Pour une nouvelle approche de la malnutrition

L'efficacité de ces nouveaux modes de prise en charge de la malnutrition aiguë sévère est telle qu'ils permettent de multiplier par 10 le nombre de cas traités avec un taux de guérison dépassant 90%.
L'efficacité de ces nouveaux modes de prise en charge de la malnutrition aiguë sévère est telle qu'ils permettent de multiplier par 10 le nombre de cas traités avec un taux de guérison dépassant 90%. © Michael Goldfarb/MSF

Considéré comme la seule solution face à la persistance des disettes et des famines en Afrique sub-saharienne, le développement économique n'a pas permis de faire baisser la malnutrition. Pourtant, des progrès scientifiques et techniques permettent une nouvelle approche médicale curative et préventive de la malnutrition aiguë. Expérimentée avec succès par MSF au Niger, cette avancée ouvre des perspectives prometteuses et démontre qu'il est possible d'éviter la mort de milliers d'enfants.
Par Jean-Hervé Bradol, président de Médecins Sans Frontières.
 

Considéré comme la seule solution face à la persistance des disettes et des famines en Afrique sub-saharienne, le développement économique n'a pas permis de faire baisser la malnutrition. Pourtant, des progrès scientifiques et techniques permettent une nouvelle approche médicale curative et préventive de la malnutrition aiguë. Expérimentée avec succès par MSF au Niger, cette avancée ouvre des perspectives prometteuses et démontre qu'il est possible d'éviter la mort de milliers d'enfants.

Par Jean-Hervé Bradol, président de Médecins Sans Frontières.

 


Au Niger, l'année 2005 a permis d'éclairer plusieurs facteurs déterminants des crises nutritionnelles récurrentes ainsi que de tester en situation une approche nouvelle permettant d'en réduire la mortalité dans de larges proportions.

Ces crises ne sont dues ni aux épisodes de sécheresse ni aux invasions de criquets. Et dans l'ensemble, elles ne sont pas liées à un déficit de production agricole mais à la répartition des produits et des revenus au sein de la société. Selon les chiffres gouvernementaux, la récolte de 2004 présentait un déficit en céréales de 10%, largement compensé par l'excédent de 2003. La nourriture est produite en quantité suffisante mais de larges segments de la population n'ont pas les moyens de se la procurer.

L'intensité de la crise dans la région de Maradi, une des régions fertiles du pays, atteste du découplage entre production agricole et forte incidence annuelle de la malnutrition aiguë. Pauvreté, endettement à des taux usuraires, misère, enfants morts de faim et émigration sont les maîtres mots de cette histoire. En cela, l'exemple du Niger ne sort pas du cadre d'analyse d'Amartya Sen, prix Nobel d'économie en 1998, notamment pour ses travaux sur les famines contemporaines.

Les conséquences du phénomène en termes de santé publique sont effrayantes. Les formes les plus sévères et les plus meurtrières de la malnutrition aiguë touchent, chaque année, plus de 100.000 enfants, âgés le plus souvent de moins de 3 ans. Ces données expliquent, en partie, pourquoi la mortalité infantile et juvénile reste aussi élevée au Niger où 190 000 enfants, soit plus d'un enfant sur 4, décèdent avant d'atteindre l'âge de 5 ans. A la différence du retard de croissance, la malnutrition aiguë est une pathologie induisant une rapide - en quelques semaines - et importante perte de poids. A l'échelle internationale, la malnutrition aiguë touche 60 millions d'enfants de moins de 5 ans, et occasionne 5 millions de décès.

Chaque année, le Niger vit une situation d'urgence pédiatrique avec un pic de gravité au milieu de l'été, dans les mois précédant les récoltes. Avant l'été 2005, l'offre de soins pour les enfants souffrant de malnutrition aiguë sévère était très réduite, techniquement obsolète et économiquement hors de la portée de la majorité des familles concernées. La crise de l'année 2005 aura au moins permis la révision du protocole national de traitement des cas sévères au profit de l'intégration des avancées récentes dans ce domaine.

Les formes non compliquées de la malnutrition aiguë infantile n'étaient, pour leur part, tout simplement pas prises en compte. Jusqu'à fin juillet 2005, l'aide alimentaire distribuée aux familles était vendue à prix subventionnés, de manière irrégulière, en quantités insuffisantes et ne comprenait pas d'aliments adaptés à la récupération nutritionnelle du petit enfant.

Une aide alimentaire inadaptée. Au cours de l'été, l'émoi suscité par la catastrophe et sa couverture médiatique ont entraîné le passage à une aide gratuite, ciblant souvent les cas de malnutrition aiguë non compliqués. Mais les distributions en direction de ces enfants comprenaient toujours trop peu d'aliments réellement adaptés à la récupération nutritionnelle de la petite enfance. De plus, les distributions alimentaires aux familles ciblaient en priorité les régions où les pluies sont annuellement les plus faibles et non celles où les cas de malnutrition aiguë étaient les plus nombreux.

Quant à la prévention de la malnutrition, elle repose principalement sur la stimulation de la croissance des revenus des familles, le développement économique, et sur la sensibilisation des mères aux besoins alimentaires de leurs enfants, et en particulier au rôle crucial de l'allaitement maternel. En réalité, les augmentations, pourtant nettes, de la productivité et de la production agricole ne s'accompagnent pas, pour de nombreuses familles pauvres, d'un meilleur accès à une alimentation correcte. L'économie se développe, la vie politique se démocratise, mais les revenus des plus démunis ne permettent toujours pas de prévenir la survenue de la malnutrition aiguë, en particulier parmi les enfants de moins 3 ans.

Devant un tel tableau, peu original au regard de l'histoire de la grande pauvreté, le médecin ou l'acteur de santé publique ne pouvait, jusqu'à présent, qu'espérer une amélioration des conditions économiques. En effet, l'aliment central de la proposition de prévention et de traitement, le lait, était peu adapté aux environnements précaires. Les insuffisances des laits d'origine animale, les intolérances qu'ils occasionnent et les contaminations bactériologiques limitent leur intérêt. Quant aux laits spécialisés, dits maternisés, leur coût élevé, la nécessité d'une adjonction d'eau, souvent polluée, et leur administration à l'aide de récipients à la propreté douteuse dissuadaient de les recommander.

Des solutions existent pourtant. Aujourd'hui, les possibilités thérapeutiques et préventives se sont enrichies de plusieurs décennies de travaux de recherche scientifique conduisant à la mise au point d'aliments thérapeutiques et prophylactiques prêts à l'emploi dont l'efficacité a été démontrée. Le passage d'un aliment liquide - le lait -, à une pâte conditionnée en doses individuelles prêtes à l'emploi (sachet, petit pot, biscuit), rendent l'eau et le biberon inutiles. De plus, l'adjonction de micronutriments, minéraux, vitamines, acides aminés et de calories d'origine végétale accélèrent considérablement la récupération d'un état nutritionnel satisfaisant.

Nouveaux modes de prise en charge de la malnutrition. Pour les formes les plus sévères, ces nouveaux protocoles permettent de faire l'économie, dans plus de 70% des cas, de séjours hospitaliers coûteux et longs de plusieurs semaines. A condition de consacrer un peu de temps à son information, la mère soigne son enfant à domicile alors que, dans un pays riche, il aurait été hospitalisé en soins intensifs à un prix de journée dépassant plusieurs fois le revenu annuel moyen des Nigériens. L'efficacité de ces nouveaux modes de prise en charge de la malnutrition aiguë sévère est telle qu'ils permettent de multiplier par 10 le nombre de cas traités avec un taux de guérison dépassant 90%.

La culture des mères nigériennes, accusées d'être en partie responsable de la malnutrition de leurs enfants, ne les a pas empêchées de devenir le plus efficace des thérapeutes au regard des données disponibles dans la littérature médicale. Le transfert du médecin à la mère et, bien souvent, de la mère à l'enfant, d'informations médicales et de la responsabilité d'administration du traitement, est l'élément clef de la réussite de cette stratégie révolutionnaire.

La crise de 2005 a permis de démontrer in situ qu'il est devenu possible d'éviter la mort d'un très grand nombre d'enfants. L'an dernier, au Niger, Médecins Sans Frontières a soigné 57.352 enfants souffrant des formes les plus sévères de malnutrition aiguë, avec 89% de guérison, 4 % de décès et 7% d'abandons. De tels résultats ouvrent des perspectives prometteuses pour le traitement et également la prévention des formes communes de la malnutrition aiguë.

Pourtant, réunis à Dakar en novembre 2005, les Etats de la région (Mauritanie, Mali, Niger, Tchad, Burkina Faso, Sénégal, Gambie, Cap Vert et Guinée Bissau) les bailleurs de fonds internationaux et les Nations unies ont exprimé une forte hostilité vis-à-vis de l'aide humanitaire d'urgence. "Conscients que l'action humanitaire n'est qu'un palliatif temporaire, inapproprié et coûteux à ce type de situation, nous avons pensé que le moment était venu d'engager un véritable dialogue avec tous les partenaires gouvernementaux, internationaux et communautaires qui oeuvrent pour un meilleur lendemain au Sahel", a déclaré Margareta Wahlstrom, représentante du Bureau de coordination des affaires humanitaires (sic) des Nations unies, dans le communiqué de clôture de la conférence.

Derrière le terme générique d'action humanitaire, ce sont les distributions gratuites d'aide alimentaire qui sont stigmatisées. Pour autant l'inquiétude de notre collègue des Nations unies n'est pas justifiée ; elle est même invalidée par les chiffres : alors que l'aide internationale alimentaire au Niger représentait 20% de la production nationale en 1984, elle ne s'élève plus qu'à 2% vingt ans plus tard.

Depuis la fin des années 80, l'aide alimentaire d'urgence est accusée d'entraver le développement économique, considéré comme la seule solution face à la persistance des disettes et des famines en Afrique subsaharienne. En conséquence, les efforts nationaux et internationaux se concentrent sur la stimulation de la croissance afin d'entraîner la disparition, voir l'éradication, des formes extrêmes de pauvreté associées à la malnutrition. Mais, en dépit des efforts réalisés, les résultats ne sont pas aux rendez-vous : selon les Nations unies, le nombre de personnes sous-alimentées en Afrique sub-saharienne a augmenté de 34 millions entre 1990 et 2002.

Les pays riches appliquent-ils une telle politique chez eux ? A priori, richesse globale de la société aidant, il devrait être aisé de permettre à toutes les familles d'accéder à des revenus du travail compatibles avec les dépenses alimentaires nécessaires à la survie des membres les plus fragiles de la famille. Pourtant les Restaurants du Coeur, les banques alimentaires, les différents services d'aide sociale, publics ou privés, distribuent des dizaines de millions de repas par an (70 millions, pour les seuls Restaurants du Coeur l'hiver dernier). En France, 12% de la population est pauvre, selon les normes européennes, et si elle devait acheter les denrées alimentaires de la petite enfance au prix du marché, nul doute que le pays devrait faire face à une épidémie de malnutrition aiguë et à une surmortalité infantile. C'est pourtant l'autosuffisance alimentaire que le système de l'aide internationale et les gouvernements fixent comme objectif aux paysans du Niger, pays qui occupe la dernière place du classement de l'ONU en matière de développement.

Dans les pays riches, la grande pauvreté associée à la malnutrition n'a pas disparu, même si elle ne possède pas le caractère massif observé au Niger. En revanche, pauvreté et surmortalité des très jeunes enfants ont été découplées grâce à des réseaux de prévention et de traitement (la Protection Maternelle Infantile, dans l'exemple de la France). Les politiques d'aide sociale ont des effets secondaires négatifs qui doivent être pris en compte. Mais pourquoi les nantis conseillent-ils aux plus démunis des solutions qu'ils sont incapables d'appliquer chez eux ? Les pauvres de Maradi doivent atteindre l'autosuffisance alimentaire mais non ceux de Paris ?

Les 189 Etats membres de l'ONU se sont engagés à réduire de moitié l'extrême pauvreté et la proportion de la population qui souffre de la faim d'ici 2015. C'est le tout premier des objectifs de développement pour le Millénaire. Pour l'instant, les résultats positifs obtenus en Asie sont contrebalancés par une nette détérioration en Afrique subsaharienne. A défaut d'éradiquer partout dans le monde l'extrême pauvreté, les récents progrès scientifiques offrent la possibilité concrète de faire baisser de plusieurs millions chaque année le nombre de décès dus à la mauvaise alimentation dans les pays pauvres.

Pour les Etats concernés et les bailleurs, la priorité devrait donc être logiquement de généraliser l'accès aux nouveaux produits thérapeutiques prêts à l'emploi.
Cela ne pourra se produire dans les conditions actuelles de production et de vente. Pour atteindre les quantités nécessaires, faire baisser les prix et élargir la gamme de ces produits, que l'on pourrait aussi bien qualifier de médicaments, il faut multiplier les sources de production et de distribution. L'adaptation nécessaire à la grande diversité des goûts et des normes culturelles doit bien évidemment faire l'objet d'une grande attention. Le développement de formes génériques ainsi qu'une approche adaptée des questions de propriété intellectuelle seront déterminants pour obtenir une indispensable baisse des prix qui aujourd'hui, à la journée de traitement, sont proches de ceux des trithérapies pour le traitement du sida.

Les réserves des gouvernements dotés de ressources limitées qui préfèrent parier sur le développement économique plutôt que sur l'aide sociale, fut-elle alimentaire, pour assurer l'avenir de leurs pays, doivent également être mieux prises en compte. A défaut de quoi, les réticences des autorités nationales demeureront aussi fortes que celles qu'elles ont manifesté quand la possibilité de traiter les patients atteints du sida par les trithérapies s'est profilée.
A cette fin, les acteurs de l'aide humanitaire d'urgence doivent également faire l'effort de comprendre que pour s'étendre en dehors de "la bulle humanitaire", un tel progrès doit trouver des sources internationales de financements pérennes en addition et non en soustraction des financements déjà acquis par les pays pauvres.

Le Fond Mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose a ouvert une voie dont le traitement de la malnutrition pourrait également bénéficier. Les tentatives pour assurer la stabilité financière de ce dispositif par l'instauration de nouvelles taxes, dont l'initiative française de taxation des billets d'avion est un exemple intéressant, pourraient finir de convaincre les gouvernements des pays affectés de la pertinence et de la faisabilité d'un projet de lutte contre la malnutrition. L'Unicef et le Programme Alimentaire Mondial pourraient trouver là un rôle déterminant dans la lutte contre la mortalité liée à la mauvaise alimentation.

A condition d'abandonner la vieille lune de l'autosuffisance alimentaire des miséreux, le stéréotype du paysan rendu paresseux par la distribution de l'aide et le mythe de l'allaitement maternel suffisant à lui seul, la science nous offre une nouvelle opportunité de gagner du terrain sur la malnutrition. Dans ce domaine, l'affrontement stérile entre partisans du développement économique et ceux de l'aide alimentaire d'urgence est en réalité dépassé par un progrès scientifique et technique : le passage du lait liquide à une pâte solide, enrichie en calories et en micro-nutriments essentiels à la prévention et au traitement de la malnutrition.

Jean-Hervé Bradol,
président de Médecins Sans Frontières

 

Notes

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