L’Agence des Etats unis pour le développement international (USAID) a fait savoir début mai qu’elle ne financerait pas l’achat de matériel de protection – masques filtrants et chirurgicaux, gants d’examens, surblouses etc.- aux ONG dont elle soutient les programmes à l’étranger. Avec cette annonce, le mot d’ordre ‘America first’ devient ‘America only’ : il ne s’agit plus seulement de réquisitionner les stocks et les chaînes de production des entreprises états-uniennes pour les besoins nationaux dans un contexte de pénurie, il s’agit d’empêcher les organisations humanitaires internationales qui dépendent des financements américains de protéger leur personnel.
Médecins Sans Frontières ne reçoit aucun financement du gouvernement états-unien et n’est donc pas inquiétée par cette mesure. Mais nous sommes bien placés pour témoigner de l’extrême difficulté à protéger le personnel de santé et les structures de soin dans les dizaines de pays où nous intervenons: lancés à corps perdus dans la chasse aux masques, nous nous heurtons à l’absence de mécanisme de régulation qui permettrait d’organiser l’allocation des ressources de manière lisible, transparente et juste. Avec les stocks dont nous disposons aujourd’hui nous ne pouvons garantir la protection de nos équipes médicales au-delà de quelques semaines. Nous sommes, à l’instar de tant d’autres organisations de soignants dans le monde, condamnés à gérer la protection de notre personnel et de nos activités vitales à flux tendus et dans une atmosphère de pénurie. Car la pénurie est davantage une atmosphère nourrie par l’opacité sur les capacités de production et les stocks qu’une réalité qui logerait le monde entier à la même enseigne : pour preuve, la mise à disposition de la population générale par de grands distributeurs de millions de masques chirurgicaux, qui restent rationnés pour les soignants.
A première vue objectera-t-on, la protection du personnel et des structures de santé dans les pays dits à ressources limitées est une priorité de second ordre : que semblent en effet peser les 66 000 cas et 2200 morts officiellement recensés à l’échelle du continent africain, face au million de cas largement dépassé en Amérique et en Europe ? Pourquoi faudrait-il faire preuve de solidarité active et réserver à un continent qui semble aujourd’hui relativement épargné des équipements que les pays les plus frappés continuent à réclamer pour eux-mêmes ?
D’abord, parce que l’hypothèse selon laquelle l’Afrique demeurerait préservée du covid-19, grâce à la jeunesse de sa population, sa densité d’habitation ou son climat est non seulement un pari sur l’avenir mais aussi un pari sur le présent : en réalité, on ne sait presque rien de la façon dont le virus est en train de circuler, en l’absence de dépistage d’ampleur. Quant au suivi du nombre de lits de réanimation occupés, baromètre principal de la gravité de la situation en Europe, il fait figure d’indicateur de haute précision hors de portée d’un grand nombre de pays qui ne disposent pas de services de réanimation fonctionnels.
On ne connaît pas l’intensité réelle de transmission du virus en Afrique, mais on sait comment son poison se diffuse: hautement infectieux, le coronavirus est une maladie nosocomiale par excellence, qui se diffuse très facilement en contexte de soins quand ni soignants ni patients ne sont équipés pour se protéger les uns des autres; les soignants infectés, symptomatiques ou non, transmettent le virus à des patients qu’ils auscultent, qu’ils opèrent, qu’ils accouchent ; les personnes infectées, symptomatiques ou non, transmettent le virus aux soignants qu’elles viennent consulter, et aux autres patients qu’elles côtoient.
L’expérience d’Ebola nous enseigne deux risques majeurs dans ce contexte : le risque que les centres de santé ne deviennent des amplificateurs de l’épidémie ; le risque que des services de santé essentiels ne soient supprimés. Ainsi à Peshawar, au Pakistan, la découverte de deux employés contaminés dans la maternité où MSF intervient a conduit mi-avril à la suspension de toutes les activités; au Tchad, qui fait face à une épidémie de rougeole, les ripostes vaccinales ne sont plus autorisées ; au sud du Yémen à Aden, l’hôpital de traumatologie MSF reçoit de plus en plus de patients car la plupart des hôpitaux de la ville ont fermé par principe de précaution ; à Nairobi, au Kenya, les urgences de l’hôpital que nous soutenons ne prennent plus en charge que les cas critiques, faute d’équipement de protection ; dans l’hôpital pédiatrique de Koutiala au Mali qui admet 15 000 enfants de moins de cinq ans par an, sévèrement atteints par la malnutrition et le paludisme, les équipes MSF et celles du ministère de la santé vivent dans l’inquiétude de voir le virus s’infiltrer, malgré leurs efforts pour adapter le circuit du patient, renforcer les mesures d’hygiène et de contrôle des infections.
Partout dans le monde, le matériel de protection pour les soignants doit être considéré comme un bien commun, dont il faut garantir l’accessibilité de façon durable. L’Organisation mondiale de la santé tente actuellement de mettre en place un système d’approvisionnement basé sur un recueil des besoins pays par pays avec une chaîne logistique dédiée. Mais ces efforts louables resteront limités tant que règnera l’opacité sur la disponibilité réelle et les critères d’allocation de ces équipements, opacité qui profite à la loi du plus fort, qu’elle soit celle du marché ou de la raison d’Etats en capacité de les accaparer.
Au regard des impératifs de solidarité, de justice et de coopération qu’imposent les enjeux de la pandémie, Etats et industries doivent être soumis à un mécanisme contraignant permettant d’organiser la transparence totale sur l’état réel de la chaîne d’approvisionnement des équipements de protection, au niveau mondial, régional et national, et sur leur nécessaire partage.
Thierry Allafort-Duverger
Directeur général Médecins Sans Frontières
Tribune parue dans Le Monde le 14 mai 2020