Que vous inspire l'action en justice menée aujourd'hui en Inde par le laboratoire Novartis ?
L'industrie pharmaceutique insiste régulièrement sur le fait que le
problème n'est pas que dans le prix des médicaments, mais aussi dans
les ressources humaines, dans la distribution, dans la qualité des
soins prodigués autour des médicaments. Cela, je ne le conteste pas,
mais pour les grandes maladies tueuses - le paludisme et la tuberculose
dans leurs formes résistantes et le sida pour les médicaments de
deuxième ligne -, le prix des médicaments est vraiment un grand
obstacle. Si nous ne maîtrisons pas le prix des médicaments, pays et
grands programmes mondiaux - qu'il s'agisse du Fonds mondial ou des
grands programmes bilatéraux - vont se retrouver confrontés à une sorte
de dilemme épouvantable : peut-on continuer à traiter les malades déjà
sous traitement et peut-on (ou non) permettre l'accès aux traitements
de nouveaux malades ? Et en cela, le prix du médicament est un enjeu
essentiel !
L'entrée
de la Chine et de l'Inde dans l'Organisation mondiale du commerce, la
hausse prévisible du prix des matières premières, les restrictions sur
les génériques, la politique menée par certaines industries qui
consiste à modifier une molécule, à la re-breveter, et à cesser la
production de la précédente, sont des obstacles à l'accès aux
génériques, donc à la diversification de l'offre, à la compétition et à
la baisse des prix. Et la leçon que l'on a tous tiré du sida des années
2000 à 2005, c'est que l'arrivée de la compétition générique a
véritablement fait baisser les prix. Pour toutes ces raisons, je pense
que le procès actuel en Inde est chargé d'un poids symbolique.
Un
des principaux arguments des firmes pharmaceutiques est de dire : les
brevets permettent de financer recherche et développement. Que
répondez-vous à cela ?
Je suis
bien conscient, en particulier pour le sida, de la complexité des
nouvelles molécules qu'il faut à présent synthétiser pour contourner
les résistances. Prenons l'exemple d'un traitement de 4ème ou 5ème
ligne de molécules comme le Fuzeon : ces molécules sont d'une telle
complexité qu'elles demandent des investissements absolument
considérables. Il faut que l'industrie puisse les faire, ce qui réclame
une protection. Mais là où nous devons refuser le débat, c'est quand le
seul choix consiste à accepter une politique de brevet telle qu'elle a
toujours étés pratiquée ou à se voir opposer un refus d'investir et de
produire. Je crois qu'il s'agit d'une question politique et même
géopolitique fondamentale. Il faut trouver les moyens de satisfaire à
la fois les possibilités d'investissement des industriels du Nord et un
accès efficace au Sud, qui passe par les génériques et par des prix
différenciés.
Pensez-vous que les accords Adpic permettent de concilier brevets et accès aux médicaments dans la pratique ?
Ce sont par définition des accords : donc tout le monde s'est mis
d'accord. Et je crois qu'il faut faire attention : ils n'ont pas a été
imposés aux pays du sud, qui les ont notamment signés. Dans les termes
et dans la philosophie des Adpic, il existe vraiment des possibilités
pour les pays d'acheter moins cher, ou d'acheter des génériques
lorsqu'ils ne sont pas producteurs. Il reste, comme chacun sait, que
depuis 2003, pratiquement aucun pays n'y a eu recours, en dehors de la
Malaisie et de quelques exemples modestes. MSF, ainsi que d'autres
chercheurs, Act Up, et l'Agence nationale de recherche sur le sida en
France, ont bien montré que des accords bilatéraux peuvent
court-circuiter ces flexibilités, qui ne sont de ce fait pas utilisées.
Car un certain nombre de pays, je pense aux Etats-Unis, mais il ne faut
pas croire que l'Europe est innocente sur ce sujet, ont des moyens de
pressions économiques pour faire renoncer les gens à demander ces
licences obligatoires.
J'ai
été très frappé par l'exemple du Brésil, qui s'apprêtait à le faire
pour le Kaletra et qui a finalement renoncé. Cela montre bien la
tension qui peut exister entre un enjeu de santé publique et celui du
commerce extérieur d'une même nation. Je ne vous cache pas que je
n'aimerais pas être a la place des politiques qui ont à choisir entre
les deux.
Il me semble néanmoins qu'après la déclaration de Doha
et les étapes qui ont suivi, il est quand même temps que le monde
questionne ce qu'il a fait et constate que ce qu'il a fait n'a pas
permis l'accès aux traitements à bas prix. Si on continue comme cela on
va dans l'impasse. Pour moi, la demande récente par la Thaïlande d'une
licence obligatoire pour l'Efavirenz et le Plavix représente un
évènement historique important. Je vais suivre cela avec beaucoup
d'attention car je suis frappé du courage politique de la Thaïlande sur
ce sujet.
On va dans l'impasse ?
Oui, si des évènements comme la demande de licence obligatoire par la
Thaïlande, la dénonciation des accords bilatéraux avec le Maroc, ou
encore le procès qui se tient actuellement en Inde, ne sont pas
suffisants pour ébranler le système, il est clair que les politiques
doivent s'emparer plus clairement de ce sujet : le G8 ne peut pas
chaque année faire des déclarations sur l'accès universel, l'Assemblée
générale des Nations unies ne peut pas s'engager à l'accès universel,
et dire qu'il faut augmenter les ressources. Quand on dit qu'il faut
augmenter les ressources parce qu'elles sont insuffisantes, il faut
aussi savoir le prix qu'on accepte de payer quand on achète quelque
chose. Et en l'état actuel, on ne peut pas continuer à chercher des
ressources en fonction des seuls prix qui nous sont imposés, et que la
communauté internationale ne peut ni discuter ni négocier en dehors
d'une certaine marge d'ajustement beaucoup trop modeste par rapport aux
enjeux.
Novartis
déclare ne pas s'en prendre à l'accès aux médicaments mais vouloir
préserver par principe la propriété intellectuelle. Qu'en pensez-vous ?
Jusqu'à aujourd'hui, je crois que la propriété intellectuelle a
effectivement permis à l'industrie de réinvestir pour découvrir des
médicaments dont on a tous besoin, et qui sont des médicaments de
qualité, qui s'améliorent avec le temps. Mais derrière cette
affirmation, que personne ne peut nier - l'amélioration des
anti-rétroviraux en témoigne -, il ne faut pas masquer la réalité. 90 %
des malades dans le monde ne peuvent avoir accès à ces médicaments et à
ces innovations. Il y a donc un problème qu'on ne pourra résoudre sans
étudier la question des deux côtés. Ce que dit Novartis : « Je préserve
la propriété intellectuelle, donc je préserve ma capacité et la
capacité de l'industrie à investir », n'est pas faux. Mais à cela il
faut répondre qu'il s'agit aussi d'un système qui empêche actuellement
l'accès des médicaments aux pays pauvres. Il faut donc trouver une
solution tous ensemble. Soyons clairs : ce n'est pas noir ou blanc.
Mais la force de ce procès et la force de cette protestation sont
d'attirer l'attention du monde sur le fait que nous ne pouvons pas
continuer comme ça si nous voulons que les malades des pays pauvres
aient accès à la santé, et nous le voulons ! On ne le veut pas
seulement pour des raisons humanitaires, ou morales, on le veut parce
que sans développement, il n'y aura pas de mondialisation. La
mondialisation est là pour tout le monde, pour les riches comme pour
les pauvres ! Tout le monde en tirera bénéfice. Si c'est une
mondialisation qui n'est qu'une libre expression des forces de marché,
elle continuera à laisser des centaines de millions de personnes au
bord de la route.