Berm [bəːm] : mur de sable ou crête artificielle construit comme moyen de protection
Syrie. Onze millions de déplacés. Quatre cent mille morts. Et ces chiffres ne sont que des estimations. À ce stade, lorsque les morts et les déplacés se comptent par milliers, l’individu disparaît.
En novembre 2015, les contrôles à la frontière entre le sud de la Syrie et le nord-est de la Jordanie ont été fortement renforcés. Les populations en fuite ont alors commencé à s’y rassembler entre deux murs de sable connus sous le nom de « berm ». Le berm n’est pas un camp de réfugiés. Il ne compte aucune latrine, aucune arrivée d’eau, aucune nourriture ni soins de santé. Selon les dernières estimations, il s’y trouverait entre 60 000 et 100 000 personnes.
Derrière ces chiffres se cachent des personnes, des individus, des « fantômes » qui n’existent ni dans le monde qu’ils ont quitté ni dans celui qu’ils tentent de rejoindre, qui sont pris au piège entre la vie et la mort.
MSF et d’autres organisations ont négocié pendant plusieurs mois avant de pouvoir entrer dans le berm et délivrer des soins de santé primaire. Le principal obstacle concernait la sécurité : les autorités craignaient que les activités humanitaires n’assouplissent les contrôles aux frontières et ne fassent sombrer la Jordanie dans le chaos ambiant.
Le 16 mai, MSF a finalement été autorisée à lancer des opérations de soins primaires dans une zone de service extérieure au berm. Nous nous sommes immédiatement rendus sur place. Mais le 21 juin, un véhicule piégé a explosé à la frontière, tuant sept soldats jordaniens. Dans la foulée, l’accès a été définitivement fermé aux organisations humanitaires.
Je suis arrivée en juillet à Amman, dans les derniers jours du ramadan, pour prendre la tête de l’équipe médicale du projet berm.
Je rencontre la femme qui occupe ce poste depuis plusieurs mois, c’est une clinicienne expérimentée. Elle a les yeux humides. Elle ne pleure pas, mais ne parvient pas non plus à empêcher l’eau de sortir de ses yeux. C’est une particularité qui survient lorsqu’on commence à se relâcher.
Je passe toute la journée avec elle et la sage-femme du projet, elle aussi venue passer quelques jours à Amman pour décompresser. Je me suis rapidement demandé si j’allais mettre en place la mission médicale ou simplement systématiser quelque chose qui avait été improvisé avec brio. Assez vite, je me rends compte que tout est déjà en place, superbement bien organisé et maîtrisé. Je suis époustouflée par tout ce que j’entends, tant leur marge de manœuvre est faible.
Elles me décrivent et schématisent le projet, la façon dont s’effectuent le triage et l’enregistrement, et comment se déroulent les centaines de visites par jour, sous 40°C. Elles accompagnent ces détails techniques de récits d’humanité : le bonheur de faire naître un enfant, la douleur d’une belle jeune fille non autorisée à être convoyée vers un hôpital de Jordanie, les tempêtes de sable qui recouvrent tout en quelques secondes, les patients à la peau brûlée par le désert, etc. Cette équipe a bien du mérite, elle qui est confrontée aux besoins de ces populations, qui voit leurs visages, touche leur peau. Je passe du passé au présent… C’est une drôle de cession, la remise d’un projet fantôme.
En un mois, ils ont examiné plus de 3 500 patients souffrant de malnutrition, de diarrhée, de lésions cutanées, de maladies liées au manque d’hygiène et à la pauvreté, et beaucoup sont encore à examiner.
Lorsque j’arrive enfin sur place, les voitures et les camions sont partis, la pharmacie est fermée et la poussière s’accumule. Il ne reste qu’une équipe réduite : un infirmier, un coordinateur projet et moi.
Nous nous asseyons dans le sable. La frontière irakienne est à l’est et la frontière syrienne au nord. Le berm est encore loin, à plusieurs kilomètres au nord-est. La nuit, il est impossible de dormir tant il fait chaud. Dans les maisons vides, nous voyons des fantômes. Dans ma tête, les interrogations fusent : qu’advient-il des populations dans le berm ? En quoi les aidons-nous en étant absents ? Comment pouvons-nous les atteindre ? Quels sont les autres moyens d’approche ?
Tout ce que nous savons, c’est que nous ne pouvons pas partir, pas pour le moment. Il est important que nous soyons là, que nous essayions d’y retourner, que nous en parlions, que nous remplissions l’obligation de témoigner de MSF. Les populations du berm sont peut-être entre la vie et la mort et notre projet est peut-être un projet fantôme, mais ces gens ne sont pas des fantômes. Ce sont des personnes, comme vous et moi, et nous devons leur trouver une solution viable.
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