On arrive à Nyonga par le fleuve. Le grand Fleuve Congo. Celui que Joseph Conrad avait remonté depuis l'océan jusqu'au «coeur des ténèbres». De là, vous poussez quelques centaines de kilomètres de plus en amont, et vous arrivez à Nyonga. C'est une bande d'argile, longue de 3 kilomètres sur 30 mètres de large, bordée par le Fleuve à l'ouest et des marécages partout ailleurs. A l'est, les marécages s'enfoncent dans un des grands lacs du Katanga, le lac Upemba. Le Nyonga du 21ème siècle est un amas de huttes précaires et de maisons de terre usées. Dix mille personnes s'y entassent, des pêcheurs et des commerçants. Un capharnaüm bruyant, un marché qui déborde de poissons, des allées étroites pour traverser le village.
Le jour se lève. Du chenal qui débouche sur le lac, on devine, au loin, la rive est du lac Upemba. Des montagnes noires apparaissent : c'est la chefferie de Butumba. Le meilleur coin du lac pour pêcher. On prend un filet de 4, ou du 5, un gros maillage qui épargne le fretin et ramène les gros poissons en abondance. C'était avant, car là-bas les choses ont bien changé.
Chassés de la «terre ferme»
De ce coté ci, pas de montagnes, mais une côte plate plantée de roseaux à perte de vue. Sur la berge, de nombreux groupements d'habitations, des huttes collées les unes aux autres.
On accoste. Ce qui frappe d'entrée, c'est le sol, ni terre ni eau. La surface est à la fois souple et solide, un matelas de roseaux posé sur l'eau. Ça s'enfonce à chaque pas, on craint que le sol qui plie sous le poids ne se rompe. Pourtant, il résiste. D'ailleurs des milliers de gens vivent là, certains depuis plusieurs mois. On prend confiance, on s'assied sur le matelas de roseaux et on écoute leur histoire.
Ils sont nés de l'autre coté du lac, près des montagnes, ils sont de Butumba. Là-bas, le village principal porte un nom qui claque comme une rafale : Katchikala. Ils y avaient leur maison, leur pirogue, leurs filets numéro 4 et quelques champs. Là-bas, pas de marécages, c'est la « terre ferme », comme ils disent. La belle vie.
Et puis il y a eu les maï-maï, des milices de guerriers traditionnels qui se battaient contre l'envahisseur pendant la guerre. Des guerriers redoutables. Alors l'envahisseur est parti. Les maï-maï sont restés. Ils vivaient aux crochets de la population, ils sont «turbulents», multiplient les «tracasseries», mais ça restait vivable. Et puis l'armée du gouvernement est venue. Les maï-maï sont partis. Les mêmes tracasseries, seul l'uniforme changeait. Puis l'armée est repartie. Les maï-maï sont revenus.
Des «tracasseries» au «désordre»
Cette fois, ils étaient furieux, contre cette population qui avait «collaboré avec le gouvernement». Pour leur faire payer ça, ils sont allés au delà de la tracasserie : ce fut «le désordre». Le désordre, c'est beaucoup plus grave. C'est même devenu invivable le jour où les maï-maï ont brûlé les maisons. Alors les habitants se sont enfuis sur l'autre rive du lac, autour du chenal de Nyonga.
Bien sur, ici c'est moins bien. Le poisson est plus petit et plus rare. On doit utiliser des filets plus fins, du «deux et demi», voire du «deux juste». Ensuite, il y a ce terrain, ce sol de roseaux sur lequel ils ont bâti des huttes de roseaux, couvertes d'un toit de roseaux. L'eau pénètre de toutes parts, et les nuits sont fraîches. Ils partagent ce territoire mouvant avec les fourmis rouges, voraces et d'autant plus nombreuses que le sol devient ferme.
Certains de ces déplacés ont perdu leur pirogue dans leur fuite, plus encore leur filets. Alors ils se louent aux résidents de Nyonga, leur empruntent le matériel pour une journée contre la moitié de la pêche. La vie est très dure et précaire, mais ici au moins il y a «la tranquillité».
Fragments de vies
Les plus riches, ou les plus débrouillards, ou ceux qui ont des connaissances, ont pu s'installer sur la terre d'argile, à Nyonga. Ils dorment chez l'habitant, ils louent une pièce, quelques-uns ont construit une hutte sur les très rares emplacements encore inoccupés. C'est là qu'on rencontre les représentants des déplacés. Ils étaient professeurs, fonctionnaires, commerçants. Aujourd'hui ils s'improvisent généraux d'une armée en déroute. Ils en ont fait la liste maladroitement. Elle reprend les noms des gens déplacés, des villages d'origine, le nombre d'enfants : des milliers de destins couchés sur un cahier d'écolier. On demande d'autres détails encore, selon d'autres critères, on compte, on classe, on inventorie, on date. On s'y perd. A force de tout contextualiser, découper, on en oublie ce qu'est une vie.
Quelques fragments :
Celui-ci s'était enfui pas trop loin dans un premier temps, vers le nord. Il revenait chaque jour pêcher sur le lac, il connaît les bons coins. Un jour, des maï-maï l'ont abordé :
- «Tu viens ici prendre le poisson pour le donner aux soldats du gouvernement, tu dois t'en aller ou alors on te tape et on te chasse, toi et ta pirogue.
- Je suis chez moi ici, j'aimerais bien voir ça», il répond
Les maï-maï le tapent et le chassent lui et sa pirogue. Il est venu ici.
Celui-là dormait du sommeil du juste. Les maï-maï sont arrivés à l'aube dans son village, ils ont réuni tout le monde au centre du village puis ont fait un tri : ceux qui avaient leur carte d'électeur d'un côté, les autres plus loin. Ils ont brûlé les cartes d'électeur et rossé leurs titulaires.
Lui, par chance, il n'en avait pas, il regardait la scène. Et puis ils ont tapé sur lui et tous ceux qui n'avaient pas de carte d'électeur, pour être sûrs. Et comme il n'y avait plus de cartes d'électeurs à brûler, ils ont brûlé les maisons à la place. Il est venu ici.
Rêves de «tranquillité»
Le soleil s'est couché sur Nyonga à présent. Les conversations s'éteignent. Un jour, les déplacés rentreront chez eux sur l'autre rive, dès la fin du désordre, dont ils ne connaissent ni la cause ni l'issue. Mais pour cette nuit encore, ces naufragés dormiront sur les berges inhospitalières du lac.
Leurs rêves seront faits de tranquillité, de filets numéro 4, de terre ferme et de montagnes. Leurs cauchemars sont hantés par le désordre et les eaux.