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« À Kaboul, nous refusons qu’un massacre dans une maternité soit un risque ordinaire »

Témoignage de l’attaque contre la maternité de Dasht-e-Barchi en Afghanistan
La maternité de l'hôpital Dasht-e-Barchi à Kaboul, après l'attaque du 12 mai 2020. © Frédéric Bonnot

Mères en couches, bébés, enfants et personnels soignants ont été méthodiquement massacrés le 12 mai à Kaboul, dans la maternité de Dasht-e-Barchi tenue par Médecins Sans Frontières. Dans une tribune au « Monde », le directeur général de l’ONG, Thierry Allafort-Duverger, explique pourquoi cette activité ne sera pas reprise.

Le 12 mai 2020, vers 10h00 du matin, la maternité du quartier de Dasht-e-Barchi à Kaboul que Médecins Sans Frontières avait ouverte en 2014 a été attaquée : les assaillants ont assassiné dans leurs lits, chambre après chambre, 16 mères en couche dont cinq étaient sur le point de mettre leur bébé au monde. Plusieurs autres personnes ont été tuées, dont une sage-femme employée par MSF et deux enfants de 7 et 8 ans qui venaient ce jour-là se faire vacciner à l’hôpital abritant la maternité.

Ce massacre ignoble n’a pas été revendiqué. Le gouvernement afghan a immédiatement accusé les Talibans ; les Talibans ont démenti ; les Etats-Unis ont accusé l’organisation de l’Etat islamique. Les assaillants auraient été tués lors de l’assaut des forces armées afghanes et étrangères pendant que plus d’une centaine d’employés MSF et de mères se terraient, terrifiés, dans  des pièces sécurisées au sein de l’hôpital. Aucune enquête officielle n’a amené d’éléments factuels permettant de désigner les responsables.  

Un mois après, nous ne savons donc presque rien mais nous en savons assez : la cible des meurtriers était les femmes Hazara de Dasht-e-Barchi et leurs soignants. Et il ne s’agit pas d’un tragique fait divers : cette attaque s’inscrit dans une suite d’attaques contre la minorité chiite Hazara, contre les civils et contre les organisations humanitaires. Elle s’inscrit aussi dans une suite d’attaques contre le personnel et les patients MSF dont plus de 70 sont ainsi morts depuis 2004.

En juin 2004, cinq employés – dont deux Afghans et trois internationaux – étaient tués dans la province de Badghis. Ce quintuple assassinat, vraisemblablement commis par un chef de police local, ne fit jamais l’objet d’une véritable enquête de la part des autorités afghanes et resta impuni.  Il entraîna le départ de MSF d’Afghanistan, pour cinq ans. Nous y revenions en 2009, après avoir négocié un espace d’intervention avec le gouvernement et avec les Talibans, ces derniers ayant cessé de nous désigner comme des cibles légitimes. En octobre 2015, ce fut un avion de l’armée américaine qui bombarda l’hôpital MSF de Kunduz sans répit, pendant une heure. Cette attaque causa la mort de 42 personnes, dont 24 patients et 14 membres du personnel MSF ; elle fit également 37 blessés. Nous retournions à Kunduz deux ans plus tard, après avoir reçu l’assurance de l’ensemble des groupes armés avec lesquels nous étions en contact que nous pouvions reprendre nos activités de soignants humanitaires.

Le quartier de Dasht-e-Barchi, habité principalement par la communauté chiite des Hazara a déjà été la cible d’attaques meurtrières ; celle d’août 2018 contre une université avait beaucoup marqué nos équipes, qui reçurent alors quelques-unes des dizaines de victimes d’un attentat suicide revendiqué par l’Etat islamique.

Nous savions que nous prenions des risques et nous les acceptions, mais nous n’osions croire que le pire était possible, que des hommes profiteraient de la vulnérabilité absolue de femmes sur le point d’accoucher pour les assassiner, avec leurs bébés. Le pire est pourtant arrivé, et il peut se reproduire. Nous devons aujourd’hui prendre acte de cette réalité : des murs plus hauts et des pièces de sécurité renforcées ne nous protègeront pas de tueurs déterminés à exterminer nos patients et nos collègues, quels que soient leurs mobiles.

Le contexte afghan aujourd’hui est à hauts risques : l’organisation de l’Etat Islamique est implantée dans le pays, comme en témoignent ses attaques revendiquées contre les populations  civiles et les organisations humanitaires ces dernières années ; le cycle d’attaques et de représailles entre les  Talibans et les forces afghanes continue ; dans la perspective incertaine de négociations « intra-afghanes » censée déboucher sur un accord de paix, le risque est grand de voir les entrepreneurs de la violence de tous ordres manifester leur refus du compromis, ou faire de leur pouvoir de nuisance un outil d’influence. Dans cette configuration, les vies et les morts des soignants humanitaires et de leurs patients ne représentent qu’une variable d’ajustement pour les agendas des forces en présence.

Après Dasht-e-Barchi, pour être honnête avec les équipes que nous enverrions travailler alors nous devrions leur dire que des attaques monstrueuses comme celles-ci peuvent se reproduire, à tout moment. Qu’un massacre de femmes enceintes et de soignants dans une maternité de Kaboul est un risque ordinaire. Cela reviendrait à devenir une organisation qui planifie la perte de vies humaines et qui s’en accommode, ce qui nous paraît impensable. A la merci des acteurs de la violence qui nous considèrent, nous et nos patients, plus utiles morts que vivants nous devons refuser d’agir à tout prix et prendre la liberté de nous retirer.

© Sandra Calligaro

C’était Dasht-e-Barchi

Reportage au cœur de la maternité avant l’attaque du 12 mai 2020

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C’est pour cette raison que nous cessons nos activités à Dasht-e-Barshi, que nous ne rouvrirons pas la maternité, et que nous retirons notre personnel.

Nous pensons que cette décision est nécessaire, elle n’en reste pas moins déchirante : la maternité de Dasht-e-Barchi était la seule à offrir des soins  obstétricaux et néonataux d’urgence à la population défavorisée de  ce quartier du sud ouest de Kaboul et une des maternités les plus actives que MSF gérait dans le monde. Près de 16 000 femmes y accouchèrent en 2019. Près de 350 employés s’y dévouaient jour et nuit, dont certains nous disent aujourd’hui qu’ils sont prêts à prendre le risque de retourner travailler dans la maternité. Mais nous refusons de les renvoyer dans ce contexte, avec pour seules mesures de protection contre un nouveau massacre le courage et l’espoir.

Thierry Allafort-Duverger

Directeur général de Médecins Sans Frontières

 Tribune parue dans Le Monde le 18 mai 2020

Notes

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