Sommes-nous complices ? Les limites de l’aide humanitaire dans les Territoires palestiniens occupés

Texte de Jason Cone, directeur général de MSF USA, rédigé lors d'une visite réalisée pour MSF au mois d'avril dernier dans les Territoires occupés palestiniens et publié sur Mediapart.

La puanteur de l’urine, des déjections et des pneus brûlés remplit l’air tandis que j’ouvre la portière de ma voiture à Kafr Qaddum, au nord de la Cisjordanie. Comme un relent de l’affrontement quasi permanent entre colons et soldats israéliens d’un côté, Palestiniens de l’autre.

Prise au piège, la famille Abu Ehabhabite une maison sur une pente menant directement à une route contestée de Kafr Qaddum. La famille élève des poules à l’étage et vit au rez-de-chaussée, protégé tant bien que mal des gaz lacrymogènes, des pneus en flammes et des jets de pierre.

L’odeur vient d’un liquide pestilentiel utilisé par l’armée israélienne pour asperger les manifestants qui se réunissent chaque semaine sur une route cendreuse. Elle est tellement âcre que l’aîné de la famille vomit à la vue de la nourriture. Quant à la fille aînée, elle a perdu l’usage de l’oreille droite après la détonation d’une grenade assourdissante.

« Elle ne pouvait terminer une phrase sans pleurer », me raconte le psychologue qui suit la mère de la famille Abu Ehab depuis un an. « Aujourd’hui, elle arrive à nous parler de ses peurs sans fondre en larmes. »

Après 15 ans d’activités en Cisjordanie et à Gaza, c’est à ce type d’observation que les équipes MSF mesurent les progrès accomplis par les patients dans ses programmes associant travailleurs sociaux, médecins et psychologues. Il semble pourtant que ce travail ne permette parfois aux patients rien de plus que d’amortir le traumatisme subi quotidiennement. Les causes, elles, ne disparaissent pas.

Tandis qu’occupation et souffrance sont désormais la norme, nous disposons du choix, en tant qu’institution, de rester ou de partir, un luxe réservé aux diplomates et aux humanitaires. Ainsi une ONG comme MSF se pose-t-elle régulièrement la question du maintien de ses activités : comment venir en aide aux populations sans faire le jeu de ceux qui sont à la racine de ses maux ?[1]

Les organisations humanitaires n’ont pas le monopole des dilemmes. Près d’un an après le dernier conflit à Gaza, les pays qui cautionnent l’occupation israélienne (en particulier les États-Unis et les membres de l’Union européenne), en la soutenant via l’aide humanitaire ou militaire, ou en fermant les yeux sur sa politique et ses pratiques, ont à s’interroger sur leur part de responsabilité dans le sort réservé aux Palestiniens.

NUITS DE TERREUR

La famille Abu Ehab subit régulièrement les rondes et les inconvénients des patrouilles menées par l’armée israélienne. Les soldats circulent autour de la propriété ou y pénètrent parfois même au beau milieu de la nuit. Et ce type d’expérience est fréquent.

Depuis dix ans, nous dispensons des soins psychologiques aux Palestiniens dans la ville de Naplouse et dans ses environs, et depuis plus longtemps dans d’autres régions de Cisjordanie. Ces réponses aux conséquences sans fin de l’occupation s’adressent aux parents des adolescents incarcérés dans des prisons israéliennes ou palestiniennes, aux enfants dont le père, la mère ou les deux parents sont détenus, aux familles dans les zones de combat entre colons et Palestiniens (ou entre Palestiniens eux-mêmes), ou encore à ceux qui subissent les incursions nocturnes de l’armée israélienne.

Dans le village de Majd al-Bani Fadil en Cisjordanie, six enfants de moins de 18 ans, trois filles et trois garçons, vivent seuls dans une maison. Quand j’y entre accompagné d’une équipe venue visiter les enfants, leurs oncles nous expliquent comment la vie des enfants a basculé depuis l’arrestation des parents, au cours d’une série d’incidents survenue l’an dernier (la mère ayant été enlevée au milieu de la nuit).

La fille aînée n’arrive plus à se consacrer à ses études, le deuxième fils se bat régulièrement avec ses frères et sœurs sans raison apparente et la cadette se réfugie souvent pour pleurer dans l’ancienne chambre des parents. La mère est détenue par les autorités israéliennes depuis près d’un an bien qu’aucune peine n’ait été prononcée. Un des oncles me confie que le plus difficile pour les enfants, « c’est qu’ils n’ont pas d’espoir. »

VIOLENCE BUREAUCRATIQUE

Au contact des enfants, les soignants constatent à quel point les pratiques israéliennes de détention administrative, qui ne nécessite aucune charge contre les personnes incarcérées, décuplent le traumatisme psychologique des plus jeunes. Le choc lié à l’enlèvement d’un parent dans la nuit est aggravé par l’incertitude de son retour. 

Les séparations familiales sont en augmentation : le nombre mensuel moyen de Palestiniens détenus par les autorités israéliennes pour des infractions présumées d’atteinte à la sécurité a augmenté de 24 % en 2014.[2] Les données sur les enfants palestiniens en détention militaire révèlent une moyenne mensuelle de 185 enfants placés en détention militaire en 2014, contre 197 en 2013, soit une baisse de seulement 6 %.

Selon le Centre d’études des prisonniers palestiniens, 319 ordres de détention administrative sans chef d’accusation ni procès ont été délivrés par les tribunaux militaires israéliens depuis début 2015, contre 51 en 2014, soit une hausse de 500 % sur la même période.

L’angoisse des effractions nocturnes est palpable. Les mères des familles visitées par MSF racontent qu’elles se préviennent souvent par SMS aux premiers signes d’une opération de recherche. Elles réveillent alors leurs enfants en pleine nuit et les habillent en toute hâte afin d’éviter d’être en pyjama quand les soldats enfoncent la porte ou entrent dans la maison.

LE CORPS NE MENT PAS

Le plus souvent, les personnes que nous rencontrons évoquent une violente intrusion de l’armée israélienne à leur domicile (52 %), l’incarcération actuelle d’un ou plusieurs membres de leur famille (42 %) ou des violences indirectes, comme des tirs ou des manœuvres d’incursion menées par l’armée israélienne (35 %).

La présence de l’armée israélienne en Cisjordanie, et son recours systématique à la force dans la plupart des incidents qui l’impliquent, sont la principale cause des troubles observés. 20% des patients qui en souffrent vivent aussi près d’une colonie, et sont constamment exposés au stress. Tels sont les ravages psychologiques observés auprès d’une population de Cisjordanie constamment en état de siège.

Les enfants sont les plus exposés. La moitié des patients rencontrés ont moins de 15 ans, et 25 % ont moins de 10 ans. Les symptômes les plus courants sont les troubles du sommeil (50 %), l’anxiété (34 %), les difficultés de concentration (28 %), l’agressivité (23 %) et l’énurésie (21 %). Même les psychologues les plus aguerris sont surpris par le degré des traumatismes observés.

ESPRITS OCCUPES

Les troubles psychiques constatés en Cisjordanie sont aussi les témoins de l’évolution du conflit, sous de nombreux aspects.

En 2014, les forces israéliennes étaient responsables côté palestinien du plus grand nombre de décès enregistrés depuis 2007 et du plus grand nombre de blessés observés depuis 2005, date à laquelle le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU a commencé à collecter des données. Les violences ont atteint un sommet au cours du second semestre, après l’enlèvement et le meurtre de trois jeunes Israéliens et l’homicide d’un jeune Palestinien en représailles à Jérusalem-Est, en juillet.

L’enlèvement et le meurtre de ces trois jeunes Israéliens, ainsi que des tirs de roquettes effectués depuis Gaza, ont été l’argument des autorités israéliennes pour justifier l’opération « Bordure protectrice » menée à Gaza de juillet et août 2014. Des violences ont eu lieu en Cisjordanie tout le temps de la campagne militaire israélienne, lors d’incidents survenus au cours de manifestations contre l’opération « Bordure protectrice », mais aussi pendant les confrontations d’octobre et novembre à propos du statut de l’esplanade des Mosquées.[3]

Le nombre de morts dus aux forces israéliennes a fortement augmenté parmi les enfants de Cisjordanie : 13 enfants ont été tués en 2014, contre 4 en 2013, soit le nombre le plus élevé depuis 2006. Les attaques palestiniennes contre les forces de sécurité et les civils israéliens (des colons pour la plupart) ont également augmenté en 2014, avec 12 morts côté israélien, contre 4 en 2013.

A la mi-année 2014, Israël a renoué avec la pratique des démolitions punitives en Cisjordanie, après l’avoir complètement délaissée au cours des neuf dernières années. Ces destructions concernent les maisons des auteurs – ou des auteurs présumés – d’attaques contre les forces de sécurité et les civils israéliens. Quatre maisons ont été détruites et une a été scellée en 2014, provoquant le déplacement d’au moins 27 personnes,[4] ce qui équivaut à une punition collective.

HUMILIATIONS

Les habitants d’Hébron, au sud de la Cisjordanie, sont victimes d’affronts aussi humiliants qu’incessants. Les violences entre Palestiniens et Israéliens éclatent chaque jour. Quand je me suis rendu à Hébron, c’était à la fois le jour de l’indépendance d’Israël et celui de la Nakba pour les Palestiniens (exode forcé de la population palestinienne pendant la guerre de 1948, littéralement le « désastre »). Les colons avaient recouvert la mosquée centrale d’un drapeau israélien. Le lendemain, un adolescent palestinien a poignardé un soldat israélien avant d’être lui-même tué.[5]

Au sommet d’une colline surplombant la vieille ville, j’ai rencontré une Palestinienne prise en charge dans notre programme d’accompagnement. Souffrant de diabète, d’hypertension et d’une mauvaise circulation sanguine, elle multipliait les visites à l’hôpital public depuis plusieurs années. Quand j’ai repris mon souffle après avoir grimpé la colline jusqu’à sa maison, je l’ai écoutée raconter comment sa famille vit ici depuis plus de 70 ans, et comment, en 1984, une colonie a été construite juste devant sa porte.

Depuis 2003, cette dame et sa famille ne peuvent plus utiliser l’entrée principale. Pour se rendre à l’hôpital ou tout simplement pour sortir, elle doit désormais emprunter le passage à l’arrière et un chemin de terre jonché de déchets provenant de la colonie, inondé quand il pleut, pour rejoindre une ambulance ou sa voiture cabossée, la dernière en date (ses cinq précédents véhicules ayant été détruits par les colons). Pour aller au marché, ce qui lui prenait autrefois cinq minutes, sa fille doit maintenant prévoir une demi-heure de trajet par une route sinueuse.

Non seulement elle ne peut pas emprunter l’entrée principale, mais elle ne peut pas non plus empêcher les personnes extérieures de l’utiliser pour entrer dans sa cour. L’armée israélienne lui a récemment dit qu’elle n’était plus autorisée non plus à se raccorder au réseau municipal des canalisations.

Ces nuisances quotidiennes ne sont pas rares à Hébron. La population palestinienne y est estimée à 150 000 habitants pour 500 colons israéliens. Et pourtant, plus de 4 000 soldats de l’armée de défense d’Israël sont stationnés dans la ville pour protéger les colons. Plus de 120 obstacles physiques, dont 18 postes de contrôle permanents, sont répartis dans la zone H2, qui représente plus de 20 % de la ville d’Hébron, où Israël continue d’exercer un contrôle total sur la liberté de mouvement de la population palestinienne.[6]

Tandis que je m’apprête à partir, la dame me chuchote à l’oreille, via notre interprète : « Je suis déjà allée à Chicago, mais jamais à Gaza. »

LA DÉTRESSE DES GAZAOUIS

Elle n’est pas la seule. Quasiment aucun Palestinien des zones vivables – de plus en plus restreintes – de Cisjordanie n’est autorisé à se rendre à Gaza.Il est pourtant difficile de s’imaginer qu’ils puissent y trouver endroit plus hospitalier, vu les privations et l’état de siège qui y règne.

Le cas échéant, ils auraient l’impression, comme j’ai pu le vérifier moi-même à Beit Hanoun, au nord de Gaza, que la guerre de l’été dernier vient de se terminer. Aucun des bâtiments pulvérisés n’a été reconstruit depuis ces 50 jours d’offensive militaire menée par l’armée israélienne dans la bande de Gaza.

Tandis qu’on continue d’en parler bien au-delà de la région immédiatement concernée, la majeure partie du débat public (mais aussi des rapports quasi hebdomadaires de l’ONU[7] ou des droits de l’homme[8]) se focalise sur le comportement des soldats et sur la conduite des hostilités par chacun des acteurs. Aussi importantes soient-elles, ces enquêtes ne sauraient pour autant masquer la détresse qui règne actuellement à Gaza.

D’après le rapport d’une commission d’enquête indépendante des Nations unies, quelque 2 251 personnes ont été tuées au cours de ces 50 jours de guerre, dont 551 d’enfants et 299 femmes. Le nombre total de blessés atteint 11 231, dont 3436 enfants et 3540 femmes.[9]142 familles palestiniennes ont perdu trois parents ou plus au cours d’un même événement, à cause de la destruction des bâtiments résidentiels. Les violences ont également touché la population civile israélienne, puisque les tirs de roquettes et de mortiers depuis Gaza étaient lancés à l’aveugle. Les hostilités ont fait 71 morts côté israélien, dont 66 soldats.

Pendant la guerre, les infrastructures, les transports et les personnels médicaux ont été attaqués à de nombreuses reprises. 17 hôpitaux, 56 centres de soins primaires et 45 ambulances ont été endommagés ou détruits à Gaza. 16 personnels de santé, tous Palestiniens, ont été tués pendant leur travail.[10]

Le dispensaire de soins postopératoires de MSF est resté ouvert pendant la guerre en dépit d’une main d’œuvre minimale. Il a admis 95 nouveaux patients entre le 15 juillet et le 24 août 2014 et a assuré un suivi pour les cas critiques qui avaient déjà été admis. Pour que les patients n’aient pas à revenir pendant les bombardements, un kit de pansements a été fourni à chacun d’eux.

La grande majorité des blessés ont été soignés par des personnels de santé palestiniens et transportés par les agents du Croissant Rouge palestinien vers les structures du réseau de santé publique de Gaza dans des conditions très risquées, comme l’atteste le nombre de morts.

Nos autres équipes chirurgicales et d’urgence qui ont pu entrer à Gaza pendant la première semaine du conflit se sont immédiatement mises au travail dans les principales unités chirurgicales, dans les unités de soins intensifs et aux services des urgences des hôpitaux Al-Shifa et Nasser. Elles ont également pu soutenir l’unité de soins aux brûlés de l’hôpital Al-Shifa et ont opéré plus de 80 patients en août. À cause de l’afflux massif de patients en juillet, il a été impossible de comptabiliser précisément le nombre de patients soignés.

Si un cessez-le-feu a finalement été signé, le nombre de victimes n’a pas fini d’augmenter pour autant. Le 15 mai 2015, plus de 50 personnes ont été blessées lors de l’explosion de munitions non explosées dans le quartier de Beit Lahia, au nord de la bande de Gaza.[11] Cet incident ne sera certainement pas le dernier de ce type : on estime à environ 7 000 le nombre de bombes non explosées à Gaza.[12]

LE TEMPS EN SUSPENS

Chancelant au sommet de bâtiments à moitié démolis, les Palestiniens en sont réduits à récupérer des fils de cuivre et d’acier dans les débris. En raison du blocus israélien, tout ce qu’ils peuvent réutiliser est précieux. Ce blocus a été renforcé en octobre dernier par la fermeture du passage de Rafah au sud et la destruction par l’Égypte des tunnels de contrebande creusés juste en dessous, qui représentaient une planche de salut pour les Gazaouis.[13] Aujourd’hui, de nombreux matériaux de base, comme le ciment ou les barres d’armature, ne peuvent être importés à Gaza, les Israéliens craignant qu’ils soient utilisés à des fins militaires. Même le bois de construction, désormais considéré comme l’une de ces marchandises « à double usage », est à présent contrôlé par les Israéliens.Les Gazaouis utilisent du sable pour épaissir le peu de ciment livré à Gaza.[14]

Le coût humain de ces entraves à la reconstruction est réel. Les dispensaires MSF de la ville de Gaza et de Khan Younis sont remplis d’enfants souffrant de graves brûlures dues à des accidents domestiques. Certains de nos patients ont été brûlés dans des explosions causées par l’utilisation de produits de chauffage dangereux. En avril, 70 % du nombre total de cas traités dans les structures MSF à Gaza étaient des victimes de brûlures ; 65 % d’entre eux avaient moins de 15 ans.

D’autres ont besoin de soins chirurgicaux ou de physiothérapie supplémentaires pour des blessures datant de l’été dernier, comme cette petite fille de huit ans que j’ai rencontrée dans notre dispensaire postopératoire de la ville de Gaza. Elle avait pratiquement perdu l’usage de ses pieds et de ses mains après avoir reçu des éclats d’un obus israélien dans le dos. Elle ne retrouvera probablement que 50 % de sa motricité.

Un cas parmi tant d’autres… Le nombre de cas de chirurgie reconstructrice atteint désormais 300. Et pour les personnes amputées qui ont la chance de retrouver leur maison intacte, la vie quotidienne reste extrêmement précaire. Imaginez conduire un fauteuil roulant dans une rue clairsemée de gigantesques blocs de bâtiments éventrés.

Près d’un an après la guerre, les deux parties continuent de contester le nombre de victimes. Nous observons toutefois une très nette prédominance d’enfants de moins de 18 ans parmi les patients nécessitant des soins chirurgicaux ou de physiothérapie liés à des blessures de guerre. Nos équipes tentent de soulager leurs maux, malgré l’interdiction de nombreux anti-douleurs décidée par le Hamas en raison des taux élevés d’accoutumance observés à Gaza.[15]

Dans notre dispensaire postopératoire de la ville de Gaza, les enfants hurlent tandis que les équipes médicales pansent leurs plaies sans pouvoir leur administrer d’anti-douleur. Cette scène illustre une nouvelle fois le lourd tribut payé à la guerre par les Palestiniens, comme elle est révélatrice des limites difficilement soutenables d’une action menée dans cette situation d’occupation.

À QUOI BON GARDER ESPOIR ?

Une effrayante et triste normalité, dépourvue de tout espoir ou de projets d’avenir, imprègne la vie quotidienne des Gazaouis. La guerre paraît presque aussi inévitable que le fil des saisons. Ici, un enfant de 10 ans a déjà vécu quatre guerres. Et à chaque fois le bilan s’aggrave : 12 410 maisons ont été totalement détruites en 2014, contre 3 425 en 2009.

Les Gazaouis ne se laissent pourtant pas abattre. Début mai, certains ont même organisé un mini-festival de Cannes au milieu des décombres.[16] L’inévitable continue toutefois de rythmer le quotidien.Des roquettes sont une nouvelle fois testées et tirées depuis Gaza vers Israël, suivies d’une réponse foudroyante des Israéliens. Ces violences, résistance pour les uns et terrorisme pour les autres, renforcent l’acceptation d’une politique d’isolement et de séparation entre Israéliens et Palestiniens, et la déshumanisation d’un camp pour ceux d’en face, une dynamique qui n’a fait que s’accélérer depuis la seconde Intifada.

Ces dernières semaines, des petites bombes artisanales ont éclaté dans les rues de Gaza pendant la nuit et le matin.[17] Aucun mort n’est à déplorer, mais les gens redoutent que ces attaques ne préfigurent une nouvelle série d’affrontements entre Palestiniens, si les négociations entre le Hamas et l’Autorité palestinienne venaient à piétiner.

Les infractions mineures sont également à la hausse, tandis que l’étau, naturel et humain, se resserre autour de Gaza. Dans moins d’un an, la mer Méditerranée devrait pénétrer dans le seul aquifère de Gaza et rendre l’eau impropre à la consommation.[18] En outre, les pêcheurs sont régulièrement mitraillés par les gardes-côtes israéliens.[19]

Les choses sont à ce point absurdes à Gaza que les diplomates et les responsables humanitaires que je rencontre en privé dénoncent souvent la destruction des tunnels de contrebande – utilisés pour transporter des armes ainsi que des marchandises du quotidien – plutôt que les circonstances qui les ont engendrés. [20]

Tout cela a lieu sans progrès notable sur le front politique, puisque l’aide internationale, – MSF aussi bien que les États, notamment les États-Unis et l’Union européenne – continue d’une manière ou d’une autre de subventionner les coûts de l’occupation israélienne. Ces sommesservent au financement des différentes agences des Nations unies, telles que l'UNRWA[21], et participent à celui d’organisations privées non gouvernementales, sur lesquelles repose le système de protection sociale des Palestiniens aujourd'hui. En 2013, les Etats-Unis et la Commission européenne étaient les plus grands contributeurs de ces fonds, pour un montant cumulé correspondant à 42,6 % du financement global de l'UNRWA.

Aussi modestes soient-ils, ces financements sont cependant menacés. Fin avril, une analyse des engagements d’aide bilatérale et multilatérale pris après la guerre révélait que les donateurs avaient donné seulement 27,5 % des 3,5 milliards de dollars promis, soit 967 millions. Par ailleurs, seulement 35 % de l’aide promise, soit 1,2 milliard de dollars, étaient réellement nouveaux puisque la majorité de ces fonds provenait de dons réaffectés, et de fonds d’urgence versés quand les bombes continuaient de pleuvoir à Gaza. De cette aide nouvelle, seulement 13,5 %, ou 165 millions de dollars, ont été versés à ce jour.[22]

Pendant ce temps, le taux de chômage à Gaza atteint 44 %, un record mondial, et 11 points de plus qu’avant la guerre.[23] Celui des jeunes s’élève à 60 %, le plus élevé au Moyen-Orient. Et 40 % de près de 1,8 million de Gazaouis vivent dans la pauvreté, même si environ 80 % d’entre eux reçoivent une forme d’aide.

La dépendance de la population à l’aide internationale apportée pendant des décennies n’est pas inéluctable. D’après une étude de 2014 de la Banque mondiale, l’Autorité palestinienne génèrerait 2,2 milliards de dollars de revenus supplémentaires par an si elle était autorisée à extraire du minerai de la mer Morte et à cultiver les terres actuellement hors d’accès des Palestiniens dans la zone C de Cisjordanie. Ce qui lui permettrait de se passer d’un supplément d’assistance internationale.[24]

DES ENCLAVES TOUJOURS PLUS ÉTROITES

Dans le même temps, la situation continue de se détériorer, à Gaza et en Cisjordanie. Aujourd’hui, les Palestiniens peuvent seulement habiter sur un territoire inférieur à 40 % de la Cisjordanie.[25] Le reste est composé de zones interdites contrôlées par l’armée israélienne ou par les colons, et protégées par des postes de contrôle – et même par des mines. Pour ne rien arranger, l’espace et la liberté de mouvement des Palestiniens devraient continuer à diminuer.

Des projets sont sur pied pour déplacer des communautés de Bédouins vers une zone au nord de Jéricho et pour ouvrir un corridor est-ouest, inaccessible aux Palestiniens, qui s’étendrait de Jérusalem-Est à la mer Morte et qui couperait la Cisjordanie en deux.[26] Les organisations humanitaires, dont MSF, refusent de participer de quelque manière que ce soit (en construisant des refuges pour les Bédouins, par exemple) à cet inévitable déplacement forcé.

Rien sur le plan international ne permet d’envisager une solution politique dans un avenir proche. Dans les discussions, le désespoir chez les Palestiniens est aussi palpable que le béton et les barbelés qui les encerclent à Gaza et en Cisjordanie. Face à plus de 600 000 colons à Jérusalem-Est et en Cisjordanie, [27]la perspective de la création d’un État s’éloigne pour les Palestiniens, tout comme l’allègement des restrictions de déplacement. Tandis que les 1,8 millions d’habitants à Gaza essaient tout simplement de faire face au quotidien.

SOMMES-NOUS COMPLICES ?

Qu’il s’agisse des incursions nocturnes et des détentions administratives sans chef d’inculpation à Naplouse et dans la région, du labyrinthe de murs et des postes de contrôle à Hébron, de la partition de Jérusalem qui prive les villages palestiniens d’accès aux soins, ou du bombardement aérien et du blocus de Gaza, l’occupation revêt de nombreuses formes, toutes immanquablement justifiées en public par le besoin d’assurer la sécurité des Israéliens. Il s’agit là d’un discours performatif, assumé et alimenté par l’aide internationale et l’échec du processus de paix. Sur la base d’un tel discours, les « progrès » de ce processus ne peuvent donc que se résumer aux tonnes de ciment autorisées à entrer à Gaza ou à la facilitation des transferts médicaux de Palestiniens via le poste-frontière d’Erez.

Les Palestiniens se trouvent ainsi piégés dans un cycle interminable de victimisation et de résistance, ou plutôt de subsistance, quand même la récupération des fils de cuivre finit par devenir un fait de résistance.

LA SÉCURITÉ À TOUT PRIX ?

Aujourd’hui, les Israéliens ont atteint un niveau inégalé de sécurité face aux violences palestiniennes. Bien sûr, les craintes  des tirs de roquettes depuis Gaza sont incontestables, comme le prouve la mort d’Israéliens l’été dernier. La menace perpétuelle d’attaques terroristes en Israël via les tunnels fait également naître une angoisse justifiée chez les Israéliens des zones frontalières avec la bande de Gaza. S’ajoute le traumatisme lié aux sirènes de raid aérien, et à l’obligation de construire un abri dans chaque maison, ce qui fait désormais partie des normes de construction israéliennes.

Mais les barrières, les postes de contrôle, les campagnes de bombardement, les blocus et les incursions, devenus manifestations quotidiennes de l’occupation, ont dressé des murs physiques et psychologiques entre Israéliens et Palestiniens, aux conséquences dévastatrices pour les seconds. Les différents moyens déployés au service de la sécurité et des intérêts d’Israël s’ancrent peut-être dans une histoire d’affrontements violents ; il est urgent de les examiner désormais sous l’angle de leurs répercussions.

Israéliens et défenseurs d’Israël doivent à présent questionner et mesurer les ravages d’une politique atteignant ce niveau de sécurité. Gouvernements et institutions internationales qui, explicitement ou tacitement, soutiennent cette politique, doivent faire de même.

L’HUMANITAIRE COMPLICE ?

En tant qu’organisation humanitaire médicale, une des questions qui anime MSF, dans les Territoires palestiniens occupés comme sur d’autres terrains de conflit, est de savoir si son action fait plus de bien que de mal aux populations qu’elle assiste. Dans l’immédiat, nous soignons les blessures physiques et psychologiques des Palestiniens, conscients qu’une autre guerre avec Israël n’est peut-être pas loin et qu’un grand nombre de personnes ont besoin d’aide aujourd’hui. Soucieuses de tracer une ligne entre complicité avec l’occupation et refus d’en ignorer les conséquences, nos équipes de terrain remettent régulièrement cet objectif en jeu. Mais jusqu’ici, la justification de notre action dans les Territoires occupés se soutient toujours du sort réservé à des Palestiniens pris au piège d’une guerre sans fin.

Depuis 15 ans, notre présence est aussi une façon de protester contre une occupation désormais quasi permanente, sachant que si les épreuves subies par les Palestiniens ne manquent pas, une acceptation internationale de l’inacceptable en représente désormais l’aspect le plus funeste.


Jason Cone est directeur général de Médecins Sans Frontières (MSF) aux États-Unis.


Sources :

[3]http://www.ibtimes.co.uk/israel-al-aqsa-mosque-will-be-replaced-by-jewish-temple-claims-housing-minister-uri-ariel-1473141

[6]Note de bas de page Ibid 2

[21]United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees

[27]http://www.washingtonpost.com/blogs/worldviews/wp/2014/12/22/map-the-spread-of-israeli-settlements-in-the-west-bank/


► Retrouvez nos prises de parole publique de l'été 2014 avec le hashtag #SummerInGaza et dans notre dossier spécial.

Notes

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