Haïti : l’ONU va-t-elle indemniser les victimes de l’épidémie de choléra?

Le centre de traitement cu choléra (CTC) de Tabarre en Haïti  Décembre 2010
Le centre de traitement cu choléra (CTC) de Tabarre, en Haïti - Décembre 2010 © Aurélie Baumel/MSF

Le blog Issues de Secours publie un entretien avec Françoise Bouchet-Saulnier, directrice juridique de MSF.
De retour d’Haïti, Françoise Bouchet-Saulnier, directrice du département juridique de MSF revient sur les demandes d’indemnisations formulées par les victimes de l’épidémie de choléra à l’encontre des casques bleus déployés dans le cadre de la Minustah. Entretien réalisé par Fabrice Weissman. 

Depuis le mois d’octobre 2011, MSF a reçu plus de 3 000 demandes de certificats médicaux de la part de patients  haïtiens ayant été traités pour le choléra dans ses centres de soins. Pourquoi cette demande soudaine?

Les demandes de certificats ont commencé à se multiplier après la diffusion en mai 2011 du rapport d’experts indépendants de l’ONU sur l’origine de l’épidémie de choléra. Ce rapport reconnaît que l’épidémie a démarré à proximité d’un camp de casques bleus népalais de la Minustah. Il souligne que la souche du vibrion cholérique est identique à celle que l’on trouve au Népal. Il conforte ainsi la thèse, défendue notamment par des  épidémiologistes, qui attribue l’origine de l’épidémie à la contamination accidentelle de la rivière Artibonite par les latrines du camp militaire de la Minustah situé près de Mirebalais. En revanche, le rapport impute l’ampleur et la virulence de l’épidémie aux conditions sanitaires déplorables dans le pays dont les Nations unies ne peuvent bien entendu être tenues responsables. Le 3 octobre 2011, des avocats haïtiens qui depuis le mois de mai critiquaient le peu d’empressement des pouvoirs politiques haïtiens à demander des comptes à l’ONU, ont lancé une procédure d’indemnisation. C’est alors que les demandes de certificats médicaux adressés par d’anciens patients à MSF (et à d’autres organisations médicales) ont commencé à affluer pour atteindre près de 500 par jour en décembre.
 

Devant quelle juridiction les avocats haïtiens ont-ils déposé plainte ?

La Minustah est protégée, comme le système des Nations unies, par les accords sur les immunités diplomatiques. Cela signifie qu’il n’est pas possible de porter plainte devant les tribunaux nationaux. Cependant l’immunité n’est pas synonyme d’impunité. L’accord signé entre le gouvernement haïtien et l’ONU (SOFA pour « Statute of Force Agreement ») prévoit que les demandes d’indemnisations supérieures à une somme précise seront réglées par une commission permanente de réclamation composée de trois personnes: deux nommées respectivement par le secrétaire général de l’ONU et le gouvernement haïtien et un président nommé conjointement par le secrétaire général et le gouvernement. A ce jour, cette commission n’a toujours pas été créée. Seul fonctionne le comité d’indemnisation administratif qui gère les petits dommages directement au siège de la Minustah sur le terrain.

C’est dans cette brèche qu’un cabinet d’avocats haïtien (le Bureau des avocats internationaux) soutenu par l’ONG américaine Institute For justice and Democracy in Haïti s’est engagé. Le 3 octobre 2011, il a adressé une demande d’indemnisation au Secrétariat général au nom de 5 000 victimes. La date du 3 octobre correspond au délai de 6 mois moins un jour après la publication du rapport d’expert qui pourrait être invoqué par les Nations Unies comme échéance pour un dépôt de plainte.
 

En quoi la responsabilité civile et pénale de la Minustah est-elle potentiellement engagée ?

La plainte ne parle pas de contamination volontaire. Nous ne sommes donc pas dans le cadre d’un acte criminel mais de la responsabilité civile du fait d’autrui. Bien entendu, la plainte ne vise pas les individus qui au sein du contingent népalais auraient importé le vibrion cholérique. Elle vise l’ONU en tant qu’institution responsable du recrutement des casques bleus, de leur santé, de l’organisation de leurs campements, de la sécurité de leurs installations sanitaires, etc. Les avocats reprochent à la Minustah de ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour s’assurer que ses soldats n’étaient pas porteurs du choléra et pour éviter la contamination des eaux de surface par les latrines des camps militaires. Ils accusent également l’ONU d’avoir dissimulé l’origine de l’épidémie et ainsi retardé l’adoption de mesures appropriées pour enrayer sa propagation.
 

Y a-t-il eu des précédents?

A ma connaissance, c’est la première fois qu’une demande d’indemnisation est formulée pour contamination épidémique. Jusqu’à aujourd’hui, les épidémies étaient plutôt considérées comme des catastrophes naturelles et non comme des événements induits par l’homme. Si la plainte aboutit, cela créera un précédent aux conséquences financières, juridiques et politiques incalculables. C’est pourquoi les Nations unies sont extrêmement inquiètes, tout comme les Etats et les organisations internationales.
 

La plainte a-t-elle des chances d’aboutir?

Il faut d’abord que la Commission de réclamation soit mise en place. Si tel n’est pas le cas, les plaignants pourraient choisir de porter plainte devant des tribunaux américains, haïtiens ou devant la cour interaméricaine des droits de l’homme pour déni de justice et abus d’immunité. Mais il s’agit d’une procédure longue qui prendrait plusieurs années. Si l’ONU et de nombreux intervenants ont intérêt à faire traîner l’affaire, tel n’est pas le cas d’autres acteurs de la scène politique haïtienne. Il est évident que les enjeux financiers aiguisent ces rapports de force à un moment ou la communauté internationale se désengage financièrement d’Haïti.
 

Peut-on imaginer que MSF ou une ONG soit un jour visée par une plainte similaire ?

Oui, à condition que soit prouvé un lien de causalité entre son intervention et un préjudice. Mais nous aurions alors affaire à des tribunaux nationaux car nous ne disposons pas du privilège d’immunité de l’ONU qui réserve la gestion de ses contentieux à des commissions d’arbitrage ad hoc. Cette plainte ouvre le débat sur l’indemnisation civile des dégâts involontaires causés par l’activité d’organismes longtemps placés au dessus des lois et du droit commun. Les ONG doivent intégrer ce devoir de précaution dans leurs activités.
 

Cet article a été publié à l'origine sur le blog Issues de Secours, animé par trois membres de MSF.

Notes

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