Quels changements l'existence d'un nouveau aliment thérapeutique a-t-elle permis dans le traitement de la malnutrition?
Graziella Godain : Il y a encore quelques années, la distinction entre malnutrition aiguë
sévère et modérée impliquait une différence de prise en charge : les
malnutris sévères étaient hospitalisés dans un centre nutritionnel thérapeutique (CNT) et les malnutris modérés étaient suivis dans un centre de nutrition supplémentaire (CFC). Les
premiers consommaient un produit nutritionnel thérapeutique sous la
forme d'un lait qui devait être conservé, préparé et donné sous
surveillance médicale. Les seconds recevaient des rations alimentaires.
Ce fonctionnement était très lourd, pour les familles et pour nous, et
les résultats n'étaient pas satisfaisants. Depuis 2001, nous disposons
d'un nouveau produit thérapeutique sous la forme d'une pâte à base
d'arachide, conditionnée en doses uniques (sachet ou pot), dont la
composition complexe, notamment en micronutriments, permet à l'enfant
de guérir rapidement. Ce produit adapté aux besoins nutritionnels des
enfants de moins de cinq ans a fait ses preuves, nous avons enfin autre
chose à proposer aux enfants souffrant de malnutrition à un stade dit
modéré que des kilos de céréales !
Guillermo Bertoletti : Le nombre d'enfants est beaucoup plus important puisque ce ne sont plus
les cas les plus graves mais l'ensemble des enfants souffrant de
malnutrition aiguë qui sont pris en charge. Mais ensuite, c'est la même
stratégie qui est appliquée. Parler de malnutrition aiguë sévère ou
modérée, c'est donner un indicateur sur la sévérité du statut
nutritionnel. Qu'il s'agisse d'un enfant dont le poids est inférieur
d'au moins 20 % (stade dit modéré) ou d'au moins 30 % (stade dit
sévère) par rapport à ce qu'il devrait être compte tenu de sa taille,
le traitement est le même : un produit thérapeutique prêt à l'emploi lui permettant de prendre du poids rapidement. Nous ne distinguons plus
la malnutrition aiguë en fonction de sa sévérité mais à travers le
prisme médical, compliquée ou non compliquée. L'enfant malnutri qui a
de l'appétit et n'a pas de pathologie compliquée associée à la
malnutrition peut suivre le traitement chez lui, sans surveillance
médicale étroite. En revanche, l'enfant qui n'a pas d'appétit ou qui a
des complications médicales associées à la malnutrition a besoin d'être
hospitalisé et de bénéficier en plus d'un traitement médical adapté à
la complication médicale (diarrhée, infections respiratoires aiguës,
paludisme sévère, etc.). Cette stratégie qui consiste à prendre en
charge en ambulatoire tous les enfants dont l'hospitalisation n'est pas
nécessaire pour raisons médicales nous a déjà permis de guérir des
dizaines de milliers d'enfants sévèrement malnutris au Niger en 2005.
Cette année, nous l'appliquons pour tous les enfants souffrant de
malnutrition aiguë.
Peut-on parler d'une révolution dans l'approche de la malnutrition aiguë globale ?
Guillermo Bertoletti : Ce
n'est pas seulement une nouvelle stratégie mais tout un concept. La
lecture de la malnutrition est remise en cause, si on l'aborde sous
l'angle du manque de nourriture, on se trompe de réponse et on
développe des opérations inadéquates. Ce ne sont pas des tonnes de
céréales qui peuvent réduire la prévalence de la malnutrition aiguë,
mais des produits thérapeutiques adaptés. Il faut dissocier la réponse
médicale à la malnutrition aiguë et la question alimentaire qui se pose
pour l'ensemble d'une population. L'innovation médicale et les
nouvelles stratégies simplifient très nettement la réponse à cette
maladie. On ne parle pas de solution miracle ou de formule magique,
mais dans un contexte comme le Niger, cette approche a déjà fait ses
preuves et le concept peut être décliné dans d'autres pays, où se
conjuguent forte prévalence de la malnutrition chez les enfants en bas
âge et importante densité de population.
Graziella Godain : Les
mères nigériennes ont compris avant beaucoup d'experts et
d'organisations internationales qu'elles peuvent aujourd'hui avoir les
moyens de soigner leur enfant malnutri. Elles ne jugent pas « normal »
que leur enfant meure de malnutrition, elles savent qu'il peut guérir
et se rendent dans les centres nutritionnels pour obtenir le traitement
adapté. Nos résultats en 2005 dans les programmes au Niger le prouvent
: plus de neuf enfants sur dix ont terminé le traitement en sortant
guéris. Notre méthode passe par la responsabilisation des mères et
elles ont montré qu'elles pouvaient, à condition d'en avoir les moyens,
soigner leur enfant. Maintenant comment rendre ce produit plus
accessible ?
Quels sont les obstacles à une utilisation massive de ces produits thérapeutiques prêts à l'emploi ?
Guillermo Bertoletti : La recherche médicale a ouvert de nouvelles perspectives, la
recherche opérationnelle explore les nouvelles possibilités. Cette
révolution pose de nombreuses questions et nous sommes actuellement en
train de travailler sur les nouveaux outils cohérents avec cette
approche stratégique. Il a fallu des années de recherche pour mettre au
point ce produit thérapeutique et il faudra des années de recherche
pour adapter nos opérations. C'est une stratégie à long-terme. Les
premiers résultats sont déjà là et sont extrêmement encourageants mais
il faut une mobilisation plus importante, au delà de MSF, pour
développer ce concept.
Graziella Godain : En
plus de la recherche opérationnelle, il y a un double axe de travail :
sensibiliser les autres acteurs à l'intérêt de ce produit et faire
pression pour que les prix baissent et que l'offre s'élargisse. On ne
peut pas envisager un développement de cette approche si des problèmes
de propriété intellectuelle bloquent le travail d'autres industriels
sur ce concept et si le coût empêchent des pays de le rendre disponible
largement. La Campagne d'Accès aux Médicaments Essentiels a permis des
avancées importantes pour que des traitements efficaces deviennent
disponibles, on peut mentionner les ACT pour le paludisme ou les ARV
pour le sida. Sur la question de la malnutrition, l'enjeu est similaire
: nous avons un traitement adapté qui n'est aujourd'hui proposé qu'à
une minorité de malades. Pourquoi ne pas envisager pour la
malnutrition, qui touche 60 millions de personnes dans le monde, la
diffusion de traitements génériques à un coût abordable et la création
d'un fonds international de financement pour que des pays confrontés à
de forts taux de malnutrition aiguë puissent répondre à cet enjeu de
santé publique ?