Quels
sont les arguments qui vous sont opposés lorsque vous demandez
l’élargissement de l’utilisation de ces aliments hautement nutritifs et
prêts à l’emploi dans les foyers de mortalité ?
La première réaction, lorsque nous nous adressons aux institutions des
Nations unies (OMS, UNICEF, Programme Alimentaire Mondial) ou aux
bailleurs de fonds, est invariablement de l'intérêt. Personne ne peut
nier l'inefficacité des politiques actuelles, alors que chaque année
des millions d'enfants malnutris meurent avant leurs cinq ans.
Impossible également de ne pas reconnaître les excellents résultats
obtenus à large échelle avec ces traitements nutritionnels prêts à
l'emploi. Le débat a été tranché en 2005, quand des dizaines milliers
d'enfants sévèrement malnutris ont été guéris au Niger.
Nous
demandons, logiquement, que ces pâtes nutritives soient plus largement
utilisées. Elles sont aujourd'hui exclusivement réservées aux enfants
les plus dénutris, lorsqu'ils ont atteint un risque de décès vingt fois
supérieur à celui d'un enfant bien nourri. Il est de la responsabilité
des institutions des Nations unies d'adopter des recommandations pour
ne plus attendre que les enfants soient au dernier stade de la maladie
avant d'avoir le droit de recevoir un aliment adapté. Et c'est le rôle
des bailleurs de fonds de financer l'approvisionnement de ces produits
hautement nutritifs.
Nous nous heurtons à deux types de réponse :
les institutions des Nations unies hésitent à considérer sérieusement
la question de l'élargissement des recommandations en opposant un
soi-disant réalisme économique. Les bailleurs de fonds se disent
d'accord mais attendent pour s'engager des recommandations officielles
des Nations unies. Finalement, chacun se défausse sur l'autre et aucun
n'assume sa propre responsabilité. C'est un cercle vicieux qui peut
durer longtemps alors que nous sommes face à une urgence médicale !
N’y
a t’il pas un déficit d’arguments scientifiques en faveur de l’intérêt
médical de ce type d’aliments, au-delà des cas de dénutrition sévère ?
Il y a un déficit très net d'arguments scientifiques pour justifier de
ne pas donner l'aliment essentiel de la petite enfance, du lait, dans
des pays où plus d'un enfant sur cinq meut avant ses cinq ans ! Tout
cela a été démontré depuis des dizaines d'années, les bibliothèques
médicales sont remplies de publications établissant la spécificité des
besoins nutritionnels d'un enfant en bas âge et la haute valeur
nutritive du lait. Plus simplement, il suffit de relire le Code
Alimentaire (1)!
Jusqu'ici,
donner du lait dans des pays où l'eau est rarement de qualité et les
conditions d'hygiène assez pauvres était plutôt dangereux. C'est
pourquoi le lait, donné sous contrôle médical, était exclusivement
réservé aux plus dénutris dans les pays en développement. Aujourd'hui,
avec ces aliments prêts à l'emploi, nous avons enfin la possibilité de
distribuer un traitement efficace dans de bonnes conditions dans les
foyers de malnutrition et de mortalité. Il n'y a plus aucune raison de
rationner, de refuser qu'un enfant malade reçoive un aliment à base de
lait, dont les vertus nutritionnelles sont reconnues.
Il n'y a pas à
prouver l'évidence, la littérature scientifique comme l'expérience
historique atteste de l'efficacité de donner un aliment hautement
nutritif pour faire baisser la mortalité infantile liée à la
malnutrition. La question est plutôt pourquoi refuser d'appliquer dans
les pays du Sud la politique que nous avons mise en place avec succès
dans nos propres pays ? Quand une famille est trop pauvre pour acheter
une alimentation adaptée à son enfant, est-ce que nous demandons une
preuve scientifique avant de lui fournir du lait, de l'huile et du
sucre ? Est-ce que nous estimons que cela coûte trop cher ?
Au prix de trois euros le kilo, vous mentionnez vous-même le prix comme un obstacle. Est-ce économiquement réaliste ?
A trois euros le kilo, il n'est effectivement pas réaliste de penser
que les familles qui en ont besoin vont pouvoir y avoir accès aux
conditions du marché. Mais il est tout à fait réaliste économiquement
de donner accès à ces familles à ces produits ! L'hypothèse de
subventionner ces aliments hautement nutritifs pour casser les gros
foyers de mortalité infantile n'est pas une utopie. La dernière grande
initiative pour faire baisser la mortalité des enfants dans le monde a
été le Programme de Vaccination Elargie (PEV) au début des années 80.
Pour donner largement accès à 6 vaccins de base (2), les prix ont été
divisé jusqu'à vingt pour certains vaccins. Des modèles économiques
particuliers ont été trouvés pour donner accès à des traitements ou des
vaccins à large échelle.
Soyons
clairs, nous parlons de lait, d'huile, de sucre et de quarante
vitamines et minéraux essentiels, pas de technologie de pointe ou de
produits rares ! Ces produits nutritionnels peuvent être fabriqués
localement. Plusieurs options sont possibles, réorienter une petite
partie de l'aide internationale vers la fabrication de ces aliments ou
trouver de nouveaux financements. Il s'agit de plusieurs centaines de
millions d'euros à l'échelle internationale pour les gros foyers de
mortalité liée à la malnutrition. L'exemple récent de la taxe sur les
billets d'avion Unitaid prouve que des sommes de cet ordre de grandeur
ont rapidement pu être mobilisées pour une cause de santé publique.
Dans son rapport remis à Jacques Chirac en 2004, l'inspecteur général
des Finances Jean-Pierre Landau concluait que, via des contributions
imposées ou volontaires, il était possible de lever des centaines de
milliards, sans perturber l'économie, pour le développement.
Il ne
s'agit pas pour nous de recommander tel ou tel modèle économique, ce
n'est pas notre spécialité, mais nous ne pouvons pas accepter
l'argument économique pour justifier l'inaction. C'est non seulement
réalisable mais c'est en plus, à en croire la Banque Mondiale, un
excellent investissement !
Dans un rapport récent, cette institution
internationale a recommandé des actions ciblées pour améliorer la
nutrition dans les pays en développement, constatant que l'absence de
politique efficace contre la malnutrition était un frein à la
croissance.
Ni
les institutions des Nations unies ni les bailleurs de fonds n’auraient
donc la volonté politique de lutter contre la mortalité des enfants de
moins de cinq ans ?
La
communauté internationale s'est engagée à travers les Objectifs du
Millénaire et finance et met en oeuvre des programmes de lutte contre
la malnutrition. C'est un échec puisque les indicateurs montrent
l'absence de réels progrès. Alors pourquoi, puisqu'il existe enfin une
alternative, ne pas l'adopter ? De fait il y a une forte résistance
culturelle politique à s'engager dans une telle direction. Nous
constatons d'ailleurs que pour les cas les plus sévères, alors que les
recommandations sont adoptées, seuls 3% d'entre eux y ont effectivement
accès. Nous ne pouvons pas attendre encore dix ou trente ans alors que
nous parlons de millions de morts !
La
résistance culturelle était censée venir des mamans des enfants
malnutris, qui n'auraient pas voulu emmener leurs petits dans un centre
de soin, qui n'auraient pas su utiliser ces aliments prêts à
l'emploi... Elles nous ont prouvé, au contraire, que dès lors que nous
leur offrons la possibilité de donner à leurs enfants un aliment
adapté, elles sont prêtes à marcher des heures, régulièrement, pour
cela et à le donner suivant les indications chaque jour.
En revanche,
il est parfois difficile de convaincre les autorités des pays les plus
concernés car la malnutrition est considérée comme un problème
stigmatisant.
De plus, les institutions des Nations unies comme les
bailleurs de fonds sont très réticents à l'idée de distribuer
massivement des produits hautement nutritifs aux jeunes enfants,
quelques soient les évidences médicales ou économiques. Jusqu'ici, les
efforts ont principalement portés sur des projets de développement dont
l'objectif était soit de changer les habitudes alimentaires de la
famille soit d'augmenter les quantités de nourriture disponible, dans
l'idée, trop souvent illusoire, d'une indépendance proche.
Mais aucune
politique n'a encore permis d'éviter que chaque année des millions
d'enfants soient en danger de mort faute d'une alimentation adaptée.
L'élargissement
de l'utilisation de ces traitements pourrait se faire sans bouleverser
le monde, l'économie ou l'organisation des sociétés. La révolution à
laquelle nous appelons peut facilement être menée, à condition d'avoir
la volonté politique. En l'absence d'engagements réels dans cette
direction, les institutions des Nations unies et les bailleurs de fonds
devront assumer la responsabilité politique de rationner ces aliments
adaptés qui peuvent sauver des vies.
1- Le Codex Alimentarius a été créé, en 1960, par l'Organisation des
Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) et
l'Organisation mondiale de la santé (OMS) pour protéger la santé des
consommateurs et promouvoir des pratiques loyales dans le commerce des
aliments.
2- Tuberculose- rougeole-dyphtérie-tétanos-poliomélyte-coqueluche)