Trois semaines après la mort de nos collègues et des patients soignés à Kunduz, peux-tu nous dire quels sont les derniers éléments dont tu disposes, et ce qu’ils t’inspirent ?
La semaine dernière, une délégation américaine s’est rendue à l’hôpital de Kunduz et en a forcé l’entrée : les soldats ignoraient que nous y étions. Des membres de la section belge de MSF étaient venus y recueillir des informations et en préciser d’autres. Au regard de ces derniers éléments largement relayés dans la presse, et après les nombreuses déclarations contradictoires entendues depuis le 3 octobre, j’aurais déjà tendance à créditer les forces afghanes et états-uniennes d’un degré d’incompétence rarement égalé, et pour tout dire incroyable. Je me garderai bien toutefois de verser dans l’obsession anti-américaine, oublieuse des bombardements indiscriminés commis par Bachar El Assad, Omar El Bechir ou même Vladimir Poutine : le soir du 3 octobre, nous avons été prévenus par des collègues syriens que l’hôpital de Lattaquié dans lequel avait précédemment travaillé la section belge de MSF avait été bombardé, apparemment par un avion russe. Nous venons également d’apprendre qu’hier soir à Haydan, dans le gouvernorat de Saada au Nord ouest du Yémen, les avions de la coalition menées par l’Arabie Saoudite ont bombardé et détruit un hôpital soutenu par nos équipes. Il n’y aurait qu’un blessé léger mais la maternité, les services d’urgence, de consultations externes et d’hospitalisation ont été intégralement détruits. Rappelons quand même que cette coalition menée par l’Arabie Saoudite, et avec l’aval des Nations unies, est de surcroît soutenue par les Etats-unis.
Dans un message récemment adressé à tes collègues des autres sections MSF, tu soulignes justement notre timidité quand il s’agit d’évoquer les atteintes régulières aux personnels et aux structures de santé. Dans le même temps, tu critiques les campagnes globales de sensibilisation que MSF pourrait mener à ce sujet. N’est-ce pas un peu contradictoire ?
Je suis très réservé sur l’efficacité des campagnes globales de sensibilisation aux menaces qui pèsent en général sur les agents et sur les structures de secours, et plus globalement sur les civils. D’après moi, ce n’est pas ça qui changera le comportement des milices, des armées régulières ou rebelles. Ce que je vais dire est particulièrement cynique et pessimiste, mais il y aura malheureusement d’autres Kunduz, non pas du fait de la conjoncture, mais parce que si une guerre obéit a des règles, elle obéit d’abord à celles du plus fort. On le voit bien avec ce qui se passe aujourd’hui à Haydan. Il s’agit donc moins pour nous d’ambitionner de moraliser la guerre en général, à coup de campagnes de sensibilisation globales qui à mon avis sont peu efficaces, que de travailler dans des circonstances spécifiques à faire en sorte que les forces en présence aient plus à perdre qu’à gagner quand elles ne respectent pas l’intégrité des structures et des personnels de santé. Sans tomber dans la naïveté, c’est en ce sens que nous devons mettre au jour et dénoncer les exactions commises contre les hôpitaux, que ce soit en Syrie, au Yémen ou ailleurs. Par exemple au Soudan du Sud, où nous n’avons pas toujours été à la hauteur des faits. Posons-nous la question : quels signes envoyons-nous aux parties en conflit quand nous restons quasiment inaudibles sur les pillages de centres de soins, sur les blessés et le personnel prenant la fuite, se réfugiant et soignant en forêt, ou sur des assassinats de patients commis dans l’enceinte d’un hôpital ? Ou au Yémen, quand une équipe MSF présente à Taïz ne réussit pas à traverser la ligne de front depuis 48 heures pour acheminer des médicaments dans une enclave. En fin de semaine, une bombe est tombée juste à côté de la maison où nos collègues se croyaient pourtant à l’abri ! On ne peut se satisfaire d’un communiqué purement symbolique et d’un coup de téléphone aux autorités saoudiennes pour leur demander de faire attention quand ils bombardent. Quelques heures plus tard, que font les forces de la coalition menée par les Saoudiens, sinon pulvériser à nouveau un hôpital ? Nous devons publiquement taper du poing sur la table. MSF ou pas MSF, ce qui vient de se passer à Haydan et plus généralement la guerre totale qui a lieu aujourd’hui au Yémen, avec le blanc seing des Nations unies, doit être dénoncée. Car au-delà de la destruction d’une énième structure de soin, le message qui est envoyé aux civils comme aux personnels de santé a clairement dépassé celui de la menace : « Soit vous êtes avec nous et vous n’avez rien à faire là, soit vous être contre nous ! ».
Dans les contextes particulièrement violents où nous intervenons aujourd’hui – Libye, Yémen, Syrie, Soudan du Sud et même RCA –, nous devons être beaucoup plus réactifs et privilégier une communication politique, y compris quand les équipes MSF ne sont pas directement impliquées. Aujourd’hui on parle de Kunduz parce que sommes lourdement frappés par une tragédie et que les médias s’y intéressent. Dans les heures à venir, on s’intéressera peut-être à ce qui s’est passé hier soir à Haydan, et plus généralement à cette plaie que sont les bombardements ciblés ou indiscriminés d’hôpitaux. Mais il faut savoir qu’entre le mois de mars et le mois d’août dernier, le CICR rapporte 19 exactions commises contre des structures de santé au Yémen. Et que dire des bombardements de marchés, d’écoles ou d’autres structures civiles ? Quand nous n’en sommes pas les témoins, que nous ne recevons pas de morts ou de blessés directement liés à ces massacres, MSF n’en dit quasiment rien, peut-être en raison d’une méfiance excessive envers une propagande largement répandue en temps de guerre. Il faut qu’on y réfléchisse. En tant que médecins, quand on nous met à l’épreuve, qu’on nous cible et qu’on nous somme de choisir un camp, il nous appartient en tout cas de résister, de faire preuve de solidarité, de dénoncer systématiquement et de mettre au jour l’écart entre les discours et les actes, quitte à brandir des règles de droit international qui ont au moins une utilité : celle de rappeler qu’elles sont constamment ignorées, contournées ou convoquées par ceux qui n’agissent qu’en fonction de leurs seuls intérêts.
Dans l’exemple de Kunduz, que penses-tu justement de la saisie de la Commission internationale humanitaire d’établissement des faits ?
En saisissant cette instance, j’ai peur que nous ayons donné aux membres de MSF un faux espoir, celui de croire qu’elle nous permettra d’accéder la vérité. Le risque existe que ça ne soit pas le cas. Il fallait néanmoins faire un geste fort, notamment pour des raisons symboliques et politiques. Mais au-delà du symbole, nos objectifs en saisissant cette commission ne sont pas toujours clairs. Celle-ci peut en effet s’autosaisir et procéder à des investigations à conditions que les gouvernements concernés afghans et américains les acceptent. Mais une fois cet accord obtenu, ces deux gouvernements doivent aussi accepter que les conclusions nous soient au moins communiquées. On peut raisonnablement en douter, notamment si ces conclusions contiennent des données militaires sensibles. Les jours à venir seront déterminants, sachant qu’il sera toujours temps pour nous d’envisager d’autres options nous permettant d’atteindre ce qui pour moi doit constituer l’objectif essentiel, à savoir précisément la vérité.
Tu dis justement qu’on doit rechercher la vérité, pas la justice. Qu’est-ce que tu entends par là ?
Nos objectifs doivent à la fois être clairs et à notre portée. En ce sens, on doit d’abord se mobiliser pour que la vérité se manifeste : c’est elle qui nous permettra de tirer les leçons de ce qui s’est passé à Kunduz. En s’excusant, Obama a déjà fait une petite partie du chemin, puisqu’il nous livre une part de vérité en confirmant l’évidence : la responsabilité des Etats-unis dans ce carnage. Ces excuses sont évidemment insuffisantes, mais je constate au moins des regrets quand les autorités afghanes continuent de nier leur responsabilité, en dépit des évidences là aussi. Cela n’a rien de rassurant ! c’est d’ailleurs en Afghanistan qu’en 2004, cinq de nos collègues avaient été tués dans la province de Baghdis. Or, les principaux responsables de ces assassinats ont été rapidement libérés. Peut-on établir un lien entre Baghdis et Kunduz, et comment l’interpréter ? Je l’ignore. Je sais seulement qu’une équipe MSF travaille aujourd’hui à la frontière pakistanaise dans une région elle aussi menacée par des combats entre les Talibans et les forces de la coalition, et qu’il est pour cette raison impératif d’obtenir des clarifications sur la manière dont nous sommes perçus par les autorités afghanes. Sommes-nous des cibles ? Le bombardement de Kunduz relève-t-il simplement de l’incompétence ? Est-il assumé par le gouvernement actuel qui considère qu’on ne doit pas travailler dans les zones contrôlées par les Talibans ? Les réponses à ce type de questions sont celles qui nous permettront de réorienter les activités en conséquence. Ce sont les mêmes réponses que nous devons impérativement obtenir au Yémen de la part des forces de la coalition, avec toutefois un regret ; celui d’avoir attendu ce bombardement sur l’hôpital d’Haydan pour en prendre réellement conscience.
Au-delà des promesses de dédommagements, cela signifie-t-il que tu n’attends rien de la justice ?
J’ignore si on peut en espérer aujourd’hui quelque chose, même si l’histoire récente nous rappelle à quel point les déconvenues sont légion. On pourrait ici reprendre l’exemple de nos collègues assassinés dans la province de Bagdhis, ou citer le massacre au Sri Lanka des 17 membres du personnel d’ACF par les forces gouvernementales en 2006. A l’appui de ces exemples, je pense qu’aux différentes étapes de procédures souvent complexes et diluées dans le temps, ce qui pour MSF est réellement en jeu réside avant tout dans notre capacité à tirer les enseignements de la manière dont cette justice s’exprime. C’est aussi comme cela qu’on peut poser la question de l’impunité. Après l’assassinat de nos deux collègues à Mogadiscio en fin d’année 2011, les autorités avaient arrêté le coupable mais l’avaient rapidement libéré. Devant nos protestations, elles ont essayé de le remettre en prison, en vain : celui-ci avait pris la fuite et s’était réfugié chez les Shebab. Depuis, ces derniers ne font rien pour le remettre à la justice. J’y vois non seulement un signe d’immaturité politique de la part des Shebab, mais aussi de la défiance, et surtout la nécessité de clarifier nos relations avec ce groupe avant d’envisager un quelconque retour en Somalie.
Interview publiée le 27 octobre 2015 sur le blog de Mediapart