Morjorie : C’est fréquent les tirs, la violence en termes de séquestration, en termes de kidnapping, en termes de tirs.
Morjorie travaille pour Médecins Sans Frontières et vit dans la capitale haïtienne.
Morjorie : On n’est pas du tout en sécurité dans la rue et même lorsqu’on est chez soi, on se sent menacé. On ne sait pas qui va venir frapper à votre porte pour vous kidnapper ou bien pour vous demander une rançon ou bien pour vous blesser, soit par balle ou tout ça. C’est inquiétant. La situation est vraiment inquiétante, surtout à Port-au-Prince.
On a toujours peur, on a toujours peur. Et lorsqu’on est dans la rue, on doit regarder à gauche, à droite et vite fait, soit on se rend au travail, soit on se rend à la maison. Pour aller au marché, c’est stressant, on se demande comment est-ce qu’on va retourner ? Est-ce qu’on va rentrer à la maison ? Et on va au travail, on prie Dieu, on prie Dieu de nous couvrir, de nous couvrir, de nous rendre invisible aux yeux des méchants, aux yeux de l’ennemi.
Parfois, on rencontre des patients qui sont victimes, soit des plaies par balles ou bien des gens sont brûlés. Lorsqu’on entend leur version des faits, on se dit : « comment est-ce que ça peut rester ? Est-ce que ça peut durer ? Dans combien de temps ça va passer ? Et qu’est-ce qu’il va arriver alors ? Est-ce qu’on peut supporter tout ça ? Est-ce qu’on va vivre dans cette situation ? »
Je travaille dans un milieu où on rencontre des gens qui vivent dans la violence, qui se sont fait tirer une balle, et parfois sont même morts de l’insécurité. On rencontre des gens qui devraient, après leur hospitalisation, qui devraient rentrer chez eux mais qui ne peuvent pas parce que là où ils habitent, ils doivent traverser Martissant ou bien traverser Croix-des-Bouquets. Ils ne peuvent pas rentrer à cause de cette situation. Ça encore, ça crée du stress. Ça crée une situation étouffante. On se sent vraiment… Quand est-ce qu’on pourra sortir de cette situation ? C’est vraiment inquiétant. On ne sait pas. J’aimerais demander à Dieu, je demande toujours à Dieu : « mais quand est-ce que ça va s’arrêter ? »
Mais malheureusement, on n’a pas vraiment la réponse. On attend.
Morjorie se souvient du mari d’une de ses amies infirmières, un frère d’église froidement abattu chez lui alors qu’il préparait le sermon du lendemain.
Morjorie : La femme qui était à la maison était en train de préparer à manger pour le lendemain matin parce qu’elle devait venir travailler, elle prépare à manger pour le lendemain matin. Et puis elle a entendu un cri, un cri fort et elle s’est jetée vers son mari qui était sur la galerie en train de préparer son sermon. Et puis lorsqu’elle est venue, elle l’a trouvé en décubitus ventral, et puis elle l’a saisi dans ses bras pour dire : « qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui passe ?! »
Et puis, on l’a emmené à l’hôpital.
Et puis, j’ai appris ça, je me suis précipitée pour aller la voir parce que la connaissant, la situation est vraiment… Et puis, en arrivant, elle m’a dit : « Morjorie, Morjorie, j’ai un problème, j’ai un problème. Le problème… on a tiré, on a poignardé… » Elle ne savait même pas si c’étaient des projectiles. Elle a dit : « On a poignardé mon mari, on a poignardé mon mari », et puis, je lui ai dit : « Ok, Ok, on va voir ce qu’on va faire. Prie Dieu pour que ça ne s’aggrave pas ! Prie Dieu pour que ça ne s’aggrave pas ! »
Et puis, le mari saigne, saigne, saigne, saigne.
Le patient saigne énormément. Le patient saigne. On essaie de faire l’autotransfusion. On tire le sang. Et puis, arrivé à un moment, je vois que le patient a perdu conscience. Je me suis dit waouh, ce n’est pas bon signe, ce n’est pas bon signe. Et puis on a réanimé, on a réanimé, tout le monde était là pour prêter main forte. On a réanimé, on essaie de réanimer, on essaie de réanimer. On fait des examens. On fait tout ce qui est possible et imaginable pour sauver le patient. Et puis arrivé à un moment, je suis allée voir le patient et puis, je vois, c’est perdu, c’est fini.
Et puis après, je suis allée voir ma collègue. Elle dit : « Morjorie, Morjorie, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ? Mais il ne respire pas, il ne respire pas, il ne respire pas, il est mort ! Qu’est-ce que je vais dire aux enfants ? Qu’est-ce que je vais dire aux enfants ? »
C’est ainsi qu’on vit quotidiennement. On vit dans la peur. On vit comme si c'était le dernier jour.
La fille de Morjorie a 20 ans, elle étudie à la faculté de Notre Dame. Pour la maman, c’est un souci permanent : elle aimerait qu’elle quitte le pays pour aller à l’étranger, dans un endroit sûr même si cela signifie qu’elles seront séparées.
Morjorie : Parfois on ne peut pas rester. On ne peut pas rester vivre là où on a une maison, là où on est installé, on a un foyer, on a du travail. On ne peut pas rester juste pour sauver la vie, pour sauver votre vie parce que s’il n’y a pas de vie, il n’y a rien. On doit sauver sa vie. C’est ce qui est beaucoup plus précieux, c’est la vie.
Avant, c’était différent. C’était vraiment différent. C’était vraiment différent, la vie était beaucoup plus facile. Et du point de vue économique et du point de vue travail aussi, c’était beaucoup plus facile de trouver du travail dans la capitale que dans les villes de province. Et puis, on sortait sans vraiment de difficultés. On pouvait entendre quelques cas de violence mais de manière sporadique, de manière isolée mais pas vraiment… Lorsque je suis arrivée à Port-au-Prince, j’habitais un quartier du côté de Martissant. J’ai eu mes deux premiers enfants, je les ai eus à Martissant. Oui, j’habitais là-bas. Les maisons étaient beaucoup plus… le prix était beaucoup plus abordable, la cour. On avait tout ce qu’on devrait avoir dans une maison : de l’eau, des arbres, une petite cour où les enfants peuvent jouer et tout ça.
Son travail permet à Morjorie d’occuper son esprit. Les gardes à l’hôpital durent 24 heures afin d’éviter au personnel de faire trop d’aller-retours et limiter ainsi le risque d’être attaqué sur la route.
Morjorie : Le travail m’aide même si arrivée à l’hôpital, on trouve quelqu’un qui s’est fait agresser, qui s’est fait brûler violemment, qui s’est fait tirer dessus violemment mais on se sent utile avec l’aide, on apporte de l’aide. Et parfois, de l’aide psychologique parce qu’on vit beaucoup plus près avec les patients. On doit les rassurer et les aider à vivre, à sortir de ce cauchemar parce que parfois, il y a des patients qui sont vraiment stressés, stressés beaucoup même plus que nous les soignants.
Ugo lui aussi travaille dans un hôpital de la capitale. Il habite loin du centre-ville et doit traverser Martissant pour se rendre au travail. La route qui traverse ce quartier de Port-au-Prince, est devenue impraticable depuis un an à cause de l’augmentation des attaques des groupes armés.
Ugo : J’habite à Carrefour, loin du centre-ville, la traversée de la Martissant. Donc, je dois passer à Martissant pour aller chez moi, et c’est un trajet que je fais chaque jour parce que mes enfants sont petits, je ne dois pas laisser la famille toute seule vu la problématique de violence en Haïti, avoir un père, un homme à la maison, ça fait beaucoup de choses sur le plan sécurité pour la famille.
En arrivant chez moi, c’est calme. Mais pour passer à Martissant, il y a beaucoup de choses qui se passent. On a vu des choses qui ne sont pas humaines. On a vu aussi des gens en train de maltraiter. On a vu aussi des gens qui sont en train d’exécuter. On a vu des gens après avoir été exécutés et brûlés par la suite. Donc ça fait beaucoup, beaucoup d’impacts dans notre vie. Heureusement, dans le travail, on a mis en place un service de santé mentale qui nous aide beaucoup parce que là, en arrivant au travail, on a un endroit pour s’expliquer, pour exprimer un petit peu ce qu’on a vécu. Ensuite, avec les conseils, on suit les conseils de la santé mentale pour ne pas extérioriser ça sur la famille aussi. Mais certaines fois, c’est vraiment, vraiment, vraiment choquant à première vue. Par exemple, moi personnellement, j’ai été braqué, menacé, secoué et puis avec une arme à feu pointée. Donc on m’a dépouillé de presque tout ce que j’avais sur moi.
Je venais au travail et c’était environ 6h, 7h du matin. Donc, on est arrivés à Martissant. Donc les bandits, à-peu-près 30 personnes lourdement armées, ont kidnappé la voiture ou le bus, le transport en commun dans lequel j’étais. Donc, ils nous ont faits entrer dans un endroit très éloigné de Martissant, en hauteur. Ils nous ont dépouillés, tout le monde, ils nous ont dépouillés de tout mais c’était avec beaucoup de menaces, donc on se croyait morts, on se croyait déjà morts.
Chaque jour, le trajet pour aller travailler prend des heures, en camionnette lorsqu’elles sont disponibles et à pied à travers la montagne pour éviter la route de Martissant.
Quand je sors de la maison, je suis obligé de surveiller bien, de voir si vraiment je peux sortir. Donc comment je vois si je peux sortir ? C’est rester devant la barrière de ma maison, voir s’il y a des gens qui passent parce que moi seul, je ne peux pas sortir. Donc j’attends qu’il y ait des gens qui passent et je les accompagne pour sortir sur la route principale pour trouver un tap-tap. Et là encore, pour sortir pour trouver un tap-tap à 3h30, 4h du matin, il me faut un petit peu une heure de temps ou 30 minutes pour trouver un tap-tap parce que même les tap-tap ne sortent pas très tôt. Donc arrivé à Fontamara, de Carrefour à Fontamara, c’est là que le tap-tap nous met. De Fontamara à 43, on doit passer par le territoire dont j’avais parlé avant pour aller dans un endroit qu’on appelle Savane Pistache, et c’est quasiment à pied, environ sept à huit même neuf, dix kilomètres à pied et c’est en montagne. Donc arrivé ici, c’est fatigant. Mais puisque ça fait partie de notre vie quotidienne, on doit travailler mais heureusement, on a ce travail parce qu’en arrivant ici, on a d’autres préoccupations que ce qu’on a vécu, mais cela n’exclut pas totalement ce qu’on a vu.
A plusieurs reprises, il est arrivé au père de famille de ne pas pouvoir rentrer chez lui et de dormir à l’hôpital, en raison des tirs et de la présence de bandes armées.
La vie est très chère en Haïti, est très, très, très chère en Haïti. Non seulement, c’est difficile pour trouver un travail, et quand on trouve, ce qu’on gagne ne peut pas vraiment répondre aux besoins de la famille. Donc, il nous faut des choses en parallèle mais comment faire ? On ne peut pas créer trop de visibilité sur nous, même si on gagne peu, on veut créer certaines choses. Si on crée trop de visibilité, il y a un risque de se faire kidnapper. Tu vois, donc on est obligé… ce qu’on gagne, on le mange. On mange ce qu’on gagne, donc on ne crée rien, on ne peut pas créer parce que si on crée, donc si on crée quelques chose pour faire des choses en parallèle comme par exemple, moi ma femme, je pourrais peut-être créer quelque chose avec ce que je gagne pour ma femme chez moi. Mais si je le fais, il va y avoir trop de visibilité sur ma maison. Donc, il y a un risque aussi de se faire kidnapper. Même pour envoyer nos enfants à l’école, si on met l’uniforme sur nos enfants dès notre maison, il va y avoir trop de visibilité. On est obligé de mettre en civil nos enfants. Arrivé à l’école maintenant, on change. Tu vois. Donc c’est cette stratégie qu’on emploie, parce que l’école dans laquelle on a mis nos enfants, il y a des gens dans nos entourages qui ne peuvent pas faire ça.
C’est comme si on vit dans un champ de guerre. C’est comme si on est là, des civils, dans un champ de guerre.
Mon rêve, c’est mes enfants. Mon rêve le plus cher, c’est de lutter avec mes enfants pour terminer leurs études primaires et les envoyer ailleurs pour étudier, pour faire leurs études secondaires et universitaires.
Moi, je veux rester dans mon pays. Je veux rester là parce que j’ai la foi que cela va changer un jour.
En 2021, plus de 22 000 personnes ont été admises en urgence par les équipes de MSF. Dans nos structures, plus de 15 000 cas de traumatismes et plus de 830 brûlés ont été pris en charge. Plus de 1500 victimes de violences sexuelles y ont été soignées.
C'était « Haïti, au cœur du chaos de Port-au-Prince » : un podcast produit par Médecins Sans Frontières. Avec la participation de Morjorie, Ugo, membres du personnel MSF à Port-au-Prince.