Pourquoi Médecins Sans Frontières s’est-elle spécifiquement engagée à pratiquer l’interruption volontaire de grossesse sur ses terrains ?
Les complications liées aux avortements non-médicalisés font partie des cinq principales causes de décès maternels dans le monde, or ce sont les seules qu’il est totalement possible de prévenir.
Dans les pays développés, le pourcentage d’avortement non-médicalisés est de 6%, tandis qu’en Afrique et en Amérique Latine il est respectivement de 97% et de 95%. Ainsi en deux ans (2014- 2015), les équipes MSF ont pris en charge plus de 20 000 femmes se présentant dans des structures de santé avec des complications liées à un avortement ; on estime que 50 à 80% de ces complications découlent d’avortements menés dans des mauvaises conditions et/ou par du personnel non-qualifié : hémorragies sévères, infections, péritonites, entraînant des traumatismes, la stérilité, voire le décès.
Depuis 2004, l’accès à l’avortement médicalisé fait officiellement partie des soins de santé maternelle devant être proposés dans les projets MSF. Le personnel de MSF a une triple responsabilité : respecter la raison pour laquelle la femme ou la jeune fille se présente ; s’assurer qu’elle puisse discuter de son souhait d’avorter avec un professionnel de santé et prendre une décision en toute connaissance de cause ; et, enfin, dispenser des soins médicaux de qualité.
Pourtant, entre 2013 et 2015, seulement 25 à 35% des projets MSF censés inclure l’avortement médicalisé dans leur offre de soins l’ont réellement fait. Même si cela a permis à entre 500 et 1 500 femmes et adolescentes d’avorter, chaque année, dans des conditions médicalement sûres, cela reste modeste quand on sait que MSF offre des soins maternels à environ 200 000 femmes par an. Néanmoins, ce chiffre est en augmentation et traduit les humbles progrès faits par MSF dans ce domaine
Qu’est-ce qui empêche les équipes MSF de proposer l’avortement médicalisé ?
Les principales résistances sont internes. Les arguments souvent utilisés - et à différents niveaux de l’institution – « il n’y a pas de besoins », « c’est trop compliqué », « ce n’est pas le rôle de MSF », ou encore « cela va mettre en danger la poursuite du projet » – reflètent souvent un malaise, une réticence d’ordre personnel, ou une méconnaissance du sujet.
Dans la plupart des sociétés, l’avortement est entouré de normes sociales fortes. Il y a de façon générale un certain degré de résistance à pratiquer un avortement – voire même à en parler. Il s’agit donc de prendre en compte ces normes sociales, de créer un environnement qui permette aux soignants d’exprimer leurs convictions et leurs craintes par rapport à l’avortement et d’aider chacun à trouver un équilibre entre opinions personnelles et responsabilité professionnelle.
Les obstacles ne sont-ils pas surtout d’ordre légal ?
Il faut se méfier de l’argument légal, quand il est utilisé pour refuser la mise en œuvre de soins d’avortement médicalisé. Il cache une faible compréhension des dispositions légales existantes, et place la nécessité médicale et le besoin exprimé par la personne au rang de considérations inférieures.
L’avortement est totalement illégal dans 6 pays seulement, dont aucun ne se trouve en Afrique ou en Asie. Dans 97% des pays, l’avortement est autorisé lorsqu’il est nécessaire pour sauver la vie de la femme et, dans 60%, lorsqu’il est nécessaire pour en préserver la santé, y compris psychique. Enfin, plus de la moitié des pays permettent également l’interruption des grossesses résultant d’un viol.
Ceci ne veut pas dire que le cadre juridique dans lequel nos équipes évoluent n’est pas restrictif et compliqué. D’ailleurs, si dans certains pays on peut constater une certaine indulgence législative, ceci n’exclut pas le risque de poursuites légales. Mais il faut mettre en perspective cette contrainte et la comparer au bénéfice potentiel pour les femmes. Il faut évaluer, dans chaque contexte, le cadre et les conditions dans lesquels l’offre d’avortement médicalisé peut avoir lieu : l’interprétation et l’application des lois et directives, les usages, l’existence de structures pratiquant des avortements médicalisés et vers lesquelles il est possible d’orienter les femmes.
Pratiquer des interruptions de grossesse comporte-t-il des risques pour les équipes de MSF ?
L’avortement médicalisé est une nécessité médicale évidente et négligée. MSF ne doit pas renoncer à s’attaquer à ce problème simplement parce que « c’est compliqué ». Il faut être prêt à accepter et à assumer des tensions et d’éventuelles répercussions, tout en travaillant à réduire les risques. Ainsi, dans les pays où la législation sur l’avortement est particulièrement restrictive, ce sont les volontaires internationaux de MSF qui assument la responsabilité de le pratiquer. La confidentialité est également primordiale pour protéger les femmes et les jeunes filles ayant choisi d’avorter. Enfin, il faut pouvoir communiquer sur le sujet de façon transparente, en expliquant notre mission médicale et les arguments qui nous poussent à offrir ces soins à des femmes qui nous les demandent. C’est souvent de notre capacité à créer un dialogue sur ces questions – avec le personnel médical MSF, les autres professionnels de santé et les communautés – que dépend la possibilité d’un changement d’attitude.
Catrin Schulte-Hillen est l’auteure principale d’une correspondance (« Why Médecins Sans Frontières (MSF) provides safe abortion care and what that involves ») publiée le 21 septembre sur la plateforme en ligne BioMed Central.