« Nous habitons à proximité d'une ambassade, à El Adamia, un des quartiers les plus exposés de Bagdad. Mon mari est garagiste, mais ne peut plus travailler aujourd'hui à cause de la menace permanente. Nous avons été obligés de vendre notre garage, ainsi que notre résidence, pour louer une maison dans ce quartier. Mais nos ressources financières s'épuisent. J'ai seize enfants à nourrir, et les derniers sont des triplés! Le 12 août 2004, quand l'obus est tombé sur la terrasse, tous les membres de l'ambassade sont venus voir ce qui se passait. Ma fille gisait dans une mare de sang et des lambeaux de chairs sont restés collés au sol quand nous avons tenté de la relever. Un de mes fils est immédiatement intervenu pour garder ma fille éveillée.
Elle souffrait de la hanche, atteinte par un éclat d'obus, mais elle est restée consciente, preuve que les Irakiennes sont suffisamment fortes pour que l'obus rebondisse et soit renvoyé à l'expéditeur! Elle a été transférée rapidement dans un hôpital de Bagdad, où elle est restée deux mois pour subir une greffe du muscle et une première intervention orthopédique.
Pendant 59 jours, elle a eu besoin de sang, et tous les membres de la famille se sont portés volontaires pour lui en donner. Nous avions des passeports en règle obtenus avant la chute de l'ancien régime, et ma fille a pu être transférée dans un hôpital à l'étranger, grâce à l'intervention personnelle de notre voisin l'ambassadeur que je remercie du fond du coeur.
C'est là qu'elle a été opérée une première fois pour de la chirurgie reconstructrice. Le chirurgien lui a posé une plaque à la hanche, et nous a dit qu'il fallait revenir dans un an pour l'extraire, parce qu'il était seul capable de pratiquer ce type d'intervention. Ma fille a séjourné un mois dans cet hôpital. Je l'ai accompagnée. J'ai même témoigné devant les caméras de télévision et dans les journaux de ce pays, pour demander l'asile politique! Et nous sommes rentrées en Irak, où la situation a continué de se dégrader, à tel point que le pays dans lequel avait été opérée ma fille n'a plus souhaité accorder de visas aux Irakiens.
Nos demandes répétées auprès de l'ambassade qui nous avait aidés la première fois sont restées sans réponse. Je suis sûr que nos demandes ne sont jamais parvenues jusqu'à l'ambassadeur, car il aurait tout fait pour nous obtenir un visa. Nous sommes encore passés à l'ambassade la semaine précédant notre départ pour Amman, en vain. Entre-temps, nous avons aussi contacté le chirurgien d'un hôpital privé, qui nous a certifié qu'il pouvait extraire la plaque qui faisait souffrir ma fille, moyennant une grosse somme d'argent (plus de 1000 dollars). Nous étions soulagés, mais au cours d'une rencontre avec le chirurgien qui devait nous expliquer comment il allait procéder, mon mari s'est rendu compte que le médecin s'était trompé, croyant qu'il s'agissait de plaques vissées facilement extractibles. Conscient de son erreur, le chirurgien nous a alors remboursés en s'excusant de ne pouvoir assurer ce type d'intervention. Nous ne nous sommes pas découragés pour autant. Mais je ne pouvais pas m'adresser à un hôpital public parce que la suspicion est partout.
Je me suis alors adressée au conseil municipal, qui m'a fait part de l'existence d'un réseau de médecins en relation avec une organisation basée à l'étranger, qui pourrait permettre à ma fille d'obtenir cette intervention chirurgicale spécialisée. Une semaine plus tard, nous prenions l'avion à destination d'Amman.
Aujourd'hui, les chirurgiens qui travaillent avec MSF attendent d'obtenir un certain nombre de précisions avant d'opérer ma fille. Ils se sont mis en relation avec le médecin qui lui a posé la plaque, celle-ci devrait pouvoir être extraite la semaine prochaine. Lorsque nous retournerons en Irak, j'irai voir mon cousin qui a lui aussi été blessé dans un attentat à la voiture piégée. Jusqu'à présent, il a dépensé beaucoup d'argent pour se faire soigner, mais il reste cloué au lit. Je lui parlerai de ce projet. Ici, c'est la première fois que j'arrive à dormir sereinement.
Là-bas, le danger est tel que mes enfants ne vont plus à l'école. Ma fille aînée de 27 ans a également dû arrêter ses études linguistiques. Tout le monde reste cloîtré à la maison par peur des violences. Les différentes milices nous reprochent d'habiter un quartier où vivent de nombreux occidentaux, et de leur servir ainsi de bouclier humain. Nous voulons fuir le pays, et je conserve d'ailleurs toujours sur moi les photocopies du passeport de mon mari et de mes seize enfants, au cas où.
Aujourd'hui, au moindre bruit, je sors mes enfants de la maison. Et nous ne sommes jamais plus retournés sur la terrasse. »