C'est arrivé en juillet de cette année, on avait été prévenu tardivement donc les équipes étaient encore en route. Il y avait un groupe de jeunes soudanais, ils étaient une trentaine, en grande majorité mineurs; ils avaient essayé de s'échapper et dans le port où ils avaient été débarqués, il y avait des forces de sécurité qui étaient là et ont ouvert le feu. Ils ont tué deux personnes, deux jeunes en leur tirant dessus, des personnes qui ne sont pas armées, qui sont traumatisées, qui reviennent juste de la mer où elles sont restées plusieurs heures sans boire, sans manger. Certains ont vu des personnes mourir et là, au lieu d'être accueillis et mis à l’abri, ils savaient qu'ils allaient être transférés vers un centre de détention. Donc on voit un groupe qui essaie de partir, trois jeunes sont abattus sur place, deux autres blessés par balles. Nos équipes les ont transférés à l'hôpital, c’étaient des blessures qui ne mettaient pas leur vie en danger. Mais voilà, c'étaient des jeunes de 13, 14 ans. Et cette violence absurde, ces souffrances de personnes qui fuient une menace, c'est très lourd à voir.
On parle souvent de la situation en Libye comme d'un piège pour les migrants, où ils font face à des cycles de violence. La plupart traversent par les frontières sud du pays à travers des réseaux de passeurs et ils essaient d'arriver jusqu'à la côte pour travailler. En chemin, certains essaient de gagner de l'argent pour ensuite financer leur traversée avec des passeurs. Et certains d'entre eux se font attraper.
Ces réseaux de passeurs sont aussi en lien avec des réseaux de trafiquants. Et donc là, les gens sont kidnappés, ils sont enfermés dans des hangars, dans des conditions qui sont juste inimaginables, qui sont inhumaines, avec de la violence intentionnelle, des brûlures au plastique. On a vu des gens qui avaient des traumatismes, des blessures par balles, toutes sortes d'exactions et de tortures physiques.
Il faut se mettre en tête qu'il y a des hommes, des jeunes hommes, il y a des mineurs mais il y a aussi des mamans, il y a des femmes enceintes, des femmes avec des enfants qui sont détenues dans ces conditions-là, où la promiscuité rend les maladies inévitables. Et ça, c'est sans parler de l'aspect mental de ces personnes-là, qui sont enfermées sans savoir pour combien de temps, pourquoi, ni ce qui va leur arriver. Elles sont dans un parcours d'exil, elles sont parties, leur vie est mise entre parenthèses, en suspens et ça ne dépend pas d’elles, elles n'ont aucune visibilité.
Il y avait un jeune soudanais qui avait fui son pays à cause des violences. Il voulait avoir un meilleur avenir, il était parti tout seul. Il avait une vingtaine d'années il me semble quand on l'a vu, et il était passé par ces centres de torture, de traite humaine, où il avait finalement réussi à payer et à se libérer. Il est arrivé jusqu'à la côte et après, il a essayé de financer sa traversée. Compte tenu des désembarquements, de l'absence d’opérations de sauvetage en mer, soit ils n’arrivent pas très loin, soit ils se font intercepter et ramener directement par les garde-côtes libyens. Ils sont alors emmenés dans des sites de détention officiels. Là, ils essayent de payer pour en sortir ou de s'échapper et ils repassent par les réseaux de passeurs.
Et donc on avait ce jeune homme qui avait tenté neuf fois la traversée, neuf fois. A chaque fois, tenter la traversée, c’est prendre le risque de mettre en danger sa vie. C'est très dangereux, il y a beaucoup de naufrages, de personnes qui décèdent sur la route, qui se noient, des bateaux qui disparaissent sans même qu'ils soient signalés. Cette personne-là, elle fuyait, elle était en parcours d'exil, elle était en chemin et quoi qu'il se passe, elle allait y arriver, c'était ça ou mourir en chemin. Finalement, il a réussi à rejoindre les côtes européennes, l’Italie. Après, il y a tout le parcours une fois qu'on arrive en Europe bien sûr, ce n'est pas fini.
Cette expression, cette théorie de « l'appel d'air », de dire que secourir des personnes qui se noient, c'est favoriser l'immigration vers l'Europe, ce serait comme dire qu’avoir des ambulances dans un pays, c'est favoriser des hôpitaux trop pleins. Il y a quelque chose de totalement absurde. Les gens vont partir, ils partent parce qu’ils ont des raisons de le faire, et ce n'est pas parce qu’ils vont être secourus au moment où ils sont en détresse ou sur le point de mourir qu’on peut dire qu'on facilite cette immigration. C’est une fausse accusation et c'est quand même assez cynique, parce que ça veut dire quoi ? Qu'il ne faut pas secourir les personnes qui sont dans des situations de naufrage ou de détresse en mer ?