La rééducation des blessés, un défi à long-terme

Courtland Lewis, chirurgien orthopédiste de l'Université du Connecticut, a passé trois semaines au Pakistan, dans l'hôpital sous tentes gonflables que nous avons installé à Mansehra, dans la province de la Frontière du Nord-Ouest. Voici le récit de son expérience.

Je me suis envolé pour le Pakistan le 8 décembre 2005, en compagnie de Salahuddin, médecin anesthésiste à Las Vegas. A notre arrivée, l'équipe MSF prenait son premier jour de repos en six semaines. Bien que frustrante, étant donné notre empressement de nous mettre à l'oeuvre, cette première journée nous a donné l'occasion de prendre la vraie mesure de la situation en nous joignant à cinq membres de l'équipe qui se rendaient à Balakot, l'une des villes les plus durement touchées. Ce fut un épisode particulièrement marquant.

Etat de destruction totale

De la route de montagne, on apercevait des petits villages de toile de temps à autre. Après avoir passé un col, nous avons commencé à voir des fissures dans les édifices, puis des murs et des maisons effondrés. Là, d'énormes camps de toile ont remplacé des villages entiers. À notre arrivée à Balakot, nous avons été abasourdis par l'état de destruction totale de la ville. Alors que nous croisions l'un de ces camions pakistanais multicolores, mon confrère Salahuddin, qui parle l'ourdou, s'est tourné vers moi et m'a dit : « Sur ce camion, on peut lire un dicton : le monde est de verre, les hommes sont de pierre ».
En entrant dans Balakot, des ouvriers cassaient le béton à coups de masses pour récupérer les armatures métalliques de renfort, dégageant un énorme nuage de poussière. C'en était presque surréaliste que de voir la population gérer pareil chaos tout en menant sa petite vie : vendre des fruits sur le bord des routes, couper les cheveux d'un client installé dans un fauteuil de coiffeur au milieu des ruines, charger leur camion. Ils faisaient tous preuve d'une force et d'une résistance admirables, faisant ce qu'il fallait pour survivre et pour reconstruire leur vie. J'avais sincèrement l'impression que le monde est vraiment de verre et que les hommes sont vraiment de pierre.

Prise de fonctions

J'ai commencé à exercer à l'hôpital le lendemain. Du point de vue orthopédique, il s'agissait de la phase deux de l'urgence, après une première phase de tri et de traitement de milliers de blessures. Deux mois après le séisme, une partie des fractures s'étaient infectées ou ne guérissaient pas correctement et quasiment tous les patients blessés avaient besoin de rééducation (comme ce serait le cas, à New York ou Paris, avec des blessures occasionnées par des chocs très violents).

L'hôpital de campagne comptait 88 lits. En permanence, entre 55 et 75 d'entre eux étaient occupés par des patients de médecine orthopédique, la plupart victimes du séisme. C'est dans les salles de chirurgie orthopédique que tout se jouait. J'étais intégré à l'équipe MSF, qui regroupait des personnels pakistanais et étrangers, et pratiquais des opérations pendant 6 à 7 heures par jour, réalisant entre 8 et 18 opérations : nettoyage de blessures infectées, prélèvements pour analyses, greffes de peau et, parfois, amputations. Nous avons mis en place des programmes de soins à long terme pour 25 à 30 patients confrontés à des problèmes très complexes et qui avaient besoin d'un vrai suivi. Il faudra aux patients six mois à un an, parfois plus, pour guérir leurs fractures.
L'après midi, je passais une heure ou deux à ausculter des patients que l'équipe d'évaluation avait ramenés à l'hôpital depuis les zones périphériques. Certains devaient juste se faire retirer leur plâtre, d'autres devaient subir une nouvelle opération, mais la plupart du temps, ils avaient besoin de séances de kinésithérapie pour retrouver leurs capacités fonctionnelles. Je consacrais ensuite trois à quatre heures à faire la tournée de l'hôpital en compagnie de Catherine Pappin, l'infirmière MSF de l'hôpital, et de son traducteur, Waqar. La qualité des soins qu'ils prodiguaient et leur dévouement envers les patients m'ont véritablement marqué.

Un système de santé dépassé

Le nombre de blessés était proprement ahurissant. À elles seules, les blessures contractées lors du séisme et leurs conséquences à long terme pourraient mobiliser une demi douzaine de chirurgiens orthopédistes à l'hôpital de Mansehra, et ceci pendant toute leur carrière : fractures mal consolidées, arthrose provoquée par des fractures des articulations, contractures des articulations touchées. Les ressources fournies à Mansehra par le Ministère pakistanais de la santé étaient d'un niveau tout à fait insuffisant pour faire face à de tels besoins. Mais pour être honnête, si autant de milliers de personnes étaient blessées simultanément aux États Unis, nous serions tout aussi débordés.
Aujourd'hui, ce dont ont besoin les patients, c'est surtout de kinésithérapie. Six, huit ou dix semaines après une blessure orthopédique majeure, la plupart des os sont consolidés. Mais les articulations et les muscles doivent être rééduqués. Or les effectifs de kinésithérapeutes et d'assistants formés sont très réduits. Il apparaît évident qu'ils vont être dépassés par la tâche au cours des prochains mois, pourtant cruciaux.

Un nombre élevé de blessures rares

Le type de blessures rencontrées était très intéressant. Si, par exemple, vous êtes au volant d'une voiture et êtes percuté de côté, votre bassin est comprimé, ce qui provoque une blessure caractéristique appelée fracture de compression latérale. Un chirurgien orthopédique américain voit ça une à deux fois par an. Or, j'en ai vu peut-être 25 ou 30 durant mon bref séjour à Mansehra. Il s'agissait de personnes qui étaient allongées, qui se reposaient, lorsque le plafond ou un mur s'est effondré sur eux et leur a brisé le bassin. Beaucoup d'enfants souffraient de blessures au coude, susceptibles d'endommager leur cartilage de conjugaison et d'occasionner des dégâts irréversibles. Nous avons rencontré un nombre vraiment considérable de fractures ouvertes des os longs ; or, il n'y a pas longtemps encore, même en Europe ou aux États-Unis, ces blessures auraient, de par la gravité des infections, mis en péril un membre ou même la vie du patient.
Ce qui m'a frappé assez rapidement, c'est que chacune des personnes que je rencontrais en était au même stade de guérison orthopédique, car toutes les blessures avaient été contractées à quelques secondes d'intervalle. Inutile de chercher à établir les antécédents médicaux : tous avaient été blessés le matin du 8 octobre.

Blessures psychologiques et douleur physique

Le plus gros problème chez la plupart des blessés (et ceci reste vrai n'importe où, n'importe quand, avec les problèmes orthopédiques), c'était la manifestation du stress psychologique sous la forme de douleurs physiques. L'anxiété et la dépression ne font qu'aggraver un problème orthopédique ; c'est un mécanisme que je constate chaque jour dans mon cabinet. Il est difficile d'imaginer le niveau de stress auquel est confrontée une personne qui essaie de guérir d'une blessure grave tout en devant gérer le fait que la moitié des habitants de sa ville, parmi lesquels un grand nombre de proches, est morte instantanément.

Un grand nombre des patients souffrant de raideurs articulaires (épaules, coudes, poignets, genoux et chevilles) avaient vraiment besoin de soutien psychologique pour se rendre compte qu'ils pouvaient à nouveau utiliser leurs membres. Ils avaient en outre besoin de séances de kinésithérapie intensive pour traiter les troubles musculosquelettiques. Chez de nombreux patients, il faudra recourir à la fois au soutien psychologique et à la kinésithérapie pour qu'ils recouvrent l'usage de leurs membres.*
Au delà de l'hôpital de campagne, au delà des incroyables efforts déployés par les expatriés et les équipes médicales pakistanaises, au delà du soutien logistique en matière d'hébergement, de nourriture et de santé, se dresse un défi à long terme : permettre à un nombre considérable de personnes ayant subi des traumatismes physiques et psychologiques lors du séisme de bénéficier d'une rééducation.
*Une équipe MSF composée de trois psychologues prodigue dans le district de Mansehra des soins aux patients souffrant de traumatismes consécutifs au séisme. Quatre cents patients ont été suivis depuis octobre dernier. Actuellement, l'hôpital et les villages médicaux assurent des soins psychologiques à 200 patients, mais les besoins dépassent largement les capacités de MSF.

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