Interview du Dr Jean-Hervé Bradol sur le génocide au Rwanda

Dr Hervé Bradol pendant une conférence de presse
Dr Hervé Bradol pendant une conférence de presse © MSF

Le Dr. Jean-Hervé Bradol, président de MSF, revient sur le génocide rwandais et sur ses implications pour les acteurs humanitaires. En 1994, Jean-Hervé, médecin de formation, était responsable des programmes de MSF France au Rwanda, et a passé plusieurs semaine à Kigali en renfort de l'équipe chirurgicale restée sur place pendant le génocide.

Qu'a représenté le génocide au Rwanda pour l'action humanitaire dans son ensemble, et pour MSF en particulier ?

Tout d'abord, le génocide lui-même fait voler en éclats la fameuse neutralité des acteurs humanitaires. Des secours d'urgence, quand bien même ils sauvent des vies, ne peuvent justifier la neutralité face au projet d'un mouvement politique d'exterminer un groupe humain entier. La seule manière de s'y opposer, c'est de demander une intervention armée contre ses exécuteurs, ce que MSF fait en juin 94 avec l'appel "On n'arrête pas un génocide avec des médecins". Le génocide est la situation exceptionnelle où, contrairement à la règle de non-participation aux hostilités, l'humanitaire se prononce en faveur d'une intervention militaire.

Malheureusement l'intervention militaire internationale contre les auteurs du génocide n'a jamais eu lieu et la victoire militaire du Front patriotique rwandais (FPR) est survenue après le massacre de la grande majorité des victimes. Les Nations unies, alors présentes militairement dans le pays, portent la lourde responsabilité de ne pas avoir tenté de protéger les Rwandais Tutsis. Mais la France est coupable d'avoir trop longtemps soutenu un régime génocidaire et, lorsqu'elle est finalement intervenue, d'avoir mené une intervention militaire "neutre" (l'opération Turquoise), contribuant à offrir un sanctuaire aux auteurs du génocide dans les camps de réfugiés au Zaïre.

Début 1994, MSF, associé à d'autres acteurs de l'aide humanitaire, a mis au point un "plan d'intervention pour pouvoir prendre en charge un grand nombre de blessés". Pour finalement s'apercevoir, après le début des massacres, qu'on n'arrête pas un génocide avec des médecins. N'y a-t-il pas eu une erreur d'appréciation sur ce qui était en préparation ?

Début 1994, les gens qui connaissaient la situation au Rwanda prévoyaient la reprise de pogroms, alertés par des indices accablants (multiplication des assassinats politiques, livraisons d'armes aux milices Interahamwe, etc.). En 1993, la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH) avait publié un rapport alarmant sur le risque de génocide. L'information circulait que les milices se préparaient à tuer à grande échelle mais personne n'avait prédit l'extermination de 800 000 personnes en moins de 3 mois.

Mais la question pertinente à poser aux organisations humanitaires, ce n'est pas "votre pronostic politique sur l'évolution de la situation au Rwanda était-il le bon, aviez-vous vu venir le génocide ?". C'est plutôt "avez-vous fait ce qu'il fallait, avant le déclenchement du génocide, pour contrôler que votre aide n'alimentait pas les milices extrémistes déjà impliquées dans des massacres ?". C'est en effet dans la complaisance à l'égard du pouvoir et de ses milices, en les laissant poursuivre les détournements massifs de l'aide, que se pose aux organismes d'aide la question la plus cruelle, car en rapport avec leur responsabilité directe.

Avant avril 1994, au Rwanda, les extrémistes s'insinuaient dans le système de l'aide pour en détourner les moyens matériels (véhicules, nourriture, etc.) et symboliques. Par exemple, les détournements de nourriture étaient massifs au point d'affamer les 300 000 réfugiés burundais arrivés en octobre 1993 et une partie des 800 000 déplacés internes rwandais regroupés dans des camps avant le génocide. Cela contribuait à maintenir la mortalité dans les camps à des niveaux effrayants. Ainsi en mars 1994, 9 000 réfugiés burundais sont morts.

Que penses-tu de la manière dont est évoqué, à l'occasion de cet "anniversaire", le génocide au Rwanda ?

Je trouve insupportable de voir resurgir un discours qui met le génocide sur le compte d'une opposition ethnique inéluctable, qui banalise l'extrémisme politique comme s'il s'agissait d'un penchant populaire spontané, partagé par tous les Hutus du Rwanda. C'est un discours méprisant pour la vie sociale et politique des Rwandais, qui teinte hélas bien des regards portés sur la vie politique d'un pays quand il est africain.

C'est également l'occasion d'une commémoration bien-pensante empreinte d'incantations sur le registre du "plus jamais ça". Faut-il rappeler qu'en 1994, visitant Auschwitz, le Premier ministre Edouard Balladur tenait déjà ce genre de propos définitifs, alors même que 800 000 personnes étaient exterminées au Rwanda ? Malheureusement, certaines associations, Médecins du Monde ou MSF Belgique par exemple, participent à ce type de commémoration.

Pleurer les morts ne suffit pas. Surtout de la part de ceux qui n'ont pas vu disparaître les leurs. Se souvenir, pour moi, c'est d'abord faire l'effort de se rappeler les événements et les responsabilités spécifiques de chacun des acteurs. Si l'aide humanitaire d'urgence a contribué à sauver des milliers de personnes, elle s'est aussi laissée aspirer dans le soutien aux extrémismes les plus meurtriers sous la pression de la violence, de la bêtise et d'une forme de lâcheté. La question demeure entière aujourd'hui puisque la commémoration du génocide est devenue un des thèmes au coeur de la propagande d'un pouvoir coupable de crimes majeurs. Devons-nous nous associer à une telle entreprise ?

MSF France n'est plus présente au Rwanda depuis 1996. Y a-t-il eu depuis des tentatives pour ouvrir de nouveaux programmes ?

En 1995, MSF France a été expulsée pour s'être confrontée assez tôt au nouveau régime rwandais. Nous avions dénoncé les violences de ce nouveau régime, comme le massacre d'au moins 4 000 personnes dans le camp de Kibeho en avril 1995, sous les yeux de l'équipe MSF et de soldats zambiens des Nations unies. Des ministres du gouvernement, ainsi que Paul Kagame, nous ont demandés de nous taire, ce que nous avons refusé.

Depuis 10 ans, le régime en place réduit toute forme d'opposition par la violence, bien souvent en recourant aux assassinats politiques. Il est responsable de la mort de centaines de milliers de personnes au Rwanda comme au Congo. Ce n'est pas nous qui ne voulons pas travailler au Rwanda, mais nous en avons été expulsés par un régime qui cache ses propres crimes en évoquant la mémoire du génocide des Rwandais Tutsis et en faisant taire par la force toute voix discordante à l'intérieur du pays, organisations étrangères comprises.

Notes

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