Pourquoi MSF a-t-elle pris position contre cette décision ?
Nous nous sommes positionnés publiquement contre cette décision qui intègre les humanitaires comme les palliatifs des graves conséquences qu'elle aura sur la population palestinienne. Nous considérons que la décision de stopper toute aide directe à l'Autorité palestinienne et d'en déléguer une partie aux organisations internationales et aux ONG, pour en quelque sorte "limiter les dégâts", est inacceptable. Elle est d'une hypocrisie totale, illusoire sur le plan de la pratique et inadmissible sur le plan des principes. Car il serait utopique et même faux de croire que des organisations humanitaires aux compétences très spécifiques, y compris les agences des Nations unies, pourraient avoir la capacité, la légitimité ou les moyens d'endosser la charge administrative de tout un pays. C'est notamment vrai pour la gestion administrative : assurer les services sociaux, administrer les ministères et le système de santé public, payer les salaires des fonctionnaires...
Pour ce qui est des principes, nous ne pouvons fournir un travail de qualité, dans les Territoires palestiniens comme ailleurs, que parce que nous sommes indépendants et que nous opérons nos choix non en fonction d'un agenda politique mais des seuls besoins des plus démunis et de notre capacité à y répondre. Ne pas se démarquer publiquement de cette proposition d'assurer le service après-vente de la décision des Etats-Unis et de l'Union européenne, revient à être complice de la sanction et à accepter ce rôle d'exécutants. De plus, pourquoi nous substituer à un gouvernement choisi et élu ? Accepter la proposition des Etats-Unis et de l'UE serait aussi légitimer leur choix politique tout en désavouant celui des Palestiniens.
Nous refuserons évidemment tout financement de l'Union européenne et des Etats-Unis. En 2006, la totalité de nos opérations dans les Territoires palestiniens sera financée par des dons privés.
MSF parle de "confusion des genres et des rôles", qu'est-ce que cela signifie ?
Ce n'est pas la première fois que des décideurs politiques, des Etats, nous demandent de jouer un rôle d'auxiliaire social. Cela a déjà été le cas, sous des formes différentes, en Irak ou en Afghanistan où les forces de la coalition instrumentalisent l'action humanitaire, pour justifier des opérations militaires, gagner l'adhésion de populations, etc. Cette confusion des genres nuit à l'efficacité des actions de secours en ce qu'elle choisit les supposées bonnes et mauvaises victimes et peut avoir de graves conséquences, en ce qu'elle assimile les humanitaires à un camp ou à un autre. Elle nous expose et nous désigne potentiellement comme des cibles. Cela a sans doute contribué à l'assassinat nos cinq collègues en Afghanistan en juin 2004.
Si nous sommes bien perçus dans les Territoires palestiniens, c'est justement parce que nous sommes impartiaux et indépendants. Nos années de travail sur place nous ont permis de créer des liens solides avec la population qui reconnaît notre travail, nous fait confiance et sait que notre action n'est liée à aucune décision politique, que nous n'agissons dans aucun autre intérêt que celui des personnes auxquelles nous portons assistance.
Les effets de la décision des Etats-Unis, du Canada, de l'Union européenne et du Japon se font-ils déjà sentir dans les Territoires occupés ?
Pour ce qui est des effets directs de la suspension de l'aide bilatérale, notamment sur le système de santé, il faudra attendre quelque temps avant de pouvoir les évaluer précisément. Mais ce qu'il y a de sûr, c'est qu'elle s'ajoute à une situation déjà extrêmement critique et qu'elle va aggraver les privations subies par les Palestiniens. Dans la bande de Gaza, près de la moitié des 1,4 million d'habitants vit déjà sous le seuil de pauvreté et le taux de chômage avoisine les 70%. Avec 500 millions d'euros d'aide versés annuellement, l'Union européenne est le principal soutien financier du premier employeur local, à savoir l'Autorité palestinienne. Les 140.000 fonctionnaires - qui, selon la Banque Mondiale, font vivre près de 23% de la population - n'ont pas été payés depuis le mois de mars.
De plus, en dépit du démantèlement des colonies de la bande de Gaza, le blocus économique des Territoires et l'interdiction de circulation des biens et des personnes entre les Territoires occupés et Israël perdure. Les pénuries se font déjà sentir. La population se paupérise et les structures de santé (qui fonctionnaient essentiellement grâce à l'aide extérieure) souffrent d'un manque chronique de moyens. Les hôpitaux fonctionnent sur leurs stocks de médicaments, qui sont en train de s'épuiser très vite. Les personnes atteintes de pathologies lourdes et complexes (comme les cancers) ne pouvant être pris en charge par le système de santé palestinien ont, pour leur part, de plus en plus de difficultés à se rendre en Israël pour se faire soigner. Les Palestiniens vivent l'arrêt de l'aide comme une punition collective.
On peut aisément imaginer que la situation des familles ne va pas s'améliorer avec l'arrêt des subventions. Et imaginer que les organisations humanitaires vont pallier cette situation est du pur cynisme ! De plus, conformément aux Conventions de Genève, il est de la responsabilité de la puissance occupante, donc d'Israël, d'assurer des conditions de vie décentes à la population palestinienne dans les Territoires occupés.
Que fait MSF dans les Territoires palestiniens ? Pourquoi ne pas aussi travailler en Israël ?
MSF a commencé à travailler dans les Territoires palestiniens en 1989, dans une phase aiguë du conflit, afin de venir en soutien au système de santé. Au départ, notre intervention était basée sur des programmes médicaux d'urgence. Nous avons depuis adapté, à plusieurs reprises, nos activités en fonction de l'offre de soins des structures sanitaires locales.
Aujourd'hui, à Gaza et à Naplouse, nos équipes prodiguent des soins médicaux et psychologiques, doublés d'une assistance médicale et sociale, aux familles exposées à la violence continue depuis des années et aux conséquences de l'occupation (isolement, restriction voire interdiction de se déplacer, difficultés d'accès aux soins, etc.). Nos patients vivent, pour la plupart, enfermés dans des enclaves dont les entrées et les sorties sont soumises aux aléas des points de contrôle militaires (zones proches de colonies, du mur de séparation, de frontières sensibles comme avec l'Egypte ou bien zones d'incursions israéliennes fréquentes). Dans le même temps, nous nous tenons toujours prêts à intervenir en urgence lorsque la situation le nécessite.
MSF ne remet absolument pas en question le climat de violence lié aux attentats et les difficultés qui prévalent aussi en Israël. Nous déplorons cette situation et les souffrances qu'endurent les populations civiles des deux bords. Mais les structures de santé et la prise en charge médicale israéliennes sont performantes et parfaitement opérationnelles, ce qui n'est le cas dans les Territoires palestiniens, où les populations subissent les violences, mais ne bénéficient pas des mêmes recours médicaux, y compris psychologiques, ni du même accès aux soins.