01

Contexte général

Entre 1994 et 1997, les équipes de Médecins Sans Frontières se retrouvent dans une succession de situations inédites alors qu’elles interviennent au cœur des violences extrêmes et des tueries de masses qui touchent la région des Grands lacs. 

Jusqu’à ces événements, l’essentiel de leur travail se situait en marge des affrontements et des massacres, notamment dans des camps de réfugiés et des centres de santé plus ou moins éloignés des zones de combats. Lorsque le génocide des Rwandais tutsis commence, les équipes MSF font partie des témoins oculaires directs des premières exécutions à Kigali et dans le reste du pays. Près de 200 membres du personnel rwandais de Médecins Sans Frontières sont exécutés, parfois sous les yeux de leurs collègues. Quand les équipes MSF parviennent enfin à trouver les moyens d’une opération d’assistance, en l'occurrence une mission chirurgicale, leurs patients sont tués devant elles ou achevés quelques heures après leur passage.

Après leur défaite militaire à l’été 1994, les forces génocidaires se replient au Zaïre et empruntent le même chemin que des centaines de milliers Rwandais hutus qui fuient leur pays sous leur menace ou par peur des représailles de la rébellion. Le personnel MSF est à la fois témoin d’une catastrophe sanitaire liée à une double épidémie - de choléra et de dysenterie - et sous la pression des violences commises par les miliciens qui prennent le contrôle des camps. L’association décide d’arrêter son intervention dans ces camps zaïrois en 1995 face à un système qui détourne l’aide humanitaire au profit des auteurs d’un génocide. Ces mêmes camps sont ensuite attaqués par la nouvelle armée rwandaise et ses alliés congolais. Les réfugiés Hutus sont ensuite traqués, parfois pendant des centaines de kilomètres, et massacrés. Les équipes de Médecins Sans Frontières, qui dénonçaient cette situation et multipliaient les prises de parole, ont parfois, malgré elles, servi d’appât pour faire sortir les réfugiés des forêts où ils se cachaient.

Dans ces conditions et face à un génocide et des crimes de masse, comment les humanitaires de Médecins Sans Frontières ont-ils agi ? Faire appel à une intervention militaire, dénoncer une situation inacceptable, rester dans des camps où l’aide est détournée, évaluer les risques à prendre pour aider des personnes menacées de mort…

Autant de problématiques auxquelles les équipes de Médecins Sans Frontières ont dû faire face sur le terrain et de débats internes qui ont traversé toute l’association durant cette période.

© MSF - Avril 2019
© MSF - Avril 2019

3 questions à ... 

Interview du Dr. Jean-Hervé Bradol, directeur d'études au Centre de Réflexion sur l'Action et les Savoirs Humanitaires (CRASH) et auteur avec Marc Le Pape de l'ouvrage Génocide et crimes de masse. L’expérience rwandaise de MSF. Jean-Hervé Bradol était responsable des activités MSF à Kigali en avril 1994.

La première intervention de Médecins Sans Frontières au Rwanda a lieu en 1982. Lorsqu’une guerre civile commence dans le pays, en octobre 1990, les forces armées du Front Patriotique Rwandais (FPR), composées de Tutsis nés en exils et basés en Ouganda, entrent au Rwanda par le nord. Elles veulent renverser le régime du président Juvénal Habyarimana et se confrontent aux Forces armées rwandaises (FAR).

Soutenue par la France et le Zaïre, le régime rwandais évite de peu la débâcle. Des négociations de paix se mettent en place pour un partage du pouvoir et un retour des exilés rwandais dans leur pays. Les accords d’Arusha sont signés en 1993 entre le pouvoir rwandais et les représentants du FPR. Ils ne seront toutefois jamais appliqués : le 6 avril 1994, l’avion qui transporte le président Juvénal Habyarimana est abattu alors qu’il entame sa descente sur Kigali.

Les équipes de Médecins Sans Frontières sont présentes dans la quasi-totalité des préfectures du Rwanda lorsque les massacres commencent. En une centaine de jours, entre 500 000 et 800 000 Tutsis sont exécutés, ainsi que de nombreux Hutus opposés aux massacres.

02

MSF au cœur du génocide

Dès le 7 avril, les équipes de Médecins Sans Frontières, souvent confinées dans leurs maisons pour des raisons de sécurité, sont témoins des violences commises envers la population. Quand elles tentent de venir en aide aux habitants des maisons voisines, elles sont menacées par des miliciens, qui ordonnent aux Tutsis de se rendre. C’est le cas dans la ville de Murambi, à une vingtaine de kilomètres de Kigali : les miliciens massacrent un homme à coups de gourdins et de machettes sous les yeux des volontaires de l’association.

Départ vers l’aéroport de Kigali de la première équipe évacuée après trois semaines de mission sur place. Avril 1994. Rwanda.
 © Xavier Lassalle/MSF
Départ vers l’aéroport de Kigali de la première équipe évacuée après trois semaines de mission sur place. Avril 1994. Rwanda. © Xavier Lassalle/MSF

Des équipes MSF tentent de quitter le pays mais les militaires refusent toute sortie au personnel tutsi qui doit rebrousser chemin. Les locaux MSF sont pillés ou attaqués et le personnel MSF est trié, comme dans les camps de réfugiés burundais de la préfecture de Butare où les MSF tutsis sont exécutés par leurs collègues hutus forcés d’obéir sous peine de mort par des militaires et des miliciens. À Kigali, devant l’insécurité générale - les combats entre les Forces armées et les Forces patriotiques s’ajoutent aux exécutions de masses - et à la faveur d’un pont aérien, les équipes de MSF sont évacuées le 11 avril, après avoir tenté sans succès de mettre en place un plan de réponse aux urgences. En quelques jours, des milliers de personnes ont déjà été exécutées.

Carte de Kigali éditée par Jean-Hervé Bradol et Marc Le Pape à partir de la carte de l'ouvrage d'André Guichaoua (dir.) Les crises politiques au Burundi et au Rwanda (1993 - 1994), Paris, Karthala, 1995 p. 524.
Carte de Kigali éditée par Jean-Hervé Bradol et Marc Le Pape à partir de la carte de l'ouvrage d'André Guichaoua (dir.) Les crises politiques au Burundi et au Rwanda (1993 - 1994), Paris, Karthala, 1995 p. 524.

Le 14 avril, une équipe de volontaires expérimentés revient dans la capitale rwandaise, depuis le Burundi voisin, pour installer une activité chirurgicale. Le Centre Hospitalier de Kigali, qui devait servir pour la prise en charge des blessés, sert en fait d’abattoir aux génocidaires qui viennent régulièrement exécuter des blessés. La décision est alors prise d’ouvrir un hôpital de campagne sous la coordination du Comité international de la Croix-Rouge (CICR).

Un patient et son frère à l’hôpital MSF-CICR de Kigali. Malgré des discussions intenses avec les équipes de MSF, le colonel en charge de la zone n'a pas toléré la présence de cet accompagnant dans l'hôpital. Obligé de quitter les lieux, il se fait tuer 100 mètres plus loin. Avril 1994. Rwanda.
 © Xavier Lassalle/MSF
Un patient et son frère à l’hôpital MSF-CICR de Kigali. Malgré des discussions intenses avec les équipes de MSF, le colonel en charge de la zone n'a pas toléré la présence de cet accompagnant dans l'hôpital. Obligé de quitter les lieux, il se fait tuer 100 mètres plus loin. Avril 1994. Rwanda. © Xavier Lassalle/MSF

L’essentiel des activités humanitaires consiste alors à transporter vers l’hôpital de campagne ceux qui nécessitent une opération chirurgicale et à délivrer des soins dans les lieux où se sont réfugiées les personnes menacées. Mais ces lieux - orphelinats, écoles, ou des institutions religieuses - sont régulièrement visités par les forces génocidaires, qui tuent les valides et achèvent les blessés, parfois peu de temps après ou au moment du passage des équipes MSF. L’hôpital de campagne est alors transformé en refuge, grâce à l’annexion de maisons voisines. Les blessés qui réussissent à arriver jusque-là trouvent un lieu relativement sécurisé pour leur convalescence. Mais les ambulanciers qui se rendent en ville pour porter assistance aux personnes attaquées font face à la fouille de leurs véhicules par les militaires et les miliciens. Le transport des hommes tutsis est quasi impossible et celui des femmes et des enfants difficiles et soumis à d’âpres négociations.

Pendant plusieurs semaines, les équipes de Médecins Sans Frontières évaluent au cas par cas les possibilités et les risques liés au transport des blessés, continuent de soigner les blessés en ville et abritent tant bien que mal des centaines de personnes dans l’hôpital de campagne, au milieu de la mécanique génocidaire et dans une ville en proie aux combats.

Mouvement du Front patriotique rwandais en 1994. Carte éditée par Jean-Hervé Bradol et Marc Le Pape à partir de la carte de l'Évaluation conjointe de l'aide d'urgence au Rwanda, Étude 3, L'aide humanitaire et ses effets, Londres, ODI, 1996, p. 30. 
Mouvement du Front patriotique rwandais en 1994. Carte éditée par Jean-Hervé Bradol et Marc Le Pape à partir de la carte de l'Évaluation conjointe de l'aide d'urgence au Rwanda, Étude 3, L'aide humanitaire et ses effets, Londres, ODI, 1996, p. 30. 

Le 4 juillet, le FPR prend Kigali et met en déroute les forces gouvernementales. Entre 500 000 et 800 000 de personnes ont été exterminées, parmi lesquels près de 200 membres du personnel rwandais de Médecins Sans Frontières.

03

Rompre le silence

Durant les premières semaines suivant l’attentat contre le président Habyarimana, les équipes de Médecins Sans Frontières encore présentes sur le terrain s’interrogent sur l’ampleur des massacres en cours. Les réfugiés affluent dans les pays voisins et témoignent de massacres généralisés et ciblés. Concentrés sur les actions à mener pour sauver des vies, et parfois la leur, certains membres du personnel MSF ne comprennent qu’à leur retour du Rwanda, durant le mois d’avril, l’ampleur des massacres. Quant à la présence de l’association dans le pays, elle est en fait limitée à Kigali et à la préfecture de Butare, et la vision que MSF a des événements en cours est d’abord parcellaire.

En juillet 1994, entre 600 000 et 1 000 000 réfugiés rwandais arrivent dans et autour des villes de Goma et Bukavu, dans les régions du Nord et du Sud-Kivu au Zaïre. 
 © Sebastiao Salgado
En juillet 1994, entre 600 000 et 1 000 000 réfugiés rwandais arrivent dans et autour des villes de Goma et Bukavu, dans les régions du Nord et du Sud-Kivu au Zaïre.  © Sebastiao Salgado

À Kigali, les équipes MSF laissent l’initiative au CICR en matière de communication. Ce dernier dénonce un « carnage systématique », en rupture avec sa réserve habituelle, adossée au principe de neutralité auxquelles adhèrent les associations humanitaires d’aide internationale, sans toutefois s’avancer à parler d’un génocide. Ce terme est employé dans des discussions internes à MSF à partir du 13 avril, avant d’apparaître plus clairement dix jours plus tard, suite aux massacres commis à Butare. Les événements qui touchent cette préfecture jusque-là relativement épargnée ne laissent plus de doute possible : il y a bien une généralisation des massacres.

Si les communications de Médecins Sans Frontières, sans être parfaitement cohérentes dans un premier temps, dénoncent dès lors un génocide, une question centrale agite l’association : une intervention de la communauté internationale est-elle souhaitable et que peut-on en attendre ? La préoccupation des équipes est alors de sauver les Tutsis et les opposants qui peuvent encore l’être. MSF décide de multiplier les prises de parole.

Réfugiés rwandais à la frontière entre le Burundi et le Rwanda. 13 avril 1994.
 © Xavier Lassalle/MSF
Réfugiés rwandais à la frontière entre le Burundi et le Rwanda. 13 avril 1994. © Xavier Lassalle/MSF

Le 16 mai, le responsable des activités MSF à Kigali, de retour à Paris, interpelle le gouvernement français sur une grande chaîne de télévision et met en cause sa responsabilité dans les événements en cours au Rwanda. La réunion qui se tient trois jours plus tard avec des responsables de la cellule Afrique de la présidence de la République ne débouche sur aucune action concrète : L’État français n’est pas prêt à faire pression sur ses alliés rwandais pour faire cesser les tueries.

Une tribune publiée le 23 mai dans le New York Times, interpellant le Conseil de sécurité de l’ONU pour qu’il intervienne, connaît la même issue. Dans les faits, les forces de maintien de la paix de l’ONU présentes au Rwanda sont trop peu nombreuses et n’ont pas le mandat nécessaire pour influer sur le cours des événements. Le 21 avril, elles sont même réduites à 10 % de leurs effectifs, soit 270 hommes et ne permettent pas de sécuriser les opérations humanitaires d’assistance aux blessés. Quant aux appels du secrétaire général des Nations unies pour une action militaire, ils ne sont pas entendus.

Après un mois de prises de parole et d’interpellations, sans aucune réaction concrète de la part de la communauté internationale, Médecins Sans Frontières décide d’organiser une conférence de presse pour déclencher une intervention des Nations unies. L’appel est clair et réclame l’envoi de troupes militaires au Rwanda, car « on n’arrête pas un génocide avec des médecins ». L’opération Turquoise est lancée par la France, avec le soutien du Sénégal, le 18 juin 1994. Cette force militaire se déploie sur le sol rwandais et installe progressivement son contrôle sur le sud-ouest du pays, tandis que le nord-ouest est conquis par le Front patriotiques rwandais. Le gouvernement intérimaire, qui succède au régime de Juvénal Habyarimana après son décès, est défait : les génocidaires perdent la guerre. Mais, l’intervention militaire française leur laisse le champ libre pour fuir vers le Zaïre et prendre le contrôle des camps de réfugiés.

04

Dans les camps de réfugiés rwandais au Zaïre

Dès juillet 1994, des centaines de milliers de réfugiés hutus fuient le Rwanda par peur des représailles ou sous la menace des autorités génocidaires. Parmi eux, au sein d’une population composée aux trois quarts de femmes et d’enfants, se trouvent des responsables et des exécutants du génocide, militaires et miliciens parfois lourdement armés. Des opérations d’assistance humanitaire se mettent en place pour venir en aide aux réfugiés, certaines menées par Médecins Sans Frontières, dont les équipes sont présentes dans tous les pays voisins du Rwanda.

Une fois au Zaïre, les réfugiés s’installent dans et autour de villes à proximité de la frontière, comme Goma, Bukavu ou Katale, situées dans la région du Nord et du Sud-Kivu.

Réfugiés rwandais hutus dans les camps de Goma. 1994. Zaïre.
 © Sebastiao Salgado
Réfugiés rwandais hutus dans les camps de Goma. 1994. Zaïre. © Sebastiao Salgado

La situation médicale, sanitaire et nutritionnelle est décrite comme catastrophique par les équipes de Médecins Sans Frontières : des épidémies de choléra, de dysenterie et de méningite déciment les réfugiés. Près de 50 000 d’entre eux décèdent au cours du premier mois suivant leur arrivée. Dans les centres de traitement du choléra installés et gérés par MSF, on compte parfois plus de 1 000 admissions par jour. Les activités des équipes de l’association sont nombreuses : vaccinations, aménagement de structures hospitalières, réalisation d’enquêtes, distribution de rations sèches aux enfants de moins de 5 ans. Le taux de malnutrition aiguë globale atteint parfois plus de 21 % pour cette tranche d’âge.

Des dizaines de milliers de réfugiés répartis dans les camps de Kibumba, Katale et Mugumga, vont trouver la mort en raison de la chaleur, du manque d’eau, de nourriture et l’apparition simultanée d’une épidémie de choléra et de dysenterie, 1994. Zaïre. 
 © Sebastiao Salgado
Des dizaines de milliers de réfugiés répartis dans les camps de Kibumba, Katale et Mugumga, vont trouver la mort en raison de la chaleur, du manque d’eau, de nourriture et l’apparition simultanée d’une épidémie de choléra et de dysenterie, 1994. Zaïre.  © Sebastiao Salgado

Ce travail de réponse aux urgences des équipes MSF se fait dans un climat de tensions grandissantes. Elles sont obligées d’évaluer au cas par cas leurs interventions, en fonction des besoins des réfugiés et des menaces liées à la présence de militaires de l’ancienne armée rwandaise et de miliciens régnant sur les différents camps. Les incidents de sécurité se multiplient et les équipes de l’association sont victimes de menaces, alimentées par des rumeurs infondées et des campagnes de propagande, ou témoins de violences à l’encontre des populations civiles.

 

Les réfugiés rwandais hutus installés à Goma sont répartis dans trois camps : Kibumba, Katale et Mugumga. Les taux de mortalité dans ces camps sont très élevés en juillet 1994. Zaïre. 
 © Sebastiao Salgado
Les réfugiés rwandais hutus installés à Goma sont répartis dans trois camps : Kibumba, Katale et Mugumga. Les taux de mortalité dans ces camps sont très élevés en juillet 1994. Zaïre.  © Sebastiao Salgado

Par ailleurs, l’aide humanitaire est massivement détournée au profit des leaders extrémistes, qui marginalisent ainsi une partie des réfugiés. Dans le camp de Katale, MSF estime ainsi que près d’un quart des réfugiés reçoit une ration alimentaire insuffisante. La situation dans les camps - violences et détournements généralisés - interroge les différents responsables de Médecins Sans Frontières et les équipes impliqués dans cette intervention. L’aide humanitaire n’atteint pas les plus vulnérables et Médecins Sans Frontières soutient malgré elle un système militarisé dirigé par des responsables du génocide. Dans ces conditions, faut-il poursuivre l’intervention ? Une première section MSF décide de se retirer des camps zaïrois en novembre 1994. Les autres sections annoncent leurs départs dans les mois qui suivent.

05

Traques et massacres des réfugiés

Ces camps de réfugiés rwandais installés au Zaïre, peuplés de centaines de milliers de personnes, servent de base arrière aux militaires et miliciens génocidaires pour se reconstituer et lancer des attaques meurtrières au Rwanda contre les civils. Des tensions naissent entre les communautés rwandophones, pour certaines installées de longue date au Zaïre, et les attaques et contre-attaques se succèdent. Parallèlement, l’Alliance des forces démocratique pour la libération du Congo-Zaïre (AFDL) voit le jour, menée par Laurent-Désiré Kabila, et, avec l’armée du Front patriotique rwandais, se lance dans une conquête territoriale à partir de l’extrême est du pays.

Dans le village de Biaro, les réfugiés rwandais hutus sont épuisés et tentent de se reposer. Ils ont fui les camps de Goma et de Bukavu dans l'est du Zaïre pour échapper aux attaques de l'Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre et de l'Armée patriotique rwandaise. Zaïre. 1997.
 © Sebastiao Salgado
Dans le village de Biaro, les réfugiés rwandais hutus sont épuisés et tentent de se reposer. Ils ont fui les camps de Goma et de Bukavu dans l'est du Zaïre pour échapper aux attaques de l'Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre et de l'Armée patriotique rwandaise. Zaïre. 1997. © Sebastiao Salgado

En octobre 1996, cette rébellion contrôle déjà une partie de la région du Sud-Kivu et elle soutient les armées du Rwanda et du Burundi dans leurs attaques des camps de réfugiés rwandais. En l’espace de quelques semaines, la situation politico-militaire des Nord et Sud-Kivu change radicalement. Les villes de la région tombent les unes après les autres et près de 40 camps de réfugiés sont attaqués et pillés autour des villes de Goma, Bukavu et d’Uvira. Des centaines de milliers de réfugiés prennent la fuite, certains vers l’intérieur du Zaïre, d’autres vers le Rwanda, pour éviter les combats et les massacres. Les équipes MSF sont quant à elle évacuées du Zaïre vers le Rwanda.

Des réfugiés rwandais hutus fuient l'est du Zaïre pour échapper aux attaques de l'Alliance démocratique de libération du Congo-Zaïre et de l'Armée patriotique rwandaise. Ils s'entassent dans des trains entre Biaro et Kisangani. À leur arrivée, on compte près de 100 morts. 1997. Zaïre.
 © Kadir Van Lohuizen/Noor
Des réfugiés rwandais hutus fuient l'est du Zaïre pour échapper aux attaques de l'Alliance démocratique de libération du Congo-Zaïre et de l'Armée patriotique rwandaise. Ils s'entassent dans des trains entre Biaro et Kisangani. À leur arrivée, on compte près de 100 morts. 1997. Zaïre. © Kadir Van Lohuizen/Noor

Début novembre, Médecins Sans Frontières demande d’abord publiquement l’ouverture d’un espace de protection pour les réfugiés avant d’appeler à l’intervention d’une armée internationale. Une question occupe alors nombre d’organisations et d’acteurs internationaux : restent-ils des réfugiés rwandais au Zaïre ou sont-ils tous rentrés au Rwanda ? S’il n’en reste pas ou peu, une intervention militaire pour assurer un espace de protection n’a pas de sens selon certaines organisations, comme l’administration américaine. D’autres, à l’instar de Médecins Sans Frontières, informations fiables à l’appui, estiment que près de 700 000 Rwandais sont encore pris au piège au Zaïre. Cette force internationale, prête à intervenir, est finalement sommée de ne pas intervenir le 14 décembre 1996 par les Nations unies, sous la pression du pouvoir rwandais, de l’AFDL et des pays qui les soutiennent.

Des réfugiés rwandais hutus le long de la voie de chemin de fer qui relie Ubundu à Kisangani. Zaïre. 1997.
 © Sebastiao Salgado
Des réfugiés rwandais hutus le long de la voie de chemin de fer qui relie Ubundu à Kisangani. Zaïre. 1997. © Sebastiao Salgado

Sur le terrain, les équipes de Médecins Sans Frontières mettent en place une réponse d’urgence pour venir en aide aux réfugiés qui fuient les combats. Dans le camp de Tingi-Tingi, situé entre Goma et Kisangani, elles installent des postes et des structures de santé pour porter assistance aux hommes, aux femmes et aux enfants qui y sont massés. Fin décembre 1996, les équipes MSF estiment que plus de 70 000 personnes vivent dans ce camp et notent que les arrivées ne cessent, en réponse à l’avancée militaire de l’AFDL et de l’Armée patriotique rwandaise (APR).

Fuite des réfugiés rwandais hutus à travers le Zaïre. Carte éditée par Jean-Hervé Bradol et Marc Le Pape à partir de HCR, Les réfugiés dans le monde : cinquante ans d'action humanitaire, Paris, Autrement, 2000, p. 270.
Fuite des réfugiés rwandais hutus à travers le Zaïre. Carte éditée par Jean-Hervé Bradol et Marc Le Pape à partir de HCR, Les réfugiés dans le monde : cinquante ans d'action humanitaire, Paris, Autrement, 2000, p. 270.

Les besoins de cette population sont immenses, notamment sur le plan nutritionnel, ce qui engendre des tensions entre les réfugiés et avec les organisations humanitaires. Les taux de mortalité sont supérieurs au seuil d’urgence, en partie à cause du paludisme et de la malnutrition. En février 1997, on compte plus de 160 000 personnes à Tingi-Tingi, avant que le camp ne tombe aux mains des forces de l’Alliance au début du mois de mars 1997.

La fuite des réfugiés vers l’intérieur du Zaïre reprend, accompagnés par des populations locales qui fuient les combats. L’objectif de l’offensive militaire l’AFDL et de l’APR n’est pas seulement la prise du pouvoir à Kinshasa, c’est aussi le retour des réfugiés rwandais dans leur pays et l’extermination de tous ceux qui ne se rendent pas immédiatement. Le long de la voie de chemin de fer qui relie Ubundu à Kisangani, des dizaines de milliers de réfugiés se terrent dans des camps ou dans la forêt épaisse.

Réfugiés rwandais hutus au Zaïre. Désespérés, certains commencent à piller les stocks alimentaires du Programme alimentaire mondial. Des soldats rebelles tentent de mettre fin au pillage. 1997. 
 © Kadir Van Lohuizen/Noor
Réfugiés rwandais hutus au Zaïre. Désespérés, certains commencent à piller les stocks alimentaires du Programme alimentaire mondial. Des soldats rebelles tentent de mettre fin au pillage. 1997.  © Kadir Van Lohuizen/Noor

Ils sont considérés par les forces de l’Alliance comme des ennemis et les équipes de Médecins Sans Frontières qui leur portent secours prennent conscience tardivement de l'exécution d’un plan meurtrier. Non seulement, les militaires se livrent à des tueries de masse contre ces réfugiés en ce mois d’avril 1997, mais de surcroît, ils se servent de la présence des organisations humanitaires comme appât pour les faire sortir de leur cache. Certains camps, comme celui de Biaro, sont vidés : lorsque les organisations humanitaires peuvent y avoir de nouveau accès, il ne reste que quelques personnes au milieu des cadavres.

Certains réfugiés, survivants des massacres, marchent environ 2 000 kilomètres, et s'enfoncent parfois dans la forêt vierge pour tenter de rejoindre le Congo-Brazzaville afin d’échapper aux tueries. On estime que près de 200 000 personnes sont mortes dans cette campagne de traque et de massacre, malgré les appels et les dénonciations de Médecins Sans Frontières.