Dans les Territoires palestiniens, la quasi-totalité de la population,
quotidiennement, souffre de l'enfermement, de l'occupation, de la peur
et de l'absence d'avenir. Le stress est une réaction normale pour tout
individu soumis à des violences et des humiliations quotidiennes, dans
un environnement où la claustration est le seul moyen d'être à peu près
en sécurité. Dans les zones les plus exposées, quitter sa maison peut
représenter un danger de mort, comme le fait de marcher dehors la nuit.
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Rafah, Bande de Gaza, juillet 2001
© Philippe Conti
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Mais rester "chez soi" n'est parfois guère plus sécurisant. Souvent
criblées de balles, ces maisons sont la cible de tirs réguliers des
soldats israéliens. Les chars de l'armée israélienne qui se déplacent
toute la journée à proximité font un bruit terrifiant. Pour les
enfants, il n'est plus possible de jouer dehors ou de sortir seuls; il
n'y a plus de sécurité nulle part. Dans un tel environnement, les
enfants, comme les adultes, développent des peurs et font des
cauchemars à répétition. Les enfants ne veulent plus quitter leur mère
ou la voir sortir de la maison sans eux.
Du stress "d'adaptation" aux troubles psychiques importants
Ce stress peut aussi agir comme un déclencheur d'une souffrance
psychologique aiguë et plus profonde. À côté du stress dit
"d'adaptation", que l'on retrouve chez tout le monde, certaines
personnes développent des syndromes psychiques réactionnels plus
importants, aigus et chroniques (états dépressifs de formes multiples, post traumatism stress disorder ou PTSD...)
Certains
individus restent prostrés, ne peuvent plus parler, ne s'alimentent
plus. D'autres font des bouffées délirantes suite à une peur intense,
comme cette mère qui a couru chercher ses enfants quand des tirs ont
commencé. Elle a pensé : "ou bien on meurt ensemble, ou on se sauve
tous ensemble". Une semaine après, elle a débuté un délire de
persécution, avec hallucinations auditives, anxiété massive et perte de
sommeil. Une grande lassitude l'empêchait de faire quoi que ce soit et
en particulier de s'occuper de ses enfants. Quotidiennement, l'équipe
MSF rencontre des familles palestiniennes souffrant de
"désorganisations" psychologiques de ce type, ravivées dès que des tirs
se font entendre.
Une autre situation fréquente est celle de
personnes qui ont été emprisonnées lors de la première Intifada et
torturées et qui souffrent aujourd'hui de décompensations (les traumas
et les douleurs de la première Intifada prennent sens dans
l'après-coup). Elles voient les troubles réapparaître à l'occasion d'un
nouvel événement traumatique. C'est aussi le cas de jeunes adolescents
qui, enfants, ont vécu des situations effrayantes. Ils ont oublié une
partie de ce qu'ils avaient vécu, puis des troubles psychiques
apparaissent au cours de la seconde Intifada, la seconde, parfois
plusieurs années après le premier événement traumatique.
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Quartier de Tujah, Khan Younis, Bande de Gaza, juillet 2001
© Philippe Conti
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Intervenir au coeur des zones les plus exposées
D'après les méthodes mises en place par les militaires occidentaux pour
soigner leurs troupes confrontées à des événements traumatiques sur les
champs de bataille, ces patients réclameraient des soins immédiats, sur
le lieu même du traumatisme, et pendant une première période limitée
dans le temps. S'appuyant sur cette expérience d'intervention
psychiatrique en temps de guerre, Médecins Sans Frontières a choisi une
pratique au coeur des zones les plus exposées où continuent à vivre de
nombreuses familles palestiniennes. Cette action est axée sur des
visites à domicile, car les entraves posées à la circulation des
personnes ainsi que la terreur ressentie par les patients les empêchent
le plus souvent de se déplacer pour recevoir des soins.
Les
visites à domicile réalisées par nos équipes sont donc souvent le seul
moyen de rompre l'isolement dans lequel vivent certaines familles.
Notre intervention associe des médecins et des psychologues dans une
pratique clinique / curative conjointe. A Gaza et Hébron, les équipes
MSF sont composées de façon identique, à savoir : un médecin, deux
psychologues cliniciens et un responsable de terrain non médical. Elles
sont soutenues dans leur travail par des interprètes et des chauffeurs
palestiniens ainsi que du personnel administratif.
Le "couple"
médecin-psychologue identifie et prend en charge les patients les plus
vulnérables. Le médecin dispense des consultations classiques, délivre
des médicaments pour des pathologies que le réseau de référence ne peut
pas en principe prendre en charge. Mais, de manière générale, la
plupart des pathologies chroniques sont aggravées ou réactivées
(maladies cardio-vasculaires ; troubles digestifs, en particulier
ulcères ; dermatoses...). Il y a une sous-médicalisation due à
l'actuelle Intifada : les gens sortent peu ou pas du tout ; l'argent
manque ; les médecins locaux sont débordés, démotivés, épuisés ; enfin
les psychologues et les psychiatres palestiniens sont peu nombreux.
Le
médecin MSF joue donc le rôle de médecin à domicile. Il réfère ensuite
au psychologue (ou l'inverse) les patients souffrant de troubles
psychologiques. Le modèle de référence qui préside au fonctionnement de
la consultation est celui des consultations thérapeutiques et des
thérapies brèves (individuelles, familiales ou de groupe suivant les
cas). La prise en charge n'excède pas quelques semaines, au rythme de
deux ou trois visites par semaine (suivi rapproché).
Eviter l'enkystement des douleurs psychiques
Intervenir alors même que la situation de conflit, "cause" des
traumatismes, se poursuit, permet de donner du sens à l'événement ou à
sa réaction, d'identifier le traumatisme avec le patient et donc
d'éviter plus tard une réaction plus aiguë à une nouvelle agression. Le
psychologue cherche à anticiper des états psychiques enkystés, des
douleurs psychiques transformées en désespoirs difficilement
réversibles. Pour apaiser la douleur du traumatisme, "l'équipe MSF
favorise la construction de liens là où le trauma les rompt, favorise
l'élaboration d'un récit, là où le trauma impliquait une
sidération...". (in Psychiatrie humanitaire en ex-Yougoslavie et en
Arménie, PUF, 1995, " Soutien psychologique aupès des ex-détenus
bosniaques musulmans et de leurs familles : la mission de MSF " par
Yves Gozlan et Pierre Salignon).
La
première limite de ce travail réside toutefois dans le fait qu'il ne
peut se substituer à des prises en charge psychothérapeutiques. Au sein
de ce premier cadre certaines problématiques ne peuvent être abordées
en raison des conditions et des techniques d'entretien. Néanmoins la
présence du médecin MSF permet d'assurer si besoin la prescription de
psychotropes pour les cas les plus graves dans l'attente d'une
référence ultérieure.
Une autre limite (si cela en est
vraiment une) réside dans le nombre de patients et familles
palestiniennes demandant l'intervention de l'équipe MSF. Il est élevé,
voir illimité. Et c'est pourquoi le suivi des patients les plus
fragilisés, souffrant de stress aigu, d'états dépressifs multiples, de
PTSD est privilégié. Chaque psychologue MSF (2 à Gaza et 2 à Hébron)
suit mensuellement entre 50 et 70 patients ou familles (plus d'une
centaine de personnes). L'accueil fait à l'action curative de MSF est
très positif. Et bien souvent, ce sont les familles palestiniennes
elles-mêmes qui favorisent l'identification des personnes en souffrance
et les réfèrent à l'équipe MSF.
Cette intervention médicale se poursuit aujourd'hui dans la bande de Gaza et dans le district d'Hébron en Cisjordanie.