L'hôpital d'Abobo Sud se trouvait-il dans une zone d'affrontements armés ?
Fin mars, la ligne de front entre les forces pro-Ouattara et les troupes de Laurent Gbagbo se trouvait juste à côté de l'hôpital. Les blindés passaient le long du mur d'enceinte. L'endroit était suffisamment stratégique pour voir arriver au fil des jours de plus en plus de blessés. Pour désencombrer l'hôpital, nous avons improvisé une salle de triage des patients dans le préau, à l'entrée. Il a donc fallu monter un mur de sacs de sable pour se protéger des balles perdues. Le sifflement des tirs était régulier.
Quelles étaient les conditions de travail dans l'hôpital d'Abobo Sud ?
Cet établissement de 12 lits était plutôt un dispensaire qu'un hôpital. Des césariennes y étaient pratiquées, entre 2 et 3 par semaine. Cet endroit a été complètement transformé ; il accueille aujourd'hui 130 patients hospitalisés, dont la moitié en chirurgie, les autres en médecine et en maternité. Au plus fort de l'afflux de blessés, on a mis jusqu'à 8 patients par chambre en laissant juste assez d'espace pour pouvoir marcher. Pour pouvoir tous les allonger, nous avons acheté des nattes, récupéré des bâches en plastique pour recouvrir le sol et les coucher. Certains sont restés dans le hall d'entrée. Les tables d'examens ont servi de lits. Il y avait des patients partout.
Jusque début avril, nous avions un seul bloc opératoire fonctionnel. Puis nous sommes tombés en panne de gaz, et il a fallu chauffer les appareils de stérilisation sur des braises. L'électricité fut tout autant problématique, avec des coupures fréquentes, l'une particulièrement longue de 2 ou 3 jours. Nous faisions tourner un petit générateur pour le bloc mais la radiographie ne pouvait plus fonctionner et on avait des problèmes pour le concentrateur d'oxygène.
Vous traitiez un très grand nombre de blessés ?
De 20 blessés par jour au début, nous sommes passés à 30-40 puis 60 blessés par jour avec un pic à plus de 100 patients. La majorité d'entre eux étaient des jeunes, des combattants mais aussi des civils dont des femmes et des enfants touchés par des balles perdues ou des éclats d'obus. Un jour, je ne sais plus lequel mais c'était avant la capture de Laurent Gbagbo, nous avons reçu plus de 100 blessés. Notre seul lien avec l'extérieur, c'était un téléphone portable. Dans ces conditions, on perd vite le fil des jours.En dépit de ces afflux de blessés, nous avions conscience de n'en soigner qu'une infime partie. Quand les combats se sont étendus au sud de la ville, il est devenu impossible de circuler. Les femmes enceintes qui ont eu des complications à l'accouchement auraient du être prises en charge le rapidement possible ; mais elles mettaient deux jours pour parvenir à l'hôpital. Globalement, le nombre d'opérations pratiquées a suivi la même courbe que l'afflux de blessés. Tous les cas compliqués venaient parce qu'ils savaient l'hôpital ouvert. Les Ivoiriens racontaient que les hôpitaux d'Abidjan étaient vides, sans personnel et que seules quelques petites cliniques privées dispensaient des premiers soins, payants. C'est pourquoi nous recevions tellement de blessés. Et plus le nombre de patients augmentait, plus les compresses, médicaments (antalgiques et morphiniques), gants chirurgicaux et bandes à notre disposition diminuaient.Face à deux urgences vitales, par exemple entre un blessé par balle et une femme ayant besoin d'une césarienne en urgence, le choix était parfois difficile. Nous avons opéré en priorité les patients ayant les meilleures chances de survie. En moyenne, nous faisions 25 à 30 accouchements par jour.
Il y a eu une période où vous ne pouviez pas du tout sortir de l'hôpital ?
Pendant deux semaines, du 28 mars au 9 avril, nous avons été bloqués à l'hôpital, sans possibilité d'approvisionnement en médicaments ou pansements. Notre isolement a pris fin le 9 avril avec l'arrivée de camions MSF avec du matériel médical et des médicaments sur Bouaké. Pendant ces 13 jours, il a fallu faire avec les moyens du bord. Les équipes, six expatriés et plus de 50 Ivoiriens (personnel médical, hygiénistes, gardiens, cuisinières, logisticiens...) tournaient 24 heures sur 24. A ce rythme, la fatigue s'accumule vite. Nous travaillions jusqu'à minuit ou deux heures du matin et il y avait encore des patients - des urgences non vitales - qui attendaient. Mais nous devions dormir parce que nous ne pouvions pas espérer de relève.
Parmi le personnel expatrié, nous étions deux chirurgiens, une anesthésiste, deux infirmiers anesthésistes et un infirmier de bloc. Avec mon collègue ivoirien, nous sommes répartis le travail. Lui était au bloc tandis que je m'occupais du triage des patients et dispensais les premiers soins aux urgences. Le triage est une activité essentielle et difficile, qui consiste à évaluer la condition du patient et déterminer le degré de priorité de soins. Lorsque les chances de survie d'une personne sont trop faibles, il faut donner la priorité à un autre patient. Avec l'anesthésiste, nous nous occupions également du déchocage* des patients en détresse vitale. Pour décharger le bloc, nous étions obligés de faire les pansements au lit des patients.
Dans l'équipe, nous nous étions déjà trouvés dans des situations de guerre avec des afflux de blessés importants. Mais souvent, même en zone de conflits, il existe des jours de répit. A Abidjan, les combats se déroulaient très près de l'hôpital, tous les jours. Il était difficile de faire respecter aux combattants la consigne « pas d'armes dans l'hôpital ». Il fallait constamment le redire.
Comment la situation a-t-elle évolué après l'arrestation de Laurent Gbagbo ?
Le lendemain, cela tirait encore de partout. Le surlendemain, les déplacements dans la ville sont redevenus possibles et une équipe MSF est arrivée pour prendre la relève. A partir de ce moment là, les cas de médecine générale ont explosé. Tous les patients, qui s'étaient terrés chez eux et attendaient la fin des combats, sont arrivés en masse pour consulter.
*Déchocage : soin d'urgence pour ranimer un sujet en état de choc
Dossier spécial urgence Côte d'Ivoire