Les « victimes utiles » des inondations au Pakistan

Province du Baloutchistan Pakistan  septembre 2010
Province du Baloutchistan, Pakistan - septembre 2010 © Seb Geo

A peine voilés sous la surface des pires inondations que le Pakistan ait connu de mémoire d\'homme, les enjeux géopolitiques ont modelé à la fois la justification d\'une assistance publique de la part des pays occidentaux et la façon de la répartir aux victimes de la catastrophe. L\'effet pervers du phénomène résulte en une capacité réduite des travailleurs humanitaires à aider la population pakistanaise dans les zones les plus instables du pays.

Je reviens tout juste du Pakistan où j'ai visité les zones inondées. Je me suis également entretenu avec le personnel de Médecins Sans Frontières (MSF) sur les secours mis en place et sur leur implication dans l'aide humanitaire fournie au pays. Bien que les premiers à avoir répondu à cette catastrophe aient été les communautés elles-mêmes, MSF a déployé une équipe de 1 200 Pakistanais et de 135 travailleurs internationaux pour fournir une assistance dans 15 zones du pays.

Malheureusement, j'ai appris au cours de ma visite que la politisation de l'aide apportée aux victimes des inondations par les donateurs occidentaux a renforcé les soupçons qui pèsent depuis longtemps au Pakistan sur les intentions de l'aide étrangère.
Depuis l'ère de la colonisation britannique, l'aide apportée au Pakistan a servi d'outil politique pour aider à calmer les divers segments sociaux de la population. En avril dernier, l'ancien envoyé spécial des Nations Unies pour l'aide au Pakistan, Jean-Maurice Ripert, a exprimé essentiellement le même point de vue alors qu'il lançait un appel pour obtenir de l'aide afin « d'apaiser certaines des régions les plus instables du Pakistan », prises dans la vague des opérations militaires qui se déroulent actuellement dans ses régions tribales.

Lorsque la gravité des inondations n'a plus fait de doute, les dirigeants occidentaux ont profité de l'occasion. Dans le but d'aider à améliorer la sécurité dans leur pays, ils ont sollicité une assistance accrue à l'égard d'un pays vu comme une des « mères nourricières » du terrorisme. Au cours d'une visite au mois d'août dernier, le sénateur démocrate du Massachusetts, John Kerry, président de la Commission des affaires étrangères du Sénat des États-Unis et coauteur d'une loi portant sur une assistance se chiffrant à 7,5 milliards de dollars, a encouragé les secours aux victimes : « Il y a évidemment un intérêt en matière de sécurité nationale... nous ne voulons pas que cette crise produise d'autres jihadistes ou extrémistes », a-t-il déclaré.

Pour les victimes des inondations au Pakistan, avoir tout perdu dans une catastrophe majeure ne semble pas suffisant pour mériter de l'aide. Au contraire, il y a apparemment une corrélation entre la distribution d'aide étrangère et le maintien de la sécurité contre d'éventuels terroristes dans les rues d'Europe et des États-Unis. Ces propos cyniques déshumanisent les personnes vulnérables et fait naître la perception que les organisations humanitaires souscrivent à un programme politique de plus grande envergure. Si l'aide est utilisée à des fins politiques ou qu'elle est perçue de cette façon, elle ne peut plus être considérée comme étant humanitaire.

Ceci est plus qu'un simple débat sémantique. Mes collègues, dont la plupart sont Pakistanais, tentent de fournir de l'aide dans l'un des contextes les plus politisés que l'on puisse imaginer. Gagner la confiance de toutes les parties d'un conflit et obtenir l'accès aux personnes sinistrées doit être perçu comme un acte purement humanitaire, c'est-à-dire de fournir de l'aide sans parti pris, mais plutôt en fonction des besoins sans tenir compte des considérations politiques ou autres.

Bien que regrettable, il n'est ni étonnant ni nouveau que les politiciens puissent trouver « utile » d'aider les victimes d'une catastrophe pour « gagner les cœurs et les esprits » dans une région stratégique. Par conséquent, les organisations qui se disent humanitaires devraient s'opposer totalement à cette vision des choses.

Il incombe à l'armée et au gouvernement pakistanais de prendre toutes les mesures nécessaires pour venir en aide à leurs concitoyens. De plus, lors de catastrophes naturelles, il peut arriver que les Nations Unies et les organisations humanitaires ne puissent faire autrement que d'avoir recours à du matériel militaire pour venir en aide aux personnes touchées. Toutefois, dans un pays comme le Pakistan, où la situation est tendue et où les campagnes militaires n'ont cessé de croître dans la région du nord-ouest l'année dernière, les organisations humanitaires doivent conserver leur indépendance. Le fait d'utiliser un hélicoptère pour des activités militaires un jour et pour la distribution de l'aide un autre jour peut assimiler l'assistance humanitaire avec une des parties au conflit et risque alors d'être prise pour cible par la partie adverse.

Malheureusement, durant les inondations, bon nombre d'organisations humanitaires qui se disaient impartiales et indépendantes n'ont pas su imposer suffisamment leur indépendance face à l'armée et au gouvernement. Certaines ont utilisé des avions militaires pour distribuer leur assistance; de nombreuses autres ont accepté une escorte armée dans des zones où MSF a pu accomplir son travail sans celle-ci; et d'autres encore n'ont pu résister aux « conseils » des autorités pour déterminer où l'aide était nécessaire.
Par conséquent, la confiance durement gagnée par les organisations humanitaires comme MSF, qui tentent de travailler de manière impartiale et indépendante dans les régions les plus instables du Pakistan, risque désormais d'être ébranlée. Cette perte de confiance peut en définitive compromettre notre capacité à prodiguer une assistance aux personnes vivant dans les régions les plus dangereuses et ignorées du monde.

Les personnes que j'ai vues lors de ma visite dans les camps de la région de Sindh, ravagée par les inondations, sont parmi les plus pauvres. Elles possédaient déjà peu de choses et ont maintenant tout perdu. Leurs enfants remplissent actuellement nos centres de traitement de la malnutrition. Ces personnes méritent d'être secourues tout autant que celles qui souffrent dans les régions instables du nord du pays.

La rhétorique d'une justification politique qui se cache derrière la distribution de l'aide doit être bannie, car elle élude les besoins de ceux qui sont vus comme n'étant pas « utiles » sur le plan politique. En tant qu'humanitaires, nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour protéger notre indépendance vis-à-vis des programmes politiques ou militaires afin de se donner la capacité d'aider les plus vulnérables, qu'ils soient des « victimes utiles » ou non.


Christopher Stokes, l'un des directeurs généraux de MSF, a œuvré au sein de l'organisation dans des dizaines de pays. Il a assuré la coordination des opérations en Afghanistan, au Kosovo, en Irak, ainsi qu'au Liban lors du conflit entre Israël et le Hezbollah en 2006.


Notes

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