« En discutant avec les parents de Kayla, Carl et Marsha, et en lisant ses écrits et son plaidoyer passionnés à propos des populations en situation de crise, que ce soit au Darfour, dans les territoires Palestiniens occupés, au Tibet ou bien en Inde, j’ai vu qu’elle démontrait la même incroyable compassion et la même connexion envers les plus vulnérables que je vois chaque jour chez mes collègues » déclare Jason Cone, directeur général de MSF-USA. « Nous exprimons collectivement notre tristesse et notre compassion face à l’épreuve horrible que la famille Mueller a traversée ces trois dernières années. Personne ne devrait endurer une telle expérience ».
MSF souhaite expliquer en outre les décisions que nous avons prises suite à l’enlèvement de Kayla en août 2013, dont certains éléments ont été abordés dans un article posté sur le site internet de ABC News le 24 août et seront probablement abordés à nouveau au cours de la diffusion. Avec tout le respect dû à la famille de Kayla, cette déclaration est le prolongement de notre participation au documentaire, dont le tournage a eu lieu après que des hauts représentants de MSF ont rencontré Carl et Marsha Mueller en privé à leur domicile en Arizona.
À approximativement 16h00 l’après-midi du 3 août 2013, Kayla est arrivée à un hôpital MSF d’Alep, en Syrie, accompagnée d’un technicien d’antenne internet satellite, syrien, qui avait été engagé afin de réparer le réseau internet de l’hôpital.
Ils sont arrivés ensemble depuis le sud de la Turquie. Kayla n’était pas attendue et personne à l’hôpital n’avait été prévenu qu’elle arrivait. Si l’équipe MSF sur place avait été préalablement mise au courant de cette visite, elle aurait déclaré, dans des termes sans équivoque, que Kayla ne devait pas venir –ou elle aurait tout bonnement annulé leur visite. Car Alep était bien connue comme un endroit très dangereux, une ville en guerre (comme c’est toujours le cas aujourd’hui), où le niveau de risque pour les occidentaux, et pour les Américains en particulier, était très élevé. La politique de sécurité de MSF interdisait à des personnes originaires de certains pays, y compris des Etats-Unis, de travailler ou même de visiter l’hôpital. Et ce quel que soit le nombre de missions qu’ils avaient déjà réalisées, quelle que soit l’expérience qu’ils avaient acquises en zone de conflit, et indépendamment du bien-fondé de leur intention. L’interdiction était totale et absolue à cet endroit.
Kayla et le technicien sont arrivés tard dans la journée, ce qui n’a pas donné assez de temps à ce dernier pour finir son travail. Il n’y avait peu voire pas d’options pour loger à l’extérieur (de façon sécurisée) dans la zone industrielle d’Alep, où le projet était situé, de sorte que notre personnel a dû les héberger dans l’enceinte de la base MSF. Le jour suivant, une fois son travail terminé, le technicien a demandé de l’aide pour retourner au dépôt de bus de la ville. L’équipe a organisé leur transport avec une voiture de location et un chauffeur qui devait les conduire au dépôt de bus. La voiture avait seulement une petite affichette portant le logo MSF sur le côté droit du tableau de bord ; elle n’était pas plus identifiée. Le conducteur se déplaçait le long d’une route qui avait été utilisée régulièrement par l’équipe MSF (y compris plus tôt dans la même journée). Mais en route, le véhicule a été arrêté par des hommes armés non identifiés qui ont capturé Kayla, le technicien et un membre de l’équipe MSF qui voyageait avec eux. Le chauffeur a été relâché une heure après l’incident, il est retourné à l’hôpital MSF, où il a informé les coordinateurs de projet MSF de ce qui venait de se passer.
MSF a ensuite informé la société qui avait envoyé le technicien qu’il avait été enlevé avec une femme qui voyageait avec lui. Cette entreprise a disséminé la nouvelle de l’enlèvement à travers le sud de la Turquie. L’information a apparemment été reçue par une ONG basée dans le sud de la Turquie, qui a ensuite appelé MSF en demandant des informations à propos de la jeune femme, déclarant qu’elle avait travaillé avec eux. C’est à ce moment-là que nous avons appris qui était Kayla et l’endroit où elle avait travaillé. MSF a alors communiqué à l’association tout ce que nous savions à propos de l’incident.
L’association a dit à MSF qu’elle contacterait le gouvernement américain et leur communiquerait ces informations. MSF a également contacté les différentes autorités et groupes armés connus pour être actifs dans la région d’Alep, s’efforçant d’en savoir plus sur qui pourrait être l’auteur de l’enlèvement et sa raison–dans l’intention de transmettre toute information utile à la société qui avait envoyé le technicien et à l’association avec laquelle Kayla travaillait.
Le technicien et le membre de l’équipe MSF ont été relâchés environ trois semaines plus tard, séparément, sans que personne ne revendique la responsabilité de cet enlèvement.
Cinq mois plus tard environ, dans une autre région du nord de la Syrie, cinq expatriés MSF (trois femmes et deux hommes) ont été enlevés dans le Gouvernorat d’Idlib. Nous avons appris par la suite qu’ils étaient détenus par le groupe Etat Islamique.
Les trois femmes ont été libérées quelques mois plus tard, le 4 avril 2014. Quand elles ont été mises en sécurité hors du pays, MSF s’est tout d’abord assuré qu’elles reçoivent les soins nécessaires et le soutien et, par la suite, a conduit des débriefings avec elles. Durant ces débriefings, elles ont partagé le fait qu’elles avaient été détenues au même endroit que Kayla Mueller ainsi que d’autres prisonniers. De plus, Kayla leur avait donné une lettre à l’attention de ses parents, lettre que les expatriées de MSF prirent le risque de transporter clandestinement avec elles. De leur côté, les ravisseurs leur avaient donné une lettre qu’ils désiraient transmettre aux parents de Kayla, mais Kayla elle-même a demandé aux volontaires MSF de ne pas le faire. Les ravisseurs ont également dit à nos collègues de mémoriser une adresse email à utiliser ultérieurement dans les échanges pour négocier sa libération.
Après le débriefing de son équipe, MSF a contacté la famille Mueller afin de les informer que Kayla avait été détenue avec des expatriées MSF et qu’elle était en bonne santé la dernière fois qu’elles l’avaient vue. MSF a ensuite envoyé la lettre écrite par Kayla à ses parents. MSF a décidé d’attendre avant de leur communiquer l’adresse email, par souci pour la sécurité des personnes encore tenues captives.
Deux employés de MSF étaient alors toujours en détention. Il n’a jamais fait aucun doute que nous partagerions les informations dont nous disposions avec la famille Mueller, mais les ravisseurs étaient alors en position de force et nous estimions que toute action qui les prendrait par surprise pourrait déstabiliser une situation extrêmement fragile et dangereuse. Nous pensions que si les ravisseurs, bien connus pour être capable de tuer ou de blesser à leur guise, étaient mis au courant que nos collaboratrices avaient transporté une autre lettre en cachette, le risque pour les détenus serait accru. Et cela valait pour l’éventualité que quelqu’un d’autre que l’une de nos collègues libérées utilise l’adresse email qu’elles avaient dû apprendre par cœur. Nous avons donc estimé qu’il était plus prudent d’attendre avant de communiquer l’adresse email à la famille.
Les deux autres expatriés de MSF ont été relâchés le 14 mai. Nous voulions nous assurer d’abord qu’ils sortent du pays en sécurité, que les soins dont ils avaient besoin leur soient prodigués, et qu’ils aient pu être débriefés. Et ce pour comprendre d’une part si d’autres menaces avaient été proférées à l’encontre des centaines d’employés MSF en Syrie ou dans les pays limitrophes où le groupe pourrait éventuellement les prendre pour cible, et d’autre part si quelqu’un d’autre avait été impliqué dans les négociations pour leur libération. Quand tout ceci a été terminé, MSF a bien communiqué l’adresse email avec la famille Mueller, le 23 mai 2014. Nous regrettons le fait que Marsha Mueller ait dû prendre contact avec nous avant que nous le fassions nous-mêmes. Nous aurions dû prendre contact avec la famille en premier lieu, et nous nous sommes excusés auprès de la famille Mueller sur ce point.
Sept mois plus tard, le 6 février 2015, la terrible nouvelle de la mort de Kayla est tombée. Parce que plusieurs medias présentaient Kayla comme une employée MSF, nous avons publié un communiqué clarifiant que ce n’était pas le cas. Il s’agissait d’un communiqué laconique dépourvu de compassion à l’égard de la gravité des événements, des vies impliquées, et du deuil de la famille. MSF s’en est excusée également auprès de la famille Mueller en personne, à leur domicile de l’Arizona, des excuses que nous avons réitérées au cours des entretiens donnés à ABC et que nous réitérons à nouveau ici.
Les excuses ont cependant leurs limites, notamment face à une telle souffrance et de ce qu’elle a pu représenter. Nous sommes une organisation habituée aux zones de conflit et plusieurs de nos collègues et amis ont été tués en essayant d’apporter des secours d’urgence, nous ne connaissons que trop bien ce genre de situation. Dans ce cas précis, la famille Mueller avait demandé à MSF d’intervenir activement pour les aider à obtenir la libération de Kayla. Nous ne l’avons pas fait. Et ce pour plusieurs raisons.
Le risque dépasse cette seule région. Si MSF venait à être considérée par des ravisseurs potentiels comme un négociateur de la libération de personnes non employées par MSF, cela augmenterait sans nul doute le niveau de risque pour MSF sur plusieurs terrains d’intervention, et mettrait notre personnel, nos projets médicaux ainsi que nos patients en danger, nous forçant probablement à fermer des programmes là où les besoins sont souvent les plus aigus. La capacité de MSF à apporter des soins de santé vitaux aux populations prises au piège des conflits serait compromise.
Par ailleurs, MSF est une association médicale d’urgence. Nous ne sommes pas négociateurs d’enlèvements. Quand des membres de notre personnel sont enlevés, nous dédions les personnes les plus expérimentées pour se consacrer totalement à travailler à leur libération, dans un climat d’inquiétude intense, et parfois au péril de la sécurité de certaines des personnes qui tentent d’obtenir cette libération.
Il y a une part de risque inhérente au travail humanitaire en zone de conflit, et ce travail est rendu possible grâce à des personnes qui choisissent de prendre ces risques pour atteindre les populations les plus vulnérables à travers le monde. Il est terrible que des personnes comme Kayla Mueller, qui avait à cœur d’incarner ce même état d’esprit, trouvent la mort en tentant d’accéder à certaines de ces mêmes populations.