Peux-tu rappeler l’implication de MSF dans la prise en charge de malades du sida ?
C'est en décembre 2000 que MSF a commencé à proposer des trithérapies
antirétrovirales à des patients malades du sida. A l'époque, pour ne
pas mettre sous antirétroviraux (ARV) les malades des pays pauvres,
certains avançaient une menace en terme de santé publique. Selon eux,
des traitements administrés ou pris de manière erratique risquaient de
favoriser l'apparition de souches résistantes du virus du sida. Ainsi,
le directeur de l'agence américaine d'aide internationale (USAID)
Andrew Natsios mettait en doute la capacité des malades africains, "qui
ne savent pas ce qu'est une montre", à prendre un traitement à heure
fixe.
Au
nom de la responsabilité médicale vis-à-vis des malades et parce que ce
statut quo était inadmissible, nous avons refusé ce dogme emprunt de
préjugés racistes. Aujourd'hui près de 30.000 malades du sida dans 27
pays reçoivent des antirétroviraux dans les programmes de MSF.
Quel bilan tirer de cette mise sous ARV de malades du sida dans des pays pauvres ?
Nos programmes ont contribué à démontrer qu'il était possible de
proposer des soins efficaces à des malades du sida dans des contextes
précaires. Prenons par exemple notre programme dans le district de
Chiradzulu au Malawi, où 4 000 malades sont sous traitement. Nous avons
réussi à simplifier et à décentraliser la prise en charge sans nuire à
la qualité des soins.
Epicentre, le pôle de recherche épidémiologique
de MSF, a documenté les résultats obtenus à Chiradzulu. Des études ont
montré que l'adhérence, c'est-à-dire la prise régulière du traitement
par les patients, était élevée, et que le taux de survie des patients
mis sous traitement était satisfaisant. Ainsi, le taux de survie à un
an d'un patient mis sous ARV dans le district de Chiradzulu est de 78%.
Ce taux est encourageant si l'on considère que certains patients
arrivent dans notre centre à un stade avancé de la maladie.
Parallèlement,
pour les besoins de nos propres programmes, mais aussi pour que
l'ensemble des malades du sida dans les pays pauvres puissent avoir
accès à des traitements efficaces à des prix abordables, nous nous
sommes battus pour la baisse des prix et la disponibilité des
trithérapies. Pour mener cette action de lobbying, qui est aussi le
fruit de notre conception de la responsabilité médicale, nous nous
sommes appuyés sur la Campagne d'accès aux médicaments essentiels
lancée par MSF en 1999.
Quels sont aujourd’hui les perspectives et les défis qui restent à relever ?
Dans nos programmes qui ne sont pas spécifiquement dédiés à la prise en
charge des malades du sida, nous devons pouvoir proposer des ARV aux
malades qui en ont besoin. Il y a certes des difficultés techniques, un
cadre à définir, mais nous devons absolument progresser sur ce plan.
Pour
ce qui est de nos programmes spécifiques, nous touchons la limite de
nos capacités de suivi des malades. Ainsi, à Chiradzulu, nous avons dû
interrompre temporairement les admissions de nouveaux patients avant de
les reprendre à un rythme plus réduit. En effet, accroître la quantité
de malades pris en charge risquait d'entraîner une baisse de la qualité
du traitement et du suivi proposé. Or vis-à-vis des patients que nous
soignons aujourd'hui, nous avons une responsabilité dans la durée.
Pour
ceux-là, nous allons être confrontés dans les années qui viennent à
l'apparition de la toxicité et d'une moindre efficacité des
médicaments. Nous devons donc nous préparer à proposer un traitement
alternatif. Cela implique de continuer notre combat pour la baisse du
prix des traitements et la disponibilité de versions génériques, car
les molécules de deuxième ligne sont très chères, inaccessibles pour
presque tous les patients du Sud.
Mais nous allons aussi devoir nous
montrer inventifs, car le mode de suivi des patients possible dans les
pays du Nord est inapplicable dans les pays du Sud. Il faudra innover
dans nos pratiques, simplifier la prise en charge sans en réduire la
qualité, comme nous l'avons fait pour les trithérapies de première
ligne. Ce défi est immense et nous nous interrogeons sérieusement sur
le futur de nos patients dont la survie est aussi dépendante de la
recherche menée au Nord.
Nous devons aussi continuer à analyser
nos projets, à les documenter, et à diffuser les connaissances que nous
en tirons. C'est là encore une question de responsabilité médicale,
tant pour l'amélioration de nos propres programmes que pour être en
mesure de bousculer et d'orienter la recherche vers les besoins des
patients du Sud.
Car si nous pouvons être satisfaits que 30
000 de nos patients soient sous traitement, cela reste peu comparé aux
besoins. Sur 6 millions de séropositifs dans les pays pauvres qui ont
besoin d'un traitement en urgence, seuls 770 000 en bénéficient. Nous
n'avons évidemment ni la capacité ni la vocation d'étendre notre prise
en charge à l'ensemble de ces malades, mais il est de notre devoir de
dénoncer l'abandon dont ils font l'objet, et l'accumulation d'obstacles
à leur mise sous traitement.