Les parents
ont trois enfants, trois fils. L'aîné a 7 ans, il a un air triste que
je ne m'explique pas tout de suite... Le bébé de 6 mois semble en
forme, costaud et souriant.
La maman : "Cet accouchement c'était comme un mauvais rêve, je croyais par moments que je faisais un cauchemar".
Il
était environ minuit, le 23 janvier dernier, quand le travail a
commencé. Ils ont appelé l'ambulance mais celle-ci n'a pas pu passer le
check-point sur la route qui conduit à leur village. Le père a mis sa
femme dans la voiture. Leur fils, paniqué, pleurait : il voulait y
aller avec eux, mais c'était trop dangereux de circuler ainsi, en
pleine nuit.
Ils ont mis un quart d'heure pour arriver au
check-point, mais ils n'ont pas eu le droit de passer et de rejoindre
l'ambulance. Les soldats ont fait descendre le père, fouillé la
voiture, ils ont braqué une lumière très violente sur elle, sur son
visage pour vérifier qu'elle était vraiment en train d'accoucher. Mais
c'était trop tard, elle avait perdu les eaux, le bébé arrivait, elle le
sentait,
"mais j'ai oublié ma douleur tellement j'avais peur".
Ils
ont téléphoné à l'ambulancier qui lui a dit de respirer et de retarder
l'arrivée du bébé. Mais c'était impossible. Ils se sont garés un peu
plus loin. Elle s'est allongée sur la banquette arrière. Jusque-là,
malgré la douleur et l'angoisse, elle avait voulu rester assise devant,
à côté de son mari, pour que les soldats voient qu'il n'était pas tout
seul, pour qu'ils ne tirent pas. Elle avait très peur pour lui. Tout se
bousculait dans sa tête, ils étaient tous en danger : elle, son mari,
leur bébé...
Son mari l'a déshabillée. Il était paniqué "comment dois-je faire ?!", "tire-le doucement" lui a-t-elle répondu. Ils étaient seuls dans cette rue, ils avaient
peur que les soldats arrivent, c'était dangereux. Il faisait très froid
quand le bébé est sorti, elle l'a pris dans ses bras, contre elle. Le
père les a emballés dans une couverture, il a fermé toutes les portes
de la voiture et appelé l'ambulancier pour lui dire que c'était fini.
Quand l'ambulance a enfin pu les rejoindre elle lui a dit "Ne t'occupe pas de moi, regarde le bébé !". Le nourrisson avait un teint bleu foncé, sa main avait viré au noir.
L'ambulance
n'avait rien de tranchant, ni ciseaux, ni scalpel, c'est interdit à
bord des ambulances. Le bébé et la mère étaient encore reliés par le
cordon ombilical. L'ambulancier leur a expliqué que c'était dangereux
pour les deux, qu'il fallait faire vite. Le père, la mère et le bébé
embarquent, direction l'hôpital de Jénine.
Arrivés à l'autre
check-point, celui à l'entrée de la ville, ils ont dû ouvrir toutes les
fenêtres de l'ambulance pour que les soldats puissent contrôler. Le
chauffeur leur a dit que ses patients étaient fragiles, qu'il fallait
faire attention, mais il a quand même fallu ouvrir. Le vent glacial
s'est engouffré, elle a eu froid. Son mari a dû descendre, il a été
emmené pour être interrogé et contrôlé. Elle ne savait pas où il était.
"C'était irréel. Quand je repense à tout ça je prie Dieu de ne pas revivre ça une deuxième fois, je ne le souhaite à personne". Elle supplie l'ambulancier : "On reste ici, on l'attend". Ce dernier refuse, il lui explique qu'il doit les emmener à l'hôpital, qu'ils sont en danger, elle et le bébé. "Mon Dieu, quoi faire ? Je ne vais pas perdre mon mari maintenant ?". L'ambulancier la rassure : il l'emmène à l'hôpital et il reviendra chercher son mari après.
Arrivés
à l'hôpital, une infirmière coupe le cordon et sort le placenta,
directement dans l'ambulance. Le bébé part aux urgences car sa
température était trop basse. La mère a dit à l'infirmière "réchauffe-le, prends en soin. C'était difficile et dangereux de le mettre au monde, alors fais attention à lui".
Dans sa chambre d'hôpital, elle s'inquiète : où est son mari ? pourquoi ne revient-il pas ? "J'avais des idées noires"... Une heure plus tard, elle entend sa voix dans les couloirs. "Grâce à Dieu" il était revenu. C'est seulement là qu'il a pensé à demander à l'infirmière si c'était une fille ou un garçon : "Quand
il est né ça ne m'importait pas, tout ce qui comptait alors pour moi
c'était de le sortir. L'infirmière s'est moquée de moi !".
Ca
aurait pu être une belle histoire, c'est ce que l'on espérait tous...
Mais cette naissance plus que chaotique a peut-être laissé des
séquelles. A l'hôpital, le bébé présentait des complications : sa
poitrine, ses pieds, étaient bleus. Il avait, semble-t-il, manqué
d'oxygène à la naissance. Aujourd'hui sa mère dit qu'il n'est pas comme
les autres bébés de son âge, il a moins de forces, il n'arrive pas à
tenir sur ses jambes. Ils lui ont fait faire des radios, il voit un
médecin, un docteur palestinien qui vient au village une fois par mois.
Il a dit aux parents qu'au vu des circonstances de sa naissance, ce
sera de toutes les façons un très beau bébé... Mais ils sont inquiets,
ils craignent pour son avenir, ils doivent encore attendre pour savoir
s'il se remettra, s'il sera normal...
Chaque nuit, quand le
bébé pleure et la réveille elle y repense, elle se dit qu'ils ont quand
même eu de la chance, que c'est un miracle que tous soient vivants. "Régulièrement
on en reparle tous les deux et on rit ! Je lui demande mais comment
as-tu réussi à faire ça ? et lui me répond : c'est parce que je suis
mécanicien !". Ils disent avoir des sentiments très particuliers
pour cet enfant, des sentiments qu'ils ne peuvent expliquer. Ils disent
que c'est leur enfant préféré. Je comprends mieux désormais pourquoi le
"grand" a l'air triste...
A l'hôpital, des journalistes ont
voulu qu'ils racontent leur histoire, ils ont accepté car ils veulent
que le monde sache qu'à Jénine, les ambulances ne passent pas aux
check-points. Ils ont gardé l'article sur la naissance du bébé, pour
lui montrer plus tard.
Le père prend la parole à son tour, lui
aussi a besoin de raconter. Il nous demande si MSF peut faire des
formations sur l'accouchement, "parce que ça arrive souvent dans
les villages. Il faut que les pères sachent faire, parce que même un
droit élémentaire comme celui d'avoir une ambulance en cas d'urgence,
même ce droit fondamental là, le droit à la vie, nous est refusé, alors
il faut qu'on puisse se débrouiller tout seuls ! Avant on pouvait aller
se faire soigner dans un centre de santé, pas très loin, mais
maintenant il nous faut aller jusqu'à Naplouse. On n'arrive déjà pas à
aller jusqu'à Jénine, alors Naplouse... Dans la montagne, sur la route
vers là bas, les soldats arrêtent tout le monde. Un jour ou l'autre on
aura une urgence, comment v- t-on faire ?".
Elle : "J'aime
encore plus mon mari depuis cela, il a fait quelque chose pour moi que
je n'oublierai jamais. Beaucoup ont dit qu'à sa place ils se seraient
sauvés ! C'était quand même bien qu'il soit avec moi, comme ça on a
partagé la souffrance. Mais comment est ce qu'on a fait ça ? C'est
incroyable."
Lui : "Finalement c'est ça aussi notre vie
ici : un enfant qui naît dans la rue, dans le froid, dans la
nuit...nu... C'est aussi une forme de résistance non ?"
Nous
repartons rassurés, ces jeunes parents ont l'air d'être stables,
souriants, très proches. Catherine n'a rien décelé, probablement,
explique-t-elle, parce qu'ils ont traversé cette épreuve ensemble.
Robin, la médecin, viendra ausculter le bébé et Catherine
l'accompagnera car elle aimerait discuter un peu plus longuement avec
leur garçon de 7 ans, lui rendre le sourire.