Première
visite à Bartaa - un petit village près de Jénine, piégé entre "le mur"
et la ligne verte - la famille entière nous accueille, toujours en état
de choc et d'incompréhension. Le paysage semble paisible, à peine
troublé par l'appel d'un muezzin. Les visages trahissent tout ce qui
n'a pas été exprimé, il est impossible de les consoler, nous sommes là
pour écouter leur douleur. Les enfants, désireux de communiquer,
dessinent rapidement ce qui s'est produit. La mère sourit, mais
personne n'est dupe. Les oncles, hommes si fiers, n'hésitent pas à dire
qu'ils pleurent chaque jour. Il y a deux semaines, Said jouait sur
cette terrasse...
La
famille est coupée en deux ; l'autre partie vit à Tarem, un village
d'environ 300 habitants, situé derrière " le mur ", pas très loin. Nous
nous y rendons ; pour cela, il nous faut traverser une décharge
publique car les routes pour accéder au village ont été coupées :
raisons de sécurité. La maison se dresse au milieu de la fumée des
ordures. Comme à Bartaa, les larmes nous accueillent. La famille a
surtout un besoin irrépressible de nous montrer l'inexprimable. Un
oncle hurle : "venez voir la photo de Said sur l'ordinateur, vous devez voir : il n'a plus de tête !".
Un
garçon de quatre ans, Said, a été tué au check-point* de Bartaa, une
"balle perdue", dans la tête. Sana, sa soeur de huit ans a eu le bras
quasiment arraché par une autre balle. Que s'est il passé à ce mauvais
endroit, au mauvais moment ? Pas de réponse, tout cela n'a pas de
sens... C'est arrivé devant les yeux de neuf des membres de la famille,
neuf personnes aujourd'hui séparées par "le mur".
» Ne pas pouvoir pleurer ensemble
Les épouvantables circonstances de ce drame ont laissé des marques dans
les esprits et sur les corps. Nous constatons une saisissante
similitude des symptômes post-traumatiques des deux côtés de cette
famille séparée : dépression, troubles somatiques - tels que maux de
tête persistants ? ainsi, la mère a mal à la tête et aux bras, d'autres
ont des migraines, font des cauchemars, les enfants ont commencé à
mouiller leurs lits, la nuit.
La
famille est en état de choc, elle ressent la mort de Said, la douleur
physique de Sana, mais ils doivent pleurer séparément, ils ne peuvent
pas se retrouver pour partager leur peine. Cet événement les suivra
toute leur vie ; même plusieurs mois après, lorsque l'on invite la mère
à prendre la parole, elle raconte comment son existence a basculé, en
juillet dernier : "Nous étions neuf dans la voiture, attendant de
traverser le check-point. Les tirs étaient inattendus. Une de mes
filles a eu le bras coupé en deux. Mon garçon de quatre ans a eu le
crâne éclaté. J'ai passé une heure et demi, dans la voiture, avec mon
enfant mort. Ils ont voulu l'emmener, mais j'ai refusé, je voulais
rester un peu plus longtemps avec lui. Ma fille blessée a été
transférée dans un hôpital en Israël. Quand je suis revenue à la
maison, je me suis évanouie et suis restée inconsciente, plusieurs
jours.
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Dessin de Mohammed
Mohammed, un des cousins âgé de treize ans, choisit tous les crayons de
couleur vive et dessine soigneusement le drame : la voiture, les chars,
le mur, les tirs...
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» La souffrance des enfants
Les enfants ont leur propre façon de s'exprimer et de faire face à la
situation. Un garçon de cinq ans a rajouté ses mots pour décrire ce qui
s'est passé : "Said a perdu sa tête, elle n'est pas revenue. Dieu lui pardonnera. La tête est partie, c'est tout." Mohammed,
un des cousins âgé de treize ans, choisit tous les crayons de couleur
vive et dessine soigneusement le drame : la voiture, les chars, le mur,
les tirs... La soeur jumelle de Said ne comprend toujours pas ce qui
s'est passé. Quand nous lui apportons le cahier de dessin, elle
s'étonne : "où est le cahier de Said ? Pourquoi est ce qu'il n'en a pas ? Pourquoi n'avez vous rien apporté pour lui ?". L'innocence
des enfants est touchante, mais nous sommes face à une famille qui
explose, chacun se réfugie dans son silence, avec ses démons et ses
symptômes.
En fait, pour protéger les autres de la souffrance,
chacun se protège, n'expose pas ses sentiments de peur de craquer. Dans
de telles conditions, l'objectif de notre travail est de mettre des
mots sur des choses insensées et d'encourager les témoins à exprimer
leurs émotions. Il faut réduire l'inquiétude, l'angoisse et l'isolement
qui peuvent complètement neutraliser, paralyser une personne. Toute
activité est bloquée par la réminiscence continue du drame, impossible
d'aller de l'avant. Néanmoins, le travail psychologique ne recommande
pas l'annihilation de toute tristesse, au contraire, apprendre à
exprimer ce genre d'émotions fortes peut permettre de dire : "j'ai
vécu cet événement, mais maintenant je peux avancer, même si cette
histoire fait désormais partie de ma vie et que je ne l'oublierai
jamais". Le travail psychologique se concentre sur les suites :
comment prendre le dessus ? Comment gérer le quotidien après avoir fait
face à l'expérience traumatisante de la mort ?
Baarta, son check-point et son expérience de la mort...
» La mort, l'absurdité et l'horreur
Plus tard, à Tarem, de l'autre côté du " mur ", l'autre partie de la
famille parle. Une tante - arrivée sur place quelques minutes après que
le tir ait eu lieu - présente des symptômes phobiques. Pour elle,
"l'endroit" symbolise la mort, l'absurdité et l'horreur. Elle ne peut
pas même imaginer le retraverser : "je ne retournerai jamais là-bas. Je préfère rester ici et mourir. La seule pensée de m'en approcher me terrorise". Elle
a choisi l'emprisonnement, refuse de retourner à l'université ; sa vie
s'est arrêtée avec le souvenir permanent de ce drame.
Quand on
entre dans Baarta, on ressent une impression d'étouffement, tout le
monde s'y sent emprisonné, comme confiné dans une cellule, coupé des
liens familiaux, dans l'incapacité d'y faire quoi que ce soit. La
grand-mère écosse des haricots verts dans son jardin, comme d'habitude.
Elle ne pouvait cesser de pleurer quand elle était loin de Sana, sa
petite fille blessée : "je suis devenue comme folle, il fallait
que je la voie. J'ai pris un taxi et je lui ai demandé de m'emmener à
l'hôpital. Naturellement, c'était impossible, il a refusé car je
n'avais pas le laissez-passer approprié, alors j'ai décidé d'y aller à
pied et, soudain, j'ai réalisé ce que je faisais".
Sana a dû
passer par beaucoup d'opérations en Israël, loin de sa famille qui
n'avait pas obtenu l'autorisation de lui rendre visite. C'était comme
un 2ème deuil. Comme elle ne pouvait pas la voir, sa mère, à la place,
a rempli sa chambre de jouets ; le besoin de se rassurer elle-même, de
se dire que sa fille n'était pas morte. Début octobre, le retour de
Sana chez elle a été un réel soulagement, l'amélioration de l'état
émotionnel de la famille est évident, comme une renaissance, la
première pierre d'une possible reconstruction de leurs vies.
» Des enfants emprisonnés
Sentiment partagé à Tarem, où les routes sont coupées, où les enfants vivent comme des prisonniers. Leila, 12 ans : "on
avait l'habitude d'aller à Jénine. Pour le moment, notre destin est de
vivre dans une prison. On ne peut pas bouger, on n'est pas libres.
J'aimerais aller en France et en Egypte. Est ce que je peux venir avec
vous ?" Notre équipe, en donnant un sens, en reconnaissant cette
liberté perdue, représente, pour cette famille, une ouverture sur le
monde extérieur. Ce contexte de vie n'est pas sans conséquences sur le
développement psycho-émotionnel des enfants : en subissant le stress
d'être enfermés chez eux, ils ressentent intensément ce sentiment
d'emprisonnement et d'oubli. Une angoisse, légitime, en découle, celle
d'être vulnérables, de voir leurs parents en être affectés, incapables
de les tirer vers le haut. Les enfants sont privés des diverses
expériences qui les aideront à se développer émotionnellement, ils
semblent être condamnés à regarder passer les chars devant leur maison.
Fatma
sursaute au moindre bruit et se rue à la fenêtre. Elle nous prie de ne
pas oublier de dire bonjour à sa soeur, de l'autre côté du "mur", quand
nous la verrons, "la prochaine fois que vous la verrez".
* barrage militaire