Les parcours sont en fait assez différents. Souvent, plus les personnes viennent de loin, plus le voyage est organisé. Il y a des gens en Libye qui viennent du Bangladesh. Donc ça fait de la route, d'Afrique de l'est, de la Corne notamment, d'Érythrée, de Somalie, ou un peu plus au nord du Soudan. En Afrique de l'Ouest, il y a pas mal de personnes qui viennent du Mali, du Nigeria. Tous passent par des réseaux de passeurs.
En juin-juillet 2020, il y avait pas mal de Bangladais dans les centres de détention, certains avaient essayé de s'échapper. On a eu un incident terrible avec des trafiquants. C'était dans la ville de Mizdah, où des personnes qui tenaient des hangars - enfin c’est l’information que l'on avait eue-, n’avaient pas nourri les personnes pendant un bout de temps. Il y a eu une sorte de révolte, de sursaut de ces personnes-là qui s'étaient soulevées. Elles ont tué la personne qui tenait le hangar. Il y a eu une répression absolument barbare, terrible de la famille de ce trafiquant. Une trentaine de migrants ont été tués à l'arme blanche, entre autres, vraiment de manière très brutale. Quelques blessés avaient réussi à arriver à Tripoli.
Les pires horreurs, sévices et souffrances arrivent dans les centres de détention illégale ou dans ces hangars qui font vraiment de la traite humaine, parfois à une échelle industrielle. La ville de Bani Walid est assez connue pour être une sorte de hub où il y a beaucoup de hangars de ce type-là, et fait un peu l'interface entre le sud désertique du pays et la côte. On appuie un centre d'accueil sur place qui recueille les personnes ayant réussi à sortir de ces hangars, soit parce qu'elles ont payé leur rançon ou s'en sont échappées, soit parce qu'elles sont dans un état si proche de la mort qu'on les a laissé partir. Parfois, ce sont des corps qui sont déposés devant le centre, de personnes qui sont déjà mortes. Effectivement, Bani Walid est un endroit où on voit les cas les plus graves de brûlures intentionnelles, de fractures, de traumatismes, de blessures par balles. Il y a cette prédation, toute cette violence et cette exploitation intolérables qui sont là, qui sont une réalité, et pourtant on voit ces groupes de migrants qui s'exposent, se mettent au bord de la route parce qu'ils cherchent du travail, et qui sont regroupés souvent mais sont très visibles dans la ville, puisque c'est de la main-d'œuvre à utiliser, à exploiter. Ils se mettent aux carrefours des rues et à la moindre personne qui s'arrête, ils s'agglutinent autour des voitures pour trouver une opportunité économique.
Elle est là l'hypocrisie : au final, le nombre de migrants qui partent des côtes libyennes et empruntent la Méditerranée pour arriver en Europe et en Italie notamment, a beaucoup diminué puisqu’on était en 2015-2014 autour de 180 000 arrivées par an. Aujourd'hui, elles sont 9 000.
On se retrouve dans une situation où chacun se renvoie la responsabilité : d'un côté, l'Union Européenne en disant qu'elle a mis en place les fonds fiduciaires, de l'autre côté les agences onusiennes qui ne nous proposent pas ou ne mettent pas en place des projets alors qu'on a mis à disposition des financements; elles affirment qu'elles n'ont pas l'espace de travail, qu'elles n'arrivent pas à le négocier.
Tout le monde se défausse. Mais il y a une politique de l'Union Européenne derrière. Si les gouvernements européens sont contents de ces chiffres-là, de cette réduction, c’est à quel prix ? Combien de personnes sont décédées ? Comment les Etats n'assument pas leur responsabilité internationale? C'est quand même triste d'appuyer indirectement ces centres-là, qui sont totalement en dehors de tout droit humain… ça pose problème. Je pense que cela devrait tous nous interpeller, en tant que citoyen français, européen, ou autres. Ce sont aussi des fonds publics qui sont envoyés là-bas.