Traiter les enfants, pas seulement l'économie!

Par le Docteur Jean-Hervé Bradol, président de Médecins Sans Frontières.
Tribune paru dans le quotidien Libération, le 2 juin 2008.

Les manifestants des villes du Sud ont réussi à provoquer un débat public sur l'envolée des prix des denrées alimentaires. Les réunions politiques nationales et internationales se multiplient pour envisager les mesures à prendre. Les Etats bailleurs de fonds s'apprêtent à allouer des ressources financières supplémentaires aux programmes d'aide, à alléger les taxes à la consommation et à faire un effort en faveur de l'agriculture.

Il y a fort à craindre que tout ceci n'ait aucun impact sur la mortalité due à la sous-alimentation, tant le point de vue médical est absent du débat public. Nous connaîtrons bientôt tout de la production et de la commercialisation du riz, mais rien des individus qui meurent de faim.

La sous-alimentation est une cause importante de décès des enfants principalement avant l'âge de 3 ans. L'estimation du nombre de morts oscille entre 2 et 5 millions chaque année. Les catastrophes naturelles et les guerres ne sont à l'origine que d'une faible partie de ces décès, en raison de l'amélioration des performances du PAM dans la réponse aux urgences. En revanche, 30 pays situés en majorité sur le sous-continent indien et en Afrique, concentrent en permanence plus de 90% des cas de malnutrition infantile. La majorité des décès dans ces foyers importants de malnutrition se produit plutôt à la campagne. Ils surviennent chaque année dans les mêmes endroits et à la même période, au sein de familles paysannes pauvres qui plongent dans la misère pendant les mois qui précèdent la nouvelle récolte.

Si l'épidémiologie de la malnutrition est connue, la réponse permettant aux enfants de survivre se fait toujours attendre. Les orientations de santé publique proposées aujourd'hui sont de véritables politiques de rationnement des soins nutritionnels. L'activité du Programme alimentaire mondial illustre parfaitement cet état de fait. En 2006, sur les 6,7 millions de tonnes de nourriture distribuées par l'agence des Nations unies, moins de 460 000 tonnes (7 %) étaient composées de farines fortifiées pouvant être utiles dans l'alimentation infantile. Dans les principaux foyers de malnutrition infantile, ni les programmes d'aide alimentaire internationaux ni les politiques de santé publique n'ont pour objectif de traiter les enfants. Même les enfants sur le point de mourir ont peu de chance de recevoir des soins : seuls 3% des cas de malnutrition aiguë sévère reçoivent un traitement adapté à leurs besoins. Quand un effort est réalisé, la nourriture distribuée ne couvre pas l'ensemble des besoins essentiels à la récupération nutritionnelle des jeunes enfants, notamment en protéines animales et en micro-nutriments.

Les politiques de santé publique n'ont pas non plus intégré plusieurs décennies de découvertes scientifiques préconisant la présence d'une quarantaine de micro-nutriments dans l'alimentation. L'essentiel de la politique internationale de santé publique consiste actuellement à recommander la distribution à grande échelle de seulement 4 micro-nutriments, de se passer de protéines animales et de faire la leçon à des mères sans pouvoir d'achat pour qu'elles diversifient les produits alimentaires destinés aux nourrissons. Ces recommandations irréalistes en regard de l'économie familiale le sont également d'un point de vue pratique et médico-scientifique. Aucun aliment adapté à la récupération nutritionnelle des nourrissons n'est présent sur les rayons des épiceries du Sud, faute de marché.

Une nouvelle génération d'aliments thérapeutiques complets et prêts à l'emploi a été mise au point. Leur utilisation à grande échelle est d'autant plus nécessaire que les politiques appliquées jusqu'à présent ont échoué. Ces produits thérapeutiques sont d'une efficacité inégalée dans l'histoire de la prise en charge médicale de la malnutrition infantile. Grâce à un traitement administré à domicile par les mères, nous obtenons des taux de guérison supérieurs à 95% dans la forme aiguë de la malnutrition. Peu d'observateurs ont noté que la crise de 2005 au Niger a entraîné la mise sous traitement de plusieurs centaines de milliers d'enfants. Aujourd'hui, la prévalence de la malnutrition est inférieure dans les régions où ces produits sont utilisés à celle de la capitale Niamey, autrefois la meilleure situation nutritionnelle du pays. Coïncidence ?

La prise en compte des besoins nutritionnels spécifiques des jeunes enfants permettrait d'éteindre les principaux foyers chroniques de malnutrition infantile et d'en finir avec des taux de mortalité si élevés. Elle exige de l'audace politique, afin de rendre accessible aux mères les aliments thérapeutiques permettant de traiter leurs enfants le plus tôt possible. Espérons qu'en réponse aux manifestations des habitants des grandes villes du Sud, les Etats, les Organisations internationales et le G8 n'oublient pas, une fois de plus, la part qui doit revenir au traitement de ceux qui meurent de faim. L'institution pour recueillir ces fonds et les transformer en actes existe déjà. C'est le Programme alimentaire mondial qui, bien qu'en charge de la distribution de nourriture pour la majorité des cas de malnutrition infantile, ne fait presque rien en dehors des urgences, faute de stratégie et de financement.

Dr Jean-Hervé Bradol, président de Médecins Sans Frontières

Notes

    À lire aussi