Le 30 mars 1976, des centaines de Palestiniens d'Israël se mobilisent contre la confiscation de plus de 2 500 hectares de terre en Galilée. Leurs manifestations sont alors très violemment réprimées par l’armée israélienne. Depuis, la commémoration de la « Journée de la Terre » symbolise le droit au retour des réfugiés palestiniens sur leurs terres, et dénonce l’occupation israélienne de la bande de Gaza et de la Cisjordanie. En 2018, les Gazaouis décident de faire de la Journée de la Terre, la grande Marche du retour, un rendez-vous hebdomadaire après la prière du vendredi.
Aymen al Djaroucha : Ce qui s’est passé a été déclenché le 30 mars. Ce jour-là pour les Palestiniens s’appelle la « Journée de la Terre ». À partir de là, les autorités et le peuple ont décidé de faire des manifestations à côté des frontières.
Aymen al Djaroucha est coordinateur adjoint des programmes de Médecins Sans Frontières à Gaza. Il est gazaoui et travaille avec MSF depuis le début de la deuxième intifada en 2000.
Aymen al Djaroucha : De là vient l’appellation « Great March of Return », ça veut dire que les gens voulaient revenir dans leurs villages et leurs villes dans ce qui s’appelle aujourd’hui Israël.
Jacob Burns : Il y avait des gens qui croyaient vraiment à la politique du retour, qui voulaient physiquement aller en Israël pour réclamer les terres qu’ils avaient perdues en 1948.
En 2018, Jacob Burns est chargé de communication pour Médecins Sans Frontières à Gaza. Il y passe un an.
Jacob Burns : Il y avait des gens qui étaient motivés par la religion, qui voyaient une menace israélienne envers la mosquée Al Aqsa à Jérusalem, d’autres gens étaient là parce qu’un vendredi à Gaza, les options de divertissement sont plutôt limitées, d’autres voulaient regarder, il y en avait d’autres qui, je sais pas… Vraiment c’était tout un mélange de gens, mais ça a été assez rapidement repris par le Hamas, le groupe militant qui contrôle Gaza depuis 2006.
Vainqueur des élections législatives de 2006, le Hamas s’est imposé dans l'échiquier complexe du conflit israélo-palestinien. Dans un contexte de profonde opposition politique et d’affrontements violents sur le terrain entre factions palestiniennes, le Hamas prend le pouvoir dans la bande de Gaza en 2007. C’est alors qu'Israël décrète un blocus sur Gaza, plaçant de fait toute la population du territoire sous cloche. Les points de passage de frontières sont fermés, et deux millions de personnes sont désormais prisonnières de ce territoire de dix kilomètres de large sur une trentaine de long.
Jacob Burns : Le Hamas a mis en place une infrastructure pour les manifestations. Il y avait des cars pour amener des gens de la ville aux frontières, il y avait aussi la police du Hamas qui jouait un rôle de contrôleur de manifestations, parce que parfois ils laissaient les gens approcher des frontières, et parfois ils bloquaient un peu les gens, donc ils contrôlaient selon leurs intérêts cette semaine-là. Ils ont vraiment joué avec l’intensité de la manifestation.
Aymen al Djaroucha : Et donc voilà, après la prière du vendredi, ces gens allaient à côté des frontières, ils s'approchaient trop de la « fence ».
La « fence » dont parle Aymen, c’est la clôture qui marque la frontière entre Israël et la bande de Gaza.
Jacob Burns : Normalement, tu as une zone d’exclusion côté Gazaoui où l'armée israélienne d'habitude tire sur les gens tous les jours. Si tu rentres dedans car tes champs se trouvent dedans, tu risques de prendre une balle. Et puis, en fait, il y avait des sites tout le long de la frontière où des camps ont été mis en place. Ces camps n’étaient pas dans le no man's land - la zone d’exclusion - mais ils étaient le point de départ des manifestations vers la « fence », ils partaient dans la zone d’exclusion. Et c’est là que l’armée israélienne a commencé à tirer des gaz lacrymogènes, il y avait des balles en caoutchouc et il y avait des balles réelles. Ils utilisaient les drones, il y avait toute la technologie militaire d'Israël, qui est plutôt forte. Dès le 30 mars, qui était le premier jour de manifestation, la violence était extrême et donc il y avait des centaines de gens blessés par balle, surtout dans leurs jambes.
Aymen al Djaroucha : Franchement c'était complètement une nouvelle expérience. Bien sûr la bande de Gaza avait vu d’autres grandes opérations depuis le lancement de la deuxième intifada, c'est-à-dire l’an 2000.
Certains estiment d’ailleurs que la deuxième intifada ne s’est jamais vraiment terminée. En 2004, la mort de Yasser Arafat rebat les cartes. Mahmoud Abbas est élu président de l’autorité palestinienne en 2005, et suite aux accords qu’il négocie dans la foulée, les colons et l’armée israélienne quittent les territoires occupés de la bande de Gaza. Mais cette accalmie est très éphémère. Le blocus israélien imposé depuis 2007 a de multiples conséquences qui dégradent lentement, mais sûrement, le quotidien et les conditions de vie des Gazaouis. Ce à quoi s'ajoutent des épisodes de guerre récurrents comme en 2009 avec l'opération « Plomb Durci » ou en 2014, « Barrière Protectrice ».
Aymen al Djaroucha : On est passé par Cast Lead et Protective Edge, que ce soit en l’an 2008, 2009 ou bien en l’an 2012, 2014 aussi. Et là, ce qu’on a vu était vraiment horrible, les blessures étaient très graves.
Jacob Burns : Dès le début des manifestations, il y avait des rumeurs que les balles étaient explosives. Écoute, je ne crois pas qu’il n’y ait jamais eu un avis définitif sur cette question-là. Et moi, je n’étais pas surpris que si tu utilises un sniper rifle à 20 mètres de quelqu’un et que tu lui tires dessus, tu as une blessure de ce type-là. En fait, c’est très difficile de décrire à quel point elles étaient sévères, mais leurs os étaient complètement pulvérisés, totalement. Il manquait énormément de chair, ils avaient d'énormes trous dans les jambes, et vraiment je manque de mots vraiment pour décrire à quel point les blessures étaient horribles.
Aymen al Djaroucha : L’entrée de la balle était juste une petite ouverture, mais la sortie, elle, causait une grande, grande ouverture, une grande blessure. Je ne parle pas que des tissus, mais aussi les os étaient complètement détruits, et donc il fallait placer des fixateurs pour pouvoir reconstruire. Et on a vu que voilà, ces blessures, vu leur gravité, allaient causer ce que nous appelons des infections de l’os, l’ostéomyélite. Et c'est pour ça que l'on a décidé d’ouvrir une unité spécialisée avec de grands, grands moyens dans l'hôpital Nasser, pour soigner ces cas-là.
L'ostéomyélite est une infection profonde de l’os qui demande des analyses et des traitements spécifiques, notamment quand un patient a besoin de multiples interventions chirurgicales avec placement de fixateurs externes. Ce qui était le cas pour beaucoup de blessés de la grande Marche du retour.
Jacob Burns : Ces infections ont rapidement pris une grande ampleur et elles étaient très, très résistantes aux antibiotiques. Ce qui est un gros problème dans tout le Moyen-Orient - dans le monde - mais surtout au Moyen-Orient, et là, à Gaza, vraiment on a vu des infections qui étaient résistantes jusqu’à la dernière ligne d'antibiotiques. Donc c’était très, très compliqué de soigner ce genre d’infections.
Aymen al Djaroucha : Des spécialistes en microbiologie, il n’y en avait pas à Gaza. Et nous sommes la seule organisation qui a un laboratoire avec cette spécialité permettant de détecter la nature de la bactérie. Nous sommes les seuls.
Jacob Burns : Il y avait des options pour sortir si, éventuellement, tu réussis à avoir la permission d’Israël pour sortir te faire soigner en Jordanie ou en Cisjordanie. Ça arrivait, mais à très peu de gens. Je crois que c’était autour de 17% de gens qui étaient blessés dans les manifestations et qui ont postulé pour un permis de sortie qu’ils ont eu au final. 17% c’est très peu. Après, Israël, le pays lui-même, non, les gens n'avaient pas le droit d’aller se faire soigner là-bas. Je ne sais pas, à cinq ou six kilomètres de la frontière de Gaza, tu as des hôpitaux israéliens très haut de gamme, qui peuvent prodiguer des soins de haute qualité. Donc là, tu vois les divisions cruelles qui se sont mises en place entre les deux territoires. Et après tu avais l’Égypte, mais ce n'est pas facile non plus de sortir de Gaza pour aller en Égypte. Il y avait aussi la guerre au Sinaï, tu avais une insurgency, souvent les Palestiniens se faisaient arrêter aux checkpoint pendant plusieurs heures sur les routes de Gaza au Caire. Et ce n’est pas facile non plus. Et puis tu y arrives et il faut avoir de l'argent pour payer les soins dans un hôpital privé, parce que les hôpitaux publics en Égypte, les Palestiniens n'y croyaient pas trop. Donc il y avait des options pour sortir, mais il n’y avait pas de bonne option.
Aymen al Djaroucha : On était plus présents dans les hôpitaux vu les spécialistes qu’on avait - parce qu'il y a des spécialités qui manquent dans la bande de Gaza, comme les chirurgiens spécialistes en vasculaire. Et donc on venait en aide comme MSF nous a envoyé des spécialistes dans ce domaine. Ils travaillaient 24H/24, surtout pendant les week-ends, les vendredis et samedis.
Jacob Burns : Tu avais des centaines et des centaines de gens blessés qui arrivaient tous en même temps, tous, ou quasi tous, avec des blessures très, très extrêmes. Et les équipes médicales à Gaza faisaient de leur mieux. Et puis il fallait que les hôpitaux soient vidés pour se préparer à la prochaine vague. C’est là que MSF a commencé à intervenir.
Aymen al Djaroucha : On n’était pas seulement présents dans les blocs opératoires, avec nos chirurgiens vasculaires, mais aussi avec nos chirurgiens orthopédiques, avec nos spécialistes des urgences. On était présent à Shifa en premier lieu, mais aussi à l'hôpital Al Aqsa dans la middle area, au sud de la bande de Gaza.
Jacob Burns : Pendant la manifestation, il y avait presque 8 000 blessés par balle, dont la majorité dans les jambes.
Sur ces 8 000 blessés graves, les équipes médicales MSF en ont pris en charge la moitié, soit 4 000 patients. Pour faire face à ces énormes besoins, elles ont travaillé au sein des hôpitaux du territoire, tout en ouvrant un service d’hospitalisation supplémentaire et de nouvelles cliniques de soins ambulatoires, assortis d’un accompagnement social et psychologique dédié.
Jacob Burns : On avait des travailleurs sociaux dans les cliniques qui faisaient un job très important et très bien. On essayait d'aider les gens, mais le besoin qu’ils exprimaient très souvent c’était : « j’ai besoin d’argent » en fait. On ne savait pas où ils pouvaient obtenir cet argent, et nous n’en donnions pas. Mais est-ce qu'on aurait dû en fait juste donner un peu d’argent à nos patients pour qu’ils soient moins stressés, qu’ils aient moins besoin d’essayer de bouger, qu’ils puissent manger un peu mieux, et oui, au final, qu’ils guérissent plus vite et mieux. Je ne sais pas, je crois qu’il faut qu’on soit parfois plus ouverts à des solutions qui nous paraissent peut-être au-delà de notre périmètre normal d’action MSF.
Aymen al Djaroucha : Il y avait des enfants, des femmes, des hommes, mais si tu veux, en majorité, c’étaient des jeunes âgés entre 20 et 30 ans. Ça a commencé, je me rappelle, les premières manifs étaient plus pacifiques. Mais le fait que ça se répète, que ça se fasse chaque vendredi, donc ces jeunes-là s’approchaient de la « fence »… De l’autre côté aussi, ils étaient très sévères si tu veux. La réaction de l’armée israélienne était très stricte et très difficile. D’ouvrir le feu sur des jeunes juste parce qu'ils s'approchaient… Je me rappelle les premiers jours, ces jeunes-là n'avaient ni d’armes, ni… C’était juste envoyer des cailloux, ça ne représentait pas un grand risque pour l’armée israélienne. Et donc cela a poussé ces jeunes à aller manifester et être encore plus insistants, s’approcher encore de la « fence », couper la « fence », et essayer de passer de l’autre côté.
Jacob Burns : C’était énorme la proportion en fait, quand tu regardes à l’échelle de la population à Gaza, et spécialement la population de jeunes hommes, combien d’entre eux ont été blessés à ce moment-là ? Tu parles de peut-être un pourcent de jeunes hommes à Gaza blessés à ce moment-là. Je crois que pour certains d’entre eux, c’était vraiment un choix éclairé où ils se disaient : « oui, bon, je voulais mourir », mais pas comme quelqu’un qui se suicide, mais comme quelqu’un qui va devenir un martyr pour la cause palestinienne. Et il y en avait même quelques-uns qui disaient « oui, si je meurs, ça va aider ma famille ». Parce qu'en fait, le Hamas payait une somme - je crois que c’était 3 000 dollars - pour les familles de martyrs. Donc ils pensaient que : « oui, je voulais mourir donc j’y suis allé, mais je ne suis pas mort, et là je me retrouve dans une position encore pire ». Les rares qui avaient un travail avant, ils perdaient leur travail ; et pour ceux qui étaient déjà très pauvres avant parce qu'ils n’avaient pas de travail, là ils devenaient vraiment encore plus pauvres.
Aymen al Djaroucha : La vie déjà, sans blessures, sans rien du tout, est compliquée dans la bande de Gaza, alors, quand tu es blessé et que tu as un handicap… 2014 c'était la dernière grande opération, et depuis si tu veux, la situation est devenue un petit peu stable, mais rien n’a bougé. Il y avait encore l’embargo sur Gaza, il y avait la difficulté d’effectuer des mouvements, de sortir de la bande de Gaza, de revenir dans la bande de Gaza. Donc la vie était de plus en plus dure. D’une situation grave, vers une situation plus grave, vers une autre situation encore plus grave. Donc je crois que ces manifestations étaient pour exprimer une certaine colère. Certes, c'était risqué, et on en a vu le prix, mais c’était une façon d’exprimer une colère et une demande qui était, du point de vue des Palestiniens - des Gazaouis surtout - qu’il y avait un droit, et que ce droit allait être réclamé.
Jacob Burns : Ils décrivaient le fait qu’ils étaient totalement traumatisés par la violence avec laquelle ils ont grandi. Ils étaient traumatisés par le fait qu'ils n'avaient pas de travail, pas d'argent, pas de perspectives de sortir de Gaza, pas de perspectives de se marier - parce qu’il faut de l'argent pour se marier. Donc vraiment les gens étaient là, avec aucun espoir pour l'avenir. Et donc, les dépressions, leurs traumas, c’était très important déjà. Et puis, ils se retrouvaient avec une blessure très, très grave, avec un niveau de douleur intense. Parce qu’en fait, quand tu as un gros trou dans la jambe, il faut que tu mettes quelque chose qui s'appelle un fixateur externe, et tu as un gros truc en métal qui est sur ta jambe 24H/24 pendant des mois, ça fait extrêmement mal. En plus, si tu as une infection, ça fait encore plus mal, tu ne peux pas bouger, vraiment c’est quelque chose qui a détruit leur vie. Et vraiment, des gens qui venaient d’une couche sociale très, très pauvre à Gaza, qui est déjà très pauvre. Ils n’avaient rien en termes d’argent, ils étaient très, très endettés, il y avait des hommes qui se séparaient de leurs femmes parce qu’ils ne se supportaient plus l’un et l’autre… Lui, il était à la maison tout le temps avec ses problèmes. Les gens avaient tellement mal, qu’ils devenaient addicted à des médicaments, il y avait aussi d’autres drogues illégales qu’ils ont commencé à utiliser pour essayer de se remonter le moral, d'avoir moins mal. J’étais sidéré par leur détresse en fait.
Aymen al Djaroucha : Aujourd’hui, si tu prends n’importe quel jeune, tu lui dis : « c’est quoi ton rêve ? », il te dira : « c’est d’aller en Europe pour trouver du travail, pour changer ma vie, pour aider ma famille ». La situation économique est très grave avec les problèmes internes. Là, je parle de la division entre le Hamas et le Fatah, qui complique la situation. Donc voilà, pour les habitants de Gaza tout est compliqué, ça ne te donne pas de l’espoir.
Jacob Burns : C’est Israël qui est responsable de cette monstruosité à Gaza qu’ils ont faite, Gaza est enfermé et subit une punition collective totalement injustifiée. Pour moi, dans ces situations-là, le droit est important parce que ça donne un standard et tu donnes un cadre. Mais en fait, c’est dans la politique que les solutions, la vraie justice va arriver, et là, on est très, très loin d’une situation de justice en Palestine.
C'était « Gaza, la grande Marche du retour ou le désespoir d’une jeunesse aux jambes fauchées » : un podcast produit par Médecins Sans Frontières. Avec Aymen al Djaroucha, coordinateur adjoint des programmes de MSF dans la bande de Gaza, et Jacob Burns, chargé de communication à Gaza en 2018. Réalisation : Samantha Maurin.