« Je m'attendais à devoir prendre en charge beaucoup de cas de dépression et je savais qu'il allait falloir se concentrer sur les enfants.
Mon premier patient était une femme dont la famille avait été décimée pendant la guerre. 50 de ses proches étaient morts, parce qu'au mauvais moment, au mauvais endroit. Elle avait dû marcher pieds nus sur des débris de verre et des cailloux, avec un drapeau blanc et ses enfants dont l'un était blessé aux jambes.
Elle était aussi battue par son mari. Elle disait qu'elle aurait voulu mourir avec ses proches, elle était très abattue, avait un très faible niveau de communication, de concentration. Elle ne comprenait pas ce que la psychothérapie pouvait faire pour elle et, après deux sessions, elle n'est pas revenue. Je suis allée à son domicile, elle était contente de nous revoir. Le médecin MSF a soigné sa dépression, la travailleuse sociale lui a fourni des kits hygiène et une aide alimentaire.
Les patients ont été affectés par la guerre en général, les avions, les chars, les bombardements, les tirs, les morts, les blessés, ce dont ils ont été témoins... Ils font des cauchemars, ont des problèmes de concentration, un manque d'appétit, sont nerveux, ont des flash back...
Les enfants souffrent en plus d'énurésie et sont en échec scolaire. Le fait que leurs parents ne sentent pas bien a des répercussions sur eux.
D'autres ont été affectés par un événement particulier, une perte spécifique : un, voire plusieurs enfants, un ou ses parents, des membres de la famille, ceux qui ont frôlé la mort, vu des cadavres...
La solidarité au sein de la communauté, la religion, la famille aident à tenir. Si les hommes peuvent sortir de chez eux, voir leurs amis pour échanger, discuter, les femmes elles restent à la maison et manquent de contacts sociaux. 80% de mes patients sont des enfants. Par leur truchement, on peut parvenir à soigner leur mère. Mes patients "hommes" sont pour la plupart amputés, ou sévèrement blessés, ou ayant frôlé la mort.
Les amputés ont perdu une jambe ou une main, mais aussi leur rôle : celui de professionnel, de parent, de femme au foyer, de chef de famille pour les hommes... Si on doit soit-même être pris en charge et aidé pour les choses les plus simples, comment assurer son rôle de soutien familial ? La virilité s'en trouve diminuée. Et puis que se passera t'il s'il y a une autre guerre comme celle de janvier alors qu'on est déjà mutilé ? Comment aider les siens ? Si la situation reste calme, les amputés pourront s'adapter à leur nouvelle vie et avoir de nouveaux buts, mais ils n'oublieront jamais, ça reste inscrit dans leur chair.
Problèmes économiques, chômage, pauvreté
Les problèmes économiques liés principalement à l'embargo occasionnent eux aussi de la violence. Le chômage met les hommes sous pression et peut mener à la violence domestique. C'est un vrai problème sociétal ici, mais difficile à aborder. Les femmes sont très seules, elles se taisent, cachent la vérité et la situation s'aggrave. Il y a là un vrai manque, mais que MSF ne peut pas combler. Cela nécessiterait beaucoup plus de moyens, bien au-delà des soins psychologiques.
La grande majorité de la population de la bande de Gaza est pauvre et démunie. Ceux dont la maison a été détruite n'ont pas les moyens de payer un loyer et se retrouvent à vivre dans les ruines de chez eux, avec tous les souvenirs - bons et mauvais - qui y sont liés ; ou bien sous tente ; ou alors ils sont hébergés par des amis, des proches, des membres de la famille, mais doivent constamment déménager. Ils ont tout perdu : leur toit, leur intimité, leur dignité, leur statut social. Et aucun matériel de reconstruction n'est autorisé à rentrer...
« Comment se projeter quand on ne sait même pas si l'on sera encore vivant demain ? »
Juste après la guerre, MSF a proposé des sessions psychologiques spéciales aux personnels de secours (ambulanciers, pompiers...). Cette population a été très traumatisée. Ils ont risqué leur vie, ont eux-mêmes été ciblés, ont vu des choses terribles. Ils ont aussi été surmenés : en 22 jours de guerre, ils en ont fait autant qu'en 3 ans d'activités normales. Mais ils n'ont pas pu se permettre de pleurer jusque là. C'est culturellement mal vu ici pour un homme. De même une femme ne peut pas être en colère. Le personnel MSF a lui aussi été débriefé afin de pouvoir « vider leur sac » et se sentir soutenus après tout ce qu'ils avaient enduré. Tous étaient et sont encore épuisés. Certains ont perdu un proche, leur maison ou préparé leurs enfants à la mort...
Après la guerre, les gens venaient d'eux-mêmes à notre rencontre, par le bouche à oreille ou bien référés par d'autres ONG. Ils étaient en quête d'un soutien psychologique (pour leurs enfants principalement et au départ), mais aussi d'une aide matérielle. Fin avril, 90 personnes étaient sur la liste d'attente, on a dû la geler et accroître le nombre de psychologues. J'étais seule au début, aujourd'hui nous sommes cinq. Et nous avons pu prendre en charge de nouveaux cas récemment.
Les gens ne croient plus en l'avenir, ils n'ont plus d'espoir, manquent de buts car manquent de moyens. Comment se projeter quand on ne sait même pas si l'on sera encore vivant demain? Tous ont peur que ça recommence, les fausses rumeurs alarmistes sont fréquentes. Personne ne s'attendait à ce qui s'est passé en janvier, en pleine journée, un week end. Des ONG, des hôpitaux, des écoles ainsi pris dans les combats. Personne n'était à l'abri.
La prise en charge psycho-médico-sociale que l'on propose est complète et gratuite. Le médecin s'occupe des problèmes somatiques des patients (douleurs aux articulations, à la tête, à l'estomac, au dos, tremblements, énurésie, faiblesse générale, vomissements...), il donne des psychotropes et réfère les cas médicaux trop lourds. La travailleuse sociale gère l'aide alimentaire et matérielle (kits d'hygiène, matelas, couvertures...) Elle met les patients en relation avec le réseau d'aide et assistance existant (ONG, associations locales). Nos thérapies nécessitent en moyenne 5 ou 6 sessions, 15 maximum, quelquefois plus mais cela reste exceptionnel. Nous suivons les cas modérés et sévères et nos patients savent qu'une fois leur dossier clos, ils peuvent toujours revenir vers nous en cas de besoin. Les Gazaouïtes ont beaucoup de force et de ressources, mais les rechutes sont fréquentes. Et, au vu des besoins actuels, une seule ONG proposant des soins cliniques ne suffit pas à couvrir l'ensemble des besoins. »
Dans les 6 mois qui ont suivi la fin de la guerre, MSF a mené 1 155 consultations psy et pris 198 nouveaux patients en charge. En parallèle, 369 patients ont été vus en débriefings de groupe ou individuels (consultations uniques). |
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