Moria ont désormais un accès réduit aux soins médicaux, et que les malades mentaux et les patients souffrant de maladies chroniques ne peuvent peut-être pas recevoir leurs médicaments. »
Les nouvelles mesures d’urgence restrictives du gouvernement grec ont de fait criminalisé les demandeurs d’asile en Grèce et leur ont enlevé toute possibilité d’être protégés.
L’enfermement… et le coronavirus
Alors que l’Europe est devenue le nouvel épicentre de l’épidémie de Coronavirus et que le gouvernement grec exige un confinement général de sa population depuis le 23 mars, les camps des îles grecques ne sont toujours pas évacués.
En raison du surpeuplement, du manque de services sanitaires et de soins médicaux, le risque de propagation du virus dans les camps est élevé au sein d’une population vulnérable et précaire, avec un accès aux soins déjà réduit.
En date du 24 mars 2020, quatre cas de Covid-19 ont été confirmés sur l’île de Lesbos. L’évacuation des camps grecs devient plus urgente que jamais.
« Dans certaines parties du camp de Moria, il n’y a qu’un seul point d’eau pour 1 300 personnes et pas de savon. Des familles de cinq ou six personnes doivent dormir dans des espaces ne dépassant pas 3m². Cela signifie que les mesures recommandées comme le lavage fréquent des mains et la distanciation sociale pour prévenir la propagation du virus sont tout simplement impossibles. »