La guerre qui ravage le Soudan depuis plus d’un an et qui oppose les Forces armées soudanaises (SAF) aux Forces de soutien rapide (RSF) a entraîné des niveaux de violence effroyables. Les équipes de Médecins Sans Frontières (MSF), qui travaillent dans huit des 15 États du pays et soutiennent plus de 30 établissements de santé, sont les témoins et parfois les victimes de ces violences. S'appuyant sur des données recueillies entre le 15 avril 2023 et le 15 mai 2024, le rapport « War on People » met en lumière les violences observées depuis le début de la guerre au Soudan, en avril 2023, et ses conséquences sanitaires.
La guerre qui a d’abord éclaté en avril 2023 à Khartoum, la capitale soudanaise de 4,9 millions d'habitants, s'est rapidement étendue aux villes des États du Darfour, puis à celles des États d’Al Jazirah et du Kordofan. Des millions de personnes ont été piégées par des lignes de front mouvantes dans des zones densément peuplées, les empêchant de fuir les combats.
Dans les zones de conflit à Khartoum, Al Jazirah et au Darfour, nos équipes ont soigné des milliers de personnes blessées par des tirs croisés, des bombardements à grande échelle et des tirs d'artillerie. Des maisons, des centres de santé et des infrastructures essentielles y ont été partiellement endommagés ou détruits.
Dans l’État de Khartoum, MSF soutient huit structures de santé. Du 15 août 2023 au 30 avril 2024, le personnel médical de l'hôpital Al Nao, à Omdurman, a admis un total de 6 776 blessés de guerre, soit en moyenne 26 blessés de guerre par jour, pour des blessures par balle (53%), par éclats d'obus (42%) et à l'arme blanche (5%). Au moins 399 d'entre eux ont succombé à leurs blessures. Les femmes et les enfants représentent près de 30 % des 624 blessés de guerre pris en charge au cours du seul mois de mars 2024.
« Nous avons entendu une explosion, sans pouvoir identifier d’où elle venait. Lorsque les premiers blessés sont arrivés, ils nous ont dit que d'autres victimes affluaient vers l'hôpital. 110 blessés sont arrivés à Al Nao à cause d’un bombardement à Thawra 92. Environ 20 personnes sont décédées immédiatement, certaines étaient déjà mortes en arrivant. Il manquait une main ou une jambe à la plupart d’entre elles.
Dans l’État du Darfour du Nord, entre le 10 et le 25 mai 2024, les équipes MSF de l’hôpital sud situé dans la ville d’El Fasher ont reçu 930 blessés, dont 123 sont morts. 160 blessés ont été pris en charge au cours de la seule journée du 10 mai, puis 130 le 12 mai. La plupart des personnes n'ont pas pu accéder aux quelques structures médicales encore fonctionnelles à cause des combats. Le 25 mai, un membre de l'équipe MSF a été tué par des tirs d'obus sur sa maison, située à proximité du marché principal de la ville.
Attaques sur les hôpitaux, le personnel médical et les patients
Dans l’ensemble du pays, l'accès aux soins a été sévèrement affecté par les pénuries, le blocage et le pillage des fournitures médicales, mais aussi par les attaques contre les établissements de santé, les patients et le personnel médical. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA), 70 à 80% des hôpitaux dans les zones touchées par le conflit ne sont plus fonctionnels et plus de 65% de la population soudanaise n'a pas accès aux soins de santé.
« Je suis parti avec ma mère âgée, qui est diabétique et qui souffre d'hypertension. Elle n'avait pas de traitement, nous avons essayé de trouver un médecin à Shendi ou des personnes dans la communauté qui pourraient nous donner des médicaments, mais c'était très difficile. On ne parvenait pas toujours à les avoir en quantité suffisante et ma mère est souvent restée sans traitement pendant de longues périodes. Elle est maintenant dans un état proche du coma, elle ne parle plus.
Nos équipes ont rapporté pas moins de 60 incidents violents de la part des SAF et des RSF contre le personnel, les biens et les infrastructures de MSF. Ces incidents incluent des affrontements directs, le pillage de fournitures médicales dans les hôpitaux et les entrepôts, ainsi que des tirs à l’intérieur des structures que nous soutenons.
À Omdurman, la maternité Al Saudi soutenue par MSF a fermé ses portes en juillet 2023 et ses activités ont été délocalisées à l'hôpital Al Nao après qu'un soignant a été abattu à l’intérieur de la maternité, vraisemblablement par un sniper. L'hôpital Al Nao a été touché à trois reprises par des tirs d'obus en août et en octobre 2023, puis en juin 2024. En octobre 2023, l’obus a touché le service des urgences, tuant deux soignants et blessant grièvement cinq personnes.
Au Darfour du Nord, dans la soirée du 11 mai 2024, une frappe aérienne des SAF a été menée à 50 mètres de l'hôpital pédiatrique Babiker Nahar, soutenu par MSF à El Fasher. Cette frappe a entraîné l'effondrement du toit au-dessus de l'unité de soins intensifs ainsi que la mort d’un soignant et de deux enfants qui y étaient traités.
Le plus grand déplacement de population au monde
6,4 millions de Soudanais sont actuellement déplacés à l'intérieur du pays et plus de 2 millions ont trouvé refuge dans les pays voisins, ce qui constitue la pire crise de déplacement au monde. La plupart des personnes déplacées ont fui Khartoum, l'épicentre du conflit, suivi d'une deuxième grande vague de déplacements depuis Wad Madani, dans l’État d'Al Jazirah, en décembre 2023, à la suite de la prise de la ville par les RSF. Au Darfour, plus de 550 000 personnes ont fui vers le Tchad et plus d'un million ont cherché refuge dans d'autres États du Soudan.
Dans les projets de MSF sur les sites de déplacement au Soudan, dans les camps de réfugiés au Tchad et le long des routes migratoires, les patients que nous rencontrons décrivent des violences qui commencent à l'intérieur même de leurs maisons et se poursuivent tout au long de leurs déplacements. Leurs témoignages indiquent des cas systématiques d'expulsion forcée, de pillage et d'incendie criminel, d'interrogatoire dégradant, d'arrestation arbitraire, d'enlèvement et de torture, le tout sur fond de suspicion et de méfiance à l'égard de ceux qui tentent de fuir vers des zones plus sûres.
« Les hommes étaient armés de deux fusils, trois AK-47 et de bâtons, ils étaient habillés en tenue de camouflage des RSF. J’ai deviné à leurs traits physiques qu'ils faisaient partie des tribus Tarjam, et j’ai pensé qu’ils pouvaient faire partie des RSF. Lorsque je me suis retourné pour rentrer chez moi, l'un des hommes armés m'a poignardé dans le dos et un autre soldat m'a frappé très fort à la tête. J'ai été poignardé à plusieurs reprises et je suis tombé au sol. Ma femme est sortie de la maison, elle pleurait et criait. [...] Les soldats sont ensuite entrés chez moi et ont pris des vêtements et des effets personnels. Quand ils en sont sortis, ils m'ont regardé, allongé sur le sol, j'étais à peine conscient. Je les ai entendu dire “il va mourir, ne gaspillez pas vos balles” tandis que l'un d'entre eux m’écrasait avec son pied.
Violences extrêmes
Les civils fuyant les zones de conflit décrivent notamment un harcèlement et des abus généralisés aux postes de contrôle. Les vols - en particulier d'argent et de téléphones - sont fréquemment signalés dans les récits des patients. Des enlèvements et des arrestations arbitraires de la part des SAF et des RSF nous ont également été rapportés. Ils auraient été motivés par une suspicion d'appartenance des victimes à des groupes ennemis, des tentatives d'extorsion, d'enrôlement forcé dans des groupes armés ainsi que d’autres formes d'exploitation.
« Lorsque nous avons essayé de quitter [Khartoum], les RSF nous ont bloqués et m'ont demandé de venir avec eux pour travailler à l'hôpital Sharg El Neel pour soigner leurs soldats. Ils m'auraient tiré une balle dans la tête si j'avais refusé. [...] Ma mère les a suppliés de ne pas m'emmener et ils nous ont laissés partir. Lorsque nous étions à Umdawwanban, ils sont venus au village et ont emmené 17 filles de la tribu Bahateen, ainsi que les deux femmes médecins avec lesquelles je travaillais. Ils les ont emmenées de force et je ne sais pas ce qu'elles sont devenues. Une de mes amies était restée à Khartoum, je sais qu'ils l'ont abattue de trois balles dans le corps.
Un groupe de Soudanais a également fait part d'abus et de mauvais traitements infligés par les SAF alors qu'ils fuyaient Madani. Plusieurs hommes ont raconté avoir été arrêtés et emmenés dans un camp militaire après avoir été soumis à des formes extrêmes de violence s'apparentant à des actes de torture. Ils décrivent avoir été séparés des femmes, déshabillés, interrogés et soumis à des sévices.
« Lorsque la guerre a éclaté, nous avons immédiatement évacué vers Sennar. [...] Des soldats du gouvernement nous ont arrêtés et ont dit à tous les hommes de descendre de la voiture. Nous étions un groupe de 14 personnes. Ils nous ont ordonné de nous déshabiller et de nous agenouiller. Ils m’ont mis en joug et m'ont demandé d'où je venais. Je leur ai dit que j'étais Habesha et que j'allais au camp de réfugiés. Ils m'ont répondu qu'ils n'avaient pas besoin d'autres Habesha ici et que nous étions leurs ennemis. Ils nous ont versé de l'eau bouillante dessus et nous ont frappés avec un bâton. Nous sommes restés là une heure avant qu'ils ne nous emmènent dans un camp militaire, puis qu'ils nous laissent enfin partir.
Les violences sexuelles sont omniprésentes mais insuffisamment signalées en raison de la stigmatisation, de la peur de représailles et du manque de services de protection et d'espaces confidentiels. Les données recueillies par MSF auprès des réfugiés soudanais au Tchad indiquent que les violences sexuelles sont largement utilisées comme arme de guerre, en particulier à l'encontre des femmes et des filles.
Entre juillet et décembre 2023, 135 survivantes se sont adressées à nos équipes à Adré, au Tchad, révélant des cas de viol, d'enlèvement et d'exploitation perpétrés au Soudan pendant le conflit. Dans 90% des cas, les auteurs étaient des hommes armés.
« Deux jeunes filles de Sariba, notre quartier [à Madani], ont disparu. Plus tard, mon frère a été enlevé et lorsqu'il est rentré chez lui, il a dit que les deux filles se trouvaient dans la maison où il était détenu depuis deux mois. Il a entendu des choses horribles à leur sujet, le genre de choses horribles qu'ils font aux filles.
Ciblage ethnique
Au Darfour occidental, la violence a pris une dimension ethnique, visant spécifiquement la communauté Masalit, et s'est traduite par des déplacements forcés, des exécutions illégales et des traitements inhumains qui seraient le fait des RSF et de groupes affiliés. En juin 2023, les équipes de MSF au Tchad ont soigné plus de 800 blessés de guerre en trois jours : la plupart d'entre eux étaient des Masalit et avaient fui la ville d'El Geneina et ses environs.
« Ils nous ont dit que nous [les Masalit] n'étions pas chez nous et nous ont donné deux options : partir maintenant au Tchad ou être tués. Ils ont pris des hommes et je les ai vus les exécuter dans la rue, sans personne pour enterrer les cadavres.
Une enquête rétrospective de mortalité, menée par MSF entre août et septembre 2023 dans trois camps de réfugiés soudanais au Tchad, a également révélé une surmortalité. Dans le camp d’Ourang, le taux de mortalité a été multiplié par 20 par rapport au taux d’avant-guerre, avec un pic en juin 2023. La plupart des décès ont eu lieu à El Geneina, tandis qu'un quart d'entre eux se sont produits alors que les gens fuyaient vers le Tchad. Près d'un homme sur 20 âgé de 15 à 44 ans a été porté disparu pendant cette période.
Un autre enquête de MSF menée au Darfour du Sud en février et mars 2024 a révélé des taux de mortalité bruts excessifs et un doublement du taux de mortalité brut (CMR) dans le nord de Nyala, en particulier lors des violents combats d'octobre 2023. Dans la ville même de Nyala, des patients ont raconté qu’au cours de l'été 2023, des milices affiliées aux RSF sont allées de maison en maison, ont pillé, battu et tué des personnes, ciblant des groupes spécifiques sur la base de leur appartenance ethnique. Ailleurs au Darfour, des cas de ciblage et de discriminations ethniques ont également été signalés.
Un mépris flagrant pour la vie des Soudanais
Ce rapport décrit des violences de grande ampleur commises par l’ensemble des belligérants à l'encontre des civils, y compris des violations du droit international humanitaire, qui montrent leur mépris flagrant pour la vie des Soudanais.
Alors que le Soudan entre dans sa seconde année de conflit, l'ampleur des besoins s'est accrue en raison d'un manque de financement, de contraintes d'accès et de problèmes de coordination dans le pays. Les blessures physiques et mentales causées par la violence ont été exacerbées par l'effondrement du système de santé et l'insuffisance de la réponse humanitaire internationale. Les équipes de MSF continuent de soigner des personnes qui meurent de complications évitables parce qu'elles n'ont pas pu se rendre plus tôt dans un centre de soins ou acheter des médicaments, lorsque ceux-ci sont disponibles.
L'échec des efforts internationaux et diplomatiques visant à assurer l'accès des acteurs humanitaires au Soudan et à garantir la protection des civils rappelle la gravité de cette crise largement oubliée. MSF appelle les parties au conflit à cesser immédiatement les attaques contre les civils et à faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire dans le pays afin de mettre fin aux souffrances des Soudanais et des Soudanaises.