2014 est vue comme une année cruciale pour l’Afghanistan : après 12 ans, l’intervention de l’OTAN emmenée par les États-Unis est entrée dans sa phase finale et des élections présidentielle et provinciales sont prévues au mois d’avril. Alors que la majorité des forces internationales quittera le pays à la fin de l’année, l’attention internationale se détournera sans doute rapidement de l’Afghanistan. Elle se focalisera sur le retrait des troupes, la transition en matière de sécurité et les tensions pré-électorales. La réalité quotidienne de la population afghane risque d'être passée sous silence, alors que cette population reste prise au piège d’un conflit qui s'intensifie. 2013 aura en effet été la deuxième année la plus sanglante pour les civils dans le pays depuis 2001.
Alors que les forces de la coalition se retirent, leurs dirigeants mettent en exergue le bilan de l’intervention internationale en Afghanistan. Les succès de l’intervention sont amplement soulignés pour appuyer les agendas politiques et militaires. En ce qui concerne l’accès aux soins de santé, de gros investissements et progrès ont certes été effectués depuis 2002. Mais si le discours officiel sur le système de santé en Afghanistan se concentre sur les réussites, il occulte des besoins humanitaires et médicaux qui demeurent criants.
Le discours exagérément optimiste sur les succès en matière de santé diffère résolument de la réalité observée par les équipes de Médecins Sans Frontières (MSF) sur le terrain. Cependant, une vision globale de l’étendue des besoins est rendue difficile par le manque de données statistiques fiables. Afin de mesurer plus clairement la capacité de la population à accéder aux soins de santé, MSF a mené une étude dans les quatre hôpitaux où nos équipes travaillent – dans les provinces de Helmand, Kaboul, Khost et Kunduz. Six mois durant, une enquête et des interviews ont été réalisées auprès de plus de 800 patients et du personnel soignant, afin d'évaluer l’étendue des obstacles auxquels doit faire face la population pour accéder aux soins médicaux.
Les résultats ne sont guère réjouissants. Les statistiques et les témoignages des patients mettent en lumière l’effet dévastateur de la guerre sur les communautés afghanes. Dans ce pays où les taux de mortalité sont parmi les plus élevés au monde, les services de santé sont largement déficients, particulièrement dans les régions reculées.
Les témoignages illustrent clairement l’impact des violences sur les civils: une famille entière soufflée par l’explosion d’une mine alors qu’elle venait de quitter l'hôpital avec un nouveau-né; des villages pris au piège des attaques et des exigences des différents groupes armés; des personnes obligées de veiller des nuits entières aux côtés de proches blessés ou malades, pendant que les combats font rage dehors, en espérant une accalmie pour pouvoir se rendre dans une clinique le lendemain.
PRINCIPALES OBSERVATIONS
L’impact de la violence et de l’insécurité sur la population
- Au cours des 12 derniers mois, une personne sur quatre (29%) a été directement victime de violences sur sa personne ou a vu un membre de sa famille ou un ami en subir les conséquences.
- Au cours de l’année écoulée, une personne sur quatre (23%) a vu un membre de sa famille ou un ami décéder des suites d'actes de violence.
- La grande majorité (87%) des violences et des décès sont causés par le conflit en cours. Les autres cas de décès et de violences résultent de problèmes de criminalité ou de querelles personnelles ou au sein des communautés.
L’impact du manque d’accès aux soins
- Au cours des 12 derniers mois, une personne sur cinq (19%) a vu un membre de sa famille ou un ami proche décéder suite au manque d’accès aux soins.
- Les trois principaux obstacles à l’accès aux soins impliquant un décès sont: le manque d’argent et le coût élevé des soins (32%); les longues distances (22%); le conflit (18%).
Le danger des déplacements jusqu’aux structures de santé
- Ceux qui parviennent à atteindre une structure de santé ont dû faire face à de nombreux obstacles. Le principal obstacle, cité par une personne sur deux (49%), est lié au conflit.
- Même si les personnes interrogées dans le cadre de cette enquête sont celles qui sont parvenues jusqu’à un hôpital, une personne sur huit indique que cela n'a pas été le cas à d’autres occasions au cours de l’année écoulée. À Helmand et Kunduz, deux personnes sur cinq affirment ne pas avoir pu accéder aux structures de santé de MSF ou ne pas y être arrivées en temps voulu, cela au moins une fois au cours de l’année écoulée.
- Dans trois quarts des cas (74%), l'obstacle est lié au déroulement de combats ou à l’insécurité pendant la nuit.
Les obstacles liés aux distances et aux coûts
- Les distances à parcourir pour atteindre une structure de santé constituent un obstacle majeur pour les patients dans les quatre provinces concernées. À Kaboul et Kunduz, les patients interrogés ont mentionné ces deux facteurs comme étant les principaux obstacles à l'accès aux soins. Un tiers des personnes interrogées à Kunduz rapporte que la distance a représenté un obstacle majeur pour le transport de patients blessés nécessitant des soins d’urgence.
- Pour atteindre l’hôpital, une personne sur dix (12%) a voyagé plus de deux heures par transport routier, souvent sur des pistes et des routes périlleuses. À Kunduz, une personne sur quatre (27%) a voyagé pendant plus de deux heures avec un patient gravement blessé avant d'atteindre le centre de traumatologie.
- Deux personnes sur trois (66%) qualifient leur ménage de pauvre ou d'extrêmement pauvre, vivant avec environ un dollar par jour. Certaines personnes ont toutefois payé 40 $ US en moyenne pour obtenir des soins nécessaires pour un membre malade de la famille. Une personne sur quatre a payé plus de 114 $ US.
- Deux personnes sur cinq (44%) ont dû récemment emprunter de l’argent ou vendre des biens pour payer leurs soins.
Perception et utilisation du système de santé
Pour un problème de santé survenu au cours des trois derniers mois, quatre personnes sur cinq (79%) ont consulté un centre de soins autre que la clinique publique la plus proche. Principalement parce qu’elles doutaient de la disponibilité et de la qualité du personnel, des services ou des traitements.
Ces résultats confirment que les nombreuses « success stories » à propos du système de santé occultent souvent l'ampleur des obstacles qui empêchent un trop grand nombre d'Afghans d’accéder à une assistance médicale abordable et de qualité. Pour la majorité des personnes interrogées, ces difficultés résultent d'une combinaison de facteurs alliant insécurité, distance et coûts élevés des soins.
Le nombre de structures de santé a augmenté de manière considérable en Afghanistan au cours des dix dernières années. Cependant, les patients soulignent que le nombre de structures financièrement abordables, fonctionnelles et proches reste largement insuffisant. La couverture et la qualité des structures de santé doivent être améliorées, notamment dans les zones les plus touchées par le conflit, où les soins médicaux de base et vitaux sont souvent inexistants, inaccessibles et inabordables pour les patients.
Pour ceux qui parviennent à atteindre les structures médicales, le trajet est souvent synonyme de peur et de danger, entre les mines, les checkpoints, les harcèlements et les tirs croisés. De nombreuses personnes sont contraintes de s’endetter pour payer les déplacements, les consultations, les médicaments, les analyses de laboratoire ou encore les soins hospitaliers. Conformément aux promesses énoncées dans la politique nationale sur la gratuité des soins, il est donc crucial que les soins médicaux soient rendus accessibles dans les centres de santé publics.
En 2013, le nombre de personnes traitées pour des blessures infligées par des armes en Afghanistan a augmenté de 60%. Face à un conflit qui s’intensifie, le manque de services et de structures de santé disponibles est très inquiétant. Tout particulièrement, l’absence de système de référence fonctionnel entre les centres de santé primaire et les hôpitaux de district ou provinciaux empêche les civils blessés, ou les femmes enceintes souffrant de complications, d’accéder à des soins chirurgicaux vitaux.
Les actions des différentes parties au conflit ou des groupes criminels continuent d'entraver l’accès aux soins. Les combats, l’occupation des structures de santé par des groupes armés, les harcèlements aux checkpoints ou encore les attaques perpétrées contre les véhicules et le personnel médicaux nuisent de manière inacceptable à l’accès des malades ou des blessés à une assistance médicale.
Cette année, l'annonce faite par le gouvernement afghan selon laquelle un certain nombre d'établissements de santé seront utilisés comme centres d'inscription et de vote pour les élections expose encore davantage ces structures au risque d'attaques, altère la perception selon laquelle elles sont des espaces neutres et met en danger le personnel médical et les patients.
Alors que la destruction et l'interruption des services affectent plus gravement encore les populations vivant dans des régions éloignées et touchées par le conflit, l'insécurité empêche aussi les organisations humanitaires internationales, dont MSF, d'apporter une aide continue ou adéquate dans ces régions et laisse ainsi les personnes les plus vulnérables livrées à elles-mêmes.
Pour pouvoir garantir une aide médicale, il reste essentiel que les organisations humanitaires et médicales parviennent à négocier l’accès à ces communautés avec toutes les parties au conflit. Celles-ci doivent respecter les principes d'une assistance neutre, impartiale et sans risque aux personnes blessées et malades, y compris celles impliquées dans les hostilités.
Au cours des dix dernières années, l'offre de soins et sa localisation ont trop souvent été décidées sur base d'un agenda politique. Les efforts de stabilisation et de "ralliement des coeurs et des esprits" ont primé de manière récurrente sur les réelles priorités médicales et les besoins de la population. Tous les efforts doivent maintenant être consentis pour dissocier l'aide et l'action humanitaires des objectifs politiques et militaires.
Le fossé est grand entre les témoignages des Afghans ordinaires et le discours dominant sur les progrès accomplis. Parler uniquement d'une « success story » risque d'occulter la terrible réalité endurée par la population afghane. La guerre continue et les besoins humanitaires restent majeurs. En donnant la parole à ces 800 patients, MSF veut susciter une mobilisation pour améliorer l'accès aux soins en Afghanistan. MSF reste déterminée à apporter des soins de qualité et gratuits dans le pays et poursuivra ses efforts pour améliorer l'accès aux soins pour les personnes les plus vulnérables.
A l’heure où les troupes internationales plient bagage et que l'intérêt des bailleurs de fonds internationaux risque de s'affaiblir, il est crucial d'apporter des solutions concrètes aux populations afghanes. Le moment est venu d'affronter la réalité de leur situation.