Au Niger, l'année 2005 a permis d'éclairer plusieurs facteurs
déterminants des crises nutritionnelles récurrentes ainsi que de tester
en situation une approche nouvelle permettant d'en réduire la mortalité
dans de larges proportions.
Ces
crises ne sont dues ni aux épisodes de sécheresse ni aux invasions de
criquets. Et dans l'ensemble, elles ne sont pas liées à un déficit de
production agricole mais à la répartition des produits et des revenus
au sein de la société. Selon les chiffres gouvernementaux, la récolte
de 2004 présentait un déficit en céréales de 10%, largement compensé
par l'excédent de 2003. La nourriture est produite en quantité
suffisante mais de larges segments de la population n'ont pas les
moyens de se la procurer. L'intensité de la crise dans la région de
Maradi, une des régions fertiles du pays, atteste du découplage entre
production agricole et forte incidence annuelle de la malnutrition
aiguë. Pauvreté, endettement à des taux usuraires, misère, enfants
morts de faim et émigration sont les maîtres mots de cette histoire. En
cela, l'exemple du Niger ne sort pas du cadre d'analyse d'Amartya Sen,
prix Nobel d'économie en 1998, notamment pour ses travaux sur les
famines contemporaines.
Les conséquences du phénomène en termes
de santé publique sont effrayantes. Les formes les plus sévères et les
plus meurtrières de la malnutrition aiguë touchent, chaque année, plus
de 100.000 enfants, âgés le plus souvent de moins de 3 ans. Ces données
expliquent, en partie, pourquoi la mortalité infantile et juvénile
reste aussi élevée au Niger où 190.000 enfants, soit plus d'un enfant
sur 4, décèdent avant d'atteindre l'âge de 5 ans. A la différence du
retard de croissance, la malnutrition aiguë est une pathologie
induisant une rapide - en quelques semaines - et importante perte de
poids. A l'échelle internationale, la malnutrition aiguë touche 60
millions d'enfants de moins de 5 ans, et occasionne 5 millions de
décès.
Chaque année, le Niger vit une situation d'urgence pédiatrique avec un
pic de gravité au milieu de l'été, dans les mois précédant les
récoltes. Avant l'été 2005, l'offre de soins pour les enfants souffrant
de malnutrition aiguë sévère était très réduite, techniquement obsolète
et économiquement hors de la portée de la majorité des familles
concernées. La crise de l'année 2005 aura au moins permis la révision
du protocole national de traitement des cas sévères au profit de
l'intégration des avancées récentes dans ce domaine.
Les
formes non compliquées de la malnutrition aiguë infantile n'étaient,
pour leur part, tout simplement pas prises en compte. Jusqu'à fin
juillet 2005, l'aide alimentaire distribuée aux familles était vendue à
prix subventionnés, de manière irrégulière, en quantités insuffisantes
et ne comprenait pas d'aliments adaptés à la récupération
nutritionnelle du petit enfant. Au cours de l'été, l'émoi suscité par
la catastrophe et sa couverture médiatique ont entraîné le passage à
une aide gratuite, ciblant souvent les cas de malnutrition aiguë non
compliqués. Mais les distributions en direction de ces enfants
comprenaient toujours trop peu d'aliments réellement adaptés à la
récupération nutritionnelle de la petite enfance. De plus, les
distributions alimentaires aux familles ciblaient en priorité les
régions où les pluies sont annuellement les plus faibles et non celles
où les cas de malnutrition aiguë étaient les plus nombreux.
Quant à
la prévention de la malnutrition, elle repose principalement sur la
stimulation de la croissance des revenus des familles, le développement
économique, et sur la sensibilisation des mères aux besoins
alimentaires de leurs enfants, et en particulier au rôle crucial de
l'allaitement maternel. En réalité, les augmentations, pourtant nettes,
de la productivité et de la production agricole ne s'accompagnent pas,
pour de nombreuses familles pauvres, d'un meilleur accès à une
alimentation correcte. L'économie se développe, la vie politique se
démocratise, mais les revenus des plus démunis ne permettent toujours
pas de prévenir la survenue de la malnutrition aiguë, en particulier
parmi les enfants de moins 3 ans.
Devant un tel tableau, peu
original au regard de l'histoire de la grande pauvreté, le médecin ou
l'acteur de santé publique ne pouvait, jusqu'à présent, qu'espérer une
amélioration des conditions économiques. En effet, l'aliment central de
la proposition de prévention et de traitement, le lait, était peu
adapté aux environnements précaires. Les insuffisances des laits
d'origine animale, les intolérances qu'ils occasionnent et les
contaminations bactériologiques limitent leur intérêt. Quant aux laits
spécialisés, dits maternisés, leur coût élevé, la nécessité d'une
adjonction d'eau, souvent polluée, et leur administration à l'aide de
récipients à la propreté douteuse dissuadaient de les recommander.
Aujourd'hui, les possibilités thérapeutiques et préventives se sont
enrichies de plusieurs décennies de travaux de recherche scientifique
conduisant à la mise au point d'aliments thérapeutiques et
prophylactiques prêts à l'emploi dont l'efficacité a été démontrée. Le
passage d'un aliment liquide - le lait -, à une pâte conditionnée en
doses individuelles prêtes à l'emploi (sachet, petit pot, biscuit),
rendent l'eau et le biberon inutiles. De plus, l'adjonction de
micronutriments, minéraux, vitamines, acides aminés et de calories
d'origine végétale accélèrent considérablement la récupération d'un
état nutritionnel satisfaisant.
Pour
les formes les plus sévères, ces nouveaux protocoles permettent de
faire l'économie, dans plus de 70% des cas, de séjours hospitaliers
coûteux et longs de plusieurs semaines. A condition de consacrer un peu
de temps à son information, la mère soigne son enfant à domicile alors
que, dans un pays riche, il aurait été hospitalisé en soins intensifs à
un prix de journée dépassant plusieurs fois le revenu annuel moyen des
Nigériens. L'efficacité de ces nouveaux modes de prise en charge de la
malnutrition aiguë sévère est telle qu'ils permettent de multiplier par
10 le nombre de cas traités avec un taux de guérison dépassant 90%. La
culture des mères nigériennes, accusées d'être en partie responsable de
la malnutrition de leurs enfants, ne les a pas empêchées de devenir le
plus efficace des thérapeutes au regard des données disponibles dans la
littérature médicale. Le transfert du médecin à la mère et, bien
souvent, de la mère à l'enfant, d'informations médicales et de la
responsabilité d'administration du traitement, est l'élément clef de la
réussite de cette stratégie révolutionnaire.
La crise de 2005 a permis de démontrer in situ qu'il est devenu
possible d'éviter la mort d'un très grand nombre d'enfants. L'an
dernier, au Niger, Médecins Sans Frontières a soigné 57.352 enfants
souffrant des formes les plus sévères de malnutrition aiguë, avec 89%
de guérison, 4 % de décès et 7% d'abandons. De tels résultats ouvrent
des perspectives prometteuses pour le traitement et également la
prévention des formes communes de la malnutrition aiguë.
Pourtant,
réunis à Dakar en novembre 2005, les Etats de la région (Mauritanie,
Mali, Niger, Tchad, Burkina Faso, Sénégal, Gambie, Cap Vert et Guinée
Bissau) les bailleurs de fonds internationaux et les Nations unies ont
exprimé une forte hostilité vis-à-vis de l'aide humanitaire d'urgence.
"Conscients que l'action humanitaire n'est qu'un palliatif temporaire,
inapproprié et coûteux à ce type de situation, nous avons pensé que le
moment était venu d'engager un véritable dialogue avec tous les
partenaires gouvernementaux, internationaux et communautaires qui
oeuvrent pour un meilleur lendemain au Sahel", a déclaré Margareta
Wahlstrom, représentante du Bureau de coordination des affaires
humanitaires (sic) des Nations unies, dans le communiqué de clôture de
la conférence.
Derrière le terme générique d'action humanitaire,
ce sont les distributions gratuites d'aide alimentaire qui sont
stigmatisées. Pour autant l'inquiétude de notre collègue des Nations
unies n'est pas justifiée ; elle est même invalidée par les chiffres :
alors que l'aide internationale alimentaire au Niger représentait 20%
de la production nationale en 1984, elle ne s'élève plus qu'à 2% vingt
ans plus tard.
Depuis la fin des années 80, l'aide alimentaire
d'urgence est accusée d'entraver le développement économique, considéré
comme la seule solution face à la persistance des disettes et des
famines en Afrique subsaharienne. En conséquence, les efforts nationaux
et internationaux se concentrent sur la stimulation de la croissance
afin d'entraîner la disparition, voir l'éradication, des formes
extrêmes de pauvreté associées à la malnutrition. Mais, en dépit des
efforts réalisés, les résultats ne sont pas aux rendez-vous : selon les
Nations unies, le nombre de personnes sous-alimentées en Afrique
sub-saharienne a augmenté de 34 millions entre 1990 et 2002.
Les pays riches appliquent-ils une telle politique chez eux ? A priori,
richesse globale de la société aidant, il devrait être aisé de
permettre à toutes les familles d'accéder à des revenus du travail
compatibles avec les dépenses alimentaires nécessaires à la survie des
membres les plus fragiles de la famille. Pourtant les Restaurants du
Coeur, les banques alimentaires, les différents services d'aide
sociale, publics ou privés, distribuent des dizaines de millions de
repas par an (70 millions, pour les seuls Restaurants du Coeur l'hiver
dernier). En France, 12% de la population est pauvre, selon les normes
européennes, et si elle devait acheter les denrées alimentaires de la
petite enfance au prix du marché, nul doute que le pays devrait faire
face à une épidémie de malnutrition aiguë et à une surmortalité
infantile. C'est pourtant l'autosuffisance alimentaire que le système
de l'aide internationale et les gouvernements fixent comme objectif aux
paysans du Niger, pays qui occupe la dernière place du classement de
l'ONU en matière de développement.
Dans
les pays riches, la grande pauvreté associée à la malnutrition n'a pas
disparu, même si elle ne possède pas le caractère massif observé au
Niger. En revanche, pauvreté et surmortalité des très jeunes enfants
ont été découplées grâce à des réseaux de prévention et de traitement
(la Protection Maternelle Infantile, dans l'exemple de la France). Les
politiques d'aide sociale ont des effets secondaires négatifs qui
doivent être pris en compte. Mais pourquoi les nantis conseillent-ils
aux plus démunis des solutions qu'ils sont incapables d'appliquer chez
eux ? Les pauvres de Maradi doivent atteindre l'autosuffisance
alimentaire mais non ceux de Paris ?
Les 189 Etats membres de l'ONU se sont engagés à réduire de moitié
l'extrême pauvreté et la proportion de la population qui souffre de la
faim d'ici 2015. C'est le tout premier des objectifs de développement
pour le Millénaire. Pour l'instant, les résultats positifs obtenus en
Asie sont contrebalancés par une nette détérioration en Afrique
subsaharienne. A défaut d'éradiquer partout dans le monde l'extrême
pauvreté, les récents progrès scientifiques offrent la possibilité
concrète de faire baisser de plusieurs millions chaque année le nombre
de décès dus à la mauvaise alimentation dans les pays pauvres. Pour les
Etats concernés et les bailleurs, la priorité devrait donc être
logiquement de généraliser l'accès aux nouveaux produits thérapeutiques
prêts à l'emploi.
Cela
ne pourra se produire dans les conditions actuelles de production et de
vente. Pour atteindre les quantités nécessaires, faire baisser les prix
et élargir la gamme de ces produits, que l'on pourrait aussi bien
qualifier de médicaments, il faut multiplier les sources de production
et de distribution. L'adaptation nécessaire à la grande diversité des
goûts et des normes culturelles doit bien évidemment faire l'objet
d'une grande attention. Le développement de formes génériques ainsi
qu'une approche adaptée des questions de propriété intellectuelle
seront déterminants pour obtenir une indispensable baisse des prix qui
aujourd'hui, à la journée de traitement, sont proches de ceux des
trithérapies pour le traitement du sida.
Les réserves des
gouvernements dotés de ressources limitées qui préfèrent parier sur le
développement économique plutôt que sur l'aide sociale, fut-elle
alimentaire, pour assurer l'avenir de leurs pays, doivent également
être mieux prises en compte. A défaut de quoi, les réticences des
autorités nationales demeureront aussi fortes que celles qu'elles ont
manifesté quand la possibilité de traiter les patients atteints du sida
par les trithérapies s'est profilée.
A cette fin, les acteurs de
l'aide humanitaire d'urgence doivent également faire l'effort de
comprendre que pour s'étendre en dehors de "la bulle humanitaire", un
tel progrès doit trouver des sources internationales de financements
pérennes en addition et non en soustraction des financements déjà
acquis par les pays pauvres.
Le Fond Mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose
a ouvert une voie dont le traitement de la malnutrition pourrait
également bénéficier. Les tentatives pour assurer la stabilité
financière de ce dispositif par l'instauration de nouvelles taxes, dont
l'initiative française de taxation des billets d'avion est un exemple
intéressant, pourraient finir de convaincre les gouvernements des pays
affectés de la pertinence et de la faisabilité d'un projet de lutte
contre la malnutrition. L'Unicef et le Programme Alimentaire Mondial
pourraient trouver là un rôle déterminant dans la lutte contre la
mortalité liée à la mauvaise alimentation.
A
condition d'abandonner la vieille lune de l'autosuffisance alimentaire
des miséreux, le stéréotype du paysan rendu paresseux par la
distribution de l'aide et le mythe de l'allaitement maternel suffisant
à lui seul, la science nous offre une nouvelle opportunité de gagner du
terrain sur la malnutrition. Dans ce domaine, l'affrontement stérile
entre partisans du développement économique et ceux de l'aide
alimentaire d'urgence est en réalité dépassé par un progrès
scientifique et technique : le passage du lait liquide à une pâte
solide, enrichie en calories et en micro-nutriments essentiels à la
prévention et au traitement de la malnutrition.
Jean-Hervé Bradol,
président de Médecins Sans Frontières