« Massa* ne parlait que du décès de sa fille.
Sa fille est tombée malade après avoir été infectée par un membre de sa communauté. Elle a demandé de l'aide à sa mère qui a pris soin d'elle jusqu'à ce qu'elle et son mari attrapent eux aussi le virus. Tous trois ont été admis dans un centre de traitement Ebola dans la capitale libérienne, Monrovia.
Ebola faisait des ravages dans le pays, et de nombreuses rumeurs circulaient. L’une d’entre elles était que le gouvernement tuait les patients dans les centres de traitement afin de voler et vendre leurs organes. Une autre, que les médicaments donnés aux patients et le chlore utilisé pour désinfecter les vêtements et les corps servaient à tuer les malades. Après le décès de son mari dans le centre de traitement, Massa a conseillé à sa fille de ne plus prendre les médicaments qui lui étaient prescrits.
Après avoir soudoyé un gardien, Massa est parvenue à s'échapper du centre, y abandonnant sa fille. De retour chez elle, elle s'est occupée de ses cinq petits-enfants, tout en craignant de les infecter.
C'est à ce moment-là que ses cauchemars ont commencé. Chaque nuit, elle rêvait de sa fille dans l'unité de traitement d'Ebola, affaiblie, mourante, l'appelant désespérément. Comme souvent lors d’un état de stress post-traumatique, ses cauchemars lui rappelaient des situations vécues et provoquaient les mêmes émotions et peurs au réveil.
Chez elle, Massa a lentement commencé à guérir d'Ebola. L’une de ses petites-filles, Helena, a été infectée mais a survécu sans recevoir de traitement.
Un jour, Massa a été informée du décès de sa fille. Après avoir perdu les deux personnes qui comptaient le plus pour elle – son mari et sa fille – Massa se retrouvait seule avec ses petits-enfants.
Cette situation a évidemment été traumatisante. Massa a été directement confrontée à la mort, en ayant elle-même été malade, et en perdant deux membres de sa famille. Ebola semblait avoir complètement renversé la logique des choses. Sa fille était venue demander de l'aide, et elle avait infecté ses parents. Massa, pensant bien faire, avait conseillé à sa fille de refuser des médicaments qui auraient peut-être pu lui sauver la vie. Rongée par la culpabilité, Massa n'avait plus confiance en rien.
Un an après le décès de sa fille, Massa s'est rendue dans la clinique de MSF dédiée aux survivants pour trouver un remède à ses cauchemars. Bien qu'épuisée par le manque de sommeil, elle tentait de gérer sa vie au quotidien et de s’occuper au mieux de ses petits-enfants. Elle ne leur parlait jamais de leur mère.
Durant les premières séances à la clinique, Massa a parlé des moments douloureux qu'elle avait traversés, ce qui l'a rapidement aidée à se sentir mieux. Elle a accepté de prendre des antidépresseurs pour pouvoir dormir. Ses cauchemars se sont fait plus rares. Mais elle restait incapable de parler à ses petits-enfants de ce qui était réellement arrivé à leur mère.
Après quatre mois de suivi à la clinique, Massa a commencé à y amener sa petite-fille Helena, âgée de huit ans. Elle a expliqué que la petite avait toujours l'air triste, qu'elle restait seule dans la cour et ne jouait pas avec les autres enfants.
Nous avons reçu deux fois Helena lors de séances individuelles. Elle savait ce qui était arrivé à sa mère et semblait comprendre que nous tentions d'aider sa grand-mère. Mais elle refusait de parler de ses sentiments, comme si parler de sa mère signifiait qu'elle était réellement morte.
Nous avons fini par organiser une séance commune avec Massa et Helena. Pour la première fois, Massa a été en mesure de parler de sa fille. À la fin de la séance, elle a pleuré. Quand on a demandé à Helena ce qu'elle pensait de tout cela, elle a répondu : “Elle ne devrait pas pleurer : ma mère ne reviendra pas”.
Durant cette séance, Massa a pu exprimer devant nous ce qu'elle ne pouvait dire à ses petits-enfants. Et Helena a pu parler à sa grand-mère. D'une certaine façon, elle lui a demandé d'accepter le décès de sa mère et d'embrasser cette nouvelle vie avec ses petits-enfants. Elle lui a également fait comprendre qu'elle partageait sa douleur et que ni l’une ni l’autre n’étaient seules.
Pour Massa et Helena, le fait de partager leurs ressentis a constitué un premier pas vers l'acceptation de la réalité : les mots peuvent aider à décrire les choses et les laisser derrière soi. Notre présence, en tant que témoins, a permis à Helena et à Massa de se parler sans être totalement seules. Et notre présence, en tant que personnel soignant, leur a montré qu'il était encore possible de vivre en faisant confiance à quelqu’un, après un traumatisme qui les avait poussées à se méfier de tous.
C’est ainsi que nous essayons d’aider nos patients à surmonter leurs traumatismes et vivre dans le présent, sans essayer d’oublier l’inoubliable. »
* Les noms ont été modifiés