Joséphine se met à trembler. Son regard, tendu vers le fond de la combe, indique une colonne d'hommes en armes. Sa voix bredouille, en boucle : "Les barbus, les barbus...". Joséphine se recroqueville, son enfant enveloppé dans son dos. Ses pieds et ses jambes couvertes de terre brune. La peur a changé son visage. Son visage me fait peur. Elle recule, trébuche. Se sauver, encore une fois. Et disparaître en courant.
Dans cette localité, les vêtements en lambeaux épars et les portes défoncées attestent de la violence des pillages. Depuis un mois, une milice tue, viole, mutile les habitants qu'elle croise. Joséphine dort maintenant dans un village plus au nord, à quatre heures de marche, et vient ici chaque jour malgré les risques, pour entretenir de minuscules lopins de terre. Ce matin, elle est venue avec deux anciennes voisines planter des tubercules de pommes de terre.
Nous sommes à Bulindi, à quelques kilomètres au sud de Kanyabayonga, dans la province du Nord-Kivu, partie est de la RDC. Un homme, seul, est resté. Il n'a nulle part où aller. Il dort en brousse et passe ses journées dans le village. L'homme nous montre ses blessures avec un sourire qui a l'air de s'excuser. Deux mois auparavant, une autre milice a attaqué. Il fut attaché ; on lui coupa une oreille, on lui donna de larges coups de machette dans les jambes et sur le thorax. Les miliciens lui ont laissé la vie sauve ; il ne sait pas pourquoi.
Cristallisation
Joséphine et cet homme pourraient être de n'importe quel village de cette partie du Nord Kivu où se concentrent les violences. De Kayna jusqu'à Goma, le quotidien est également rythmé par la peur et la souffrance. Les différentes milices, construites par les segments rivaux des armées ougandaises, rwandaises et de Kinshasa, toujours soutenues activement, s'y affrontent, pillent, violent, tuent. Les Forces armées gouvernementales (FARDC), peu ou pas payées, participent aussi à ces exactions sur les civils. Cette zone est particulièrement difficile car les factions qui n'acceptent pas d'intégrer les forces gouvernementales s'y regroupent. La cause des violences est complexe car elle résulte de l'interconnexion de conflits de nature différente : la poursuite de la crise rwandaise qui a basculé dans l'est de la RDC, la lutte pour le pouvoir à Kinshasa qui oppose et divise les élites congolaises, les conflits sociaux et agraires qui se sont militarisés, ou encore le contrôle des ressources minières et du commerce transfrontalier. La province cristallise beaucoup d'enjeux nationaux et déchaîne la violence. Il ne peut y avoir de paix ni d'élections en RDC sans paix au Nord Kivu. Le mois de juin a vu la prorogation du processus de transition. Des manifestations de protestation, notamment organisées par Etienne Tshisekedi, ont fait une dizaine de morts et plusieurs dizaines de blessés. La nouvelle feuille de route sur la poursuite de l'organisation d'élections générales d'ici à juin 2006 indique la nécessité d'accélérer la restructuration des forces armées et le désarmement immédiat des groupes armés étrangers basés en RDC, en particulier dans l'est du pays. On peut être légitimement inquiet sur la bonne tenue de ce processus.
Des secours difficiles
Sur le terrain, la confusion est totale entre combattants et civils. Certaines milices furent créées pour la défense des territoires dans lesquels ses membres vivent. Elles sont devenues acteurs au conflit et tentent d'affirmer leur pouvoir sur les civils. Les victimes, loin d'être des personnes inconnues de leurs bourreaux, appartiennent parfois à la même communauté, au même village. L'insécurité rend difficile le déploiement de secours médicaux dans la région. Plus au nord, en Ituri, les équipes MSF Suisse ont été obligées de se retirer des projets en périphérie de Bunia suite à l'enlèvement de deux de leurs membres pendant dix jours. Dans le Nord Kivu, l'accès est limité dans des zones jugées trop dangereuses pour circuler . C'est le cas du sud de Kanyabayonga. En multipliant les contacts avec l'ensemble des milices, nous parvenons malgré tout à apporter des soins dans une grande partie de la province.
L’extension malgré tout
Depuis mi-juin, nous avons étendu nos activités en intervenant dans l'hôpital de Kayna. Cela nous permet de prendre en charge toutes les urgences, à la fois médicales et chirurgicales. Ceci vient compléter notre offre de soins qui comprenait déjà un centre nutritionnel thérapeutique, cinq centres nutritionnels supplémentaires, une activité de consultations pour les femmes violées (plus de 700 cas pris en charge depuis septembre 2004) et un poste d'urgence avancé.
De plus, nous ouvrons un nouveau projet à Rutshuru, sur une langue de terre coincée entre le parc naturel des Virunga et la frontière ougandaise, une zone particulièrement frappée ces derniers mois par des combats importants, qui ont généré pillages, blessés, viols, déplacements de population, malnutrition, risques de développement de maladies à potentiel épidémique comme le choléra.
Depuis 1998, la guerre et ses conséquences ont déjà provoqué la mort de 3,8 millions de personnes (1) en République démocratique du Congo.
(1) Estimation à fin avril 2004 / Source : IRC - Mortality in the Democratic Republic of Congo: Results from a Nationwide Survey (April - July 2004)