Franck Joncret, chef de mission MSF dans les Territoires occupés palestiniens

Franck Joncret chef de mission MSF dans les Territoires occupés palestiniens
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« J' étais chez moi, je regardais Al Jazeera, incrédule. Les infos et les images allaient crescendo.
Tous les employés expatriés étaient à Jérusalem pour les fêtes de fin d'année, ils sont venus chez moi et nous avons téléphoné à Gaza. De là, nous avons initié le soutien à l' hôpital Al-Shifa qui était débordé par l'afflux de blessés car c' est là que toutes les ambulances allaient.

Des kits pour les brûlés et les pansements ont été donnés à Al-Shifa et à d'autres hôpitaux de Gaza. La situation allait en s'empirant, l'équipe palestinienne de MSF était au front 24 heures sur 24 et ils avaient en plus leur stress personnel et familial à gérer. Faire rentrer des expatriés était la meilleure solution pour les soutenir et les soulager, mais la sécurité sur le trajet était loin d'être assurée.

Le 31 décembre, la météo était mauvaise, il y avait moins de bombardements aériens. Les roquettes palestiniennes étaient tirées vers l' est et plus vers le nord, où se trouve le point de passage de Erez. La voie était à peu près « dégagée » et le CICR avait décidé, ce jour-là, d'envoyer des ambulances de Gaza ville vers Erez.

En fin de matinée, Paris m' a donné son accord pour que Jessica, Cécile et Colin retournent à Gaza. Même avec l' aval du siège, c'est une décision très délicate à prendre pour un chef de mission. Une fois partis, nous n'aurions plus, à Jérusalem, de maîtrise sur ce qui allait se passer. Quand ils sont arrivés au terminal de Erez, les bombardements ont repris de plus belle, mais nous avons décidé tous ensemble, en accord avec Ayman, le responsable de projet adjoint, et les chauffeurs de Gaza de continuer la route. Quand l' équipe expatriée est arrivée, ça a été un vrai soulagement. Même s'il y a toujours un risque de bavure, le bureau de MSF était un lieu à peu près sûr.

De jour en jour, la tension montait et la sécurité se dégradait. Le 3 janvier, débutait l'incursion terrestre. Ils n'étaient plus en sécurité nulle part, même pas à MSF. Là, je me suis demandé si on avait bien fait. Est-ce que ça valait la peine de prendre autant de risques? Vue l'intensité du conflit et on ne pouvait pas faire grand chose, mais nous avons pu procéder à des donations de médicaments et de matériel, notamment dans les écoles de l' UNRWA (agence des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens) qui abritaient les déplacés.

La clinique MSF de Gaza ville accueillait 20 à 50 blessés par jour et 275 patients ont été pris en charge par le personnel MSF équipé de kits médicaux de proximité : c'est loin d'être négligeable quand il n'y a plus aucun accès aux soins. Il était aussi très important de soutenir les employés du ministère de la Santé palestinien qui travaillait non-stop, sans pouvoir voir leurs familles et en les sachant en danger...

Avec le recul, je me dis qu'on a bien fait notre travail, même si c' était un pari risqué. C'était la bonne décision à prendre.
Le cessez-le-feu quotidien avait été unilatéralement décidé par l'IDF (Forces armées israéliennes) et n'en était donc pas un. A chaque tir de roquette palestinienne, l'armée israélienne continuait de répliquer. De plus, cette trêve journalière ne valait que pour la ville de Gaza et il était très difficile pour les ambulances d'aller chercher les blessés aux alentours.

Cependant, ces quelques heures de répit permettaient aux équipes de se rendre tous les jours ou presque dans les hôpitaux pour évaluer la situation. Les blocs opératoires et les soins intensifs de l'hôpital Al-Shifa étaient débordés. Nous avons décidé de faire venir des chirurgiens et le matériel nécessaire, plus deux tentes hospitalières - l'une pour abriter deux blocs et l'autre pour monter dix lits de soins intensifs. Le tout représentait un fret de 21 tonnes en provenance de la base logistique de MSF à Bordeaux. Jusque là, nous avions toujours acheté localement et n'avions jamais importé. Il fallait donc obtenir toutes les autorisations pour pouvoir faire rentrer le matériel.

L'équipe chirurgicale d' urgence est arrivée à Jérusalem le 7 janvier, soit trois jours après l'incursion terrestre. Nous avions les coordinations (autorisation de déplacement délivrée par l'armée israélienne) pour les faire rentrer, mais aucune garantie pour leur sécurité sur le trajet. La communication publique israélienne disait autoriser les humanitaires à rejoindre la bande de Gaza, mais c'était un leurre.

Dans les faits, les combats n'épargnaient personne, pas même le CICR qui s'était retrouvé pris dans les tirs ni les Nations Unies dont deux employés ont été tués. Pour moi, il était suicidaire d'envoyer l'équipe dans de telles conditions.
La bande de Gaza était coupée en deux. Rentrer par le sud ? Par le terminal d'entrée du matériel humanitaire ? En voiture blindée des Nations Unies ?

Nous avons négocié, mais sans pouvoir obtenir les accords. Des chirurgiens d'organisations arabo-musulmanes et quelques membres d'organisations occidentales avaient pu rentrer par la frontière égyptienne, au sud. Nous avons tenté cette voie là et l'équipe chirurgicale est partie au Caire le 15 janvier. Mais, le 16, le CICR nous a informés d'une possibilité de passage par Erez le lendemain et nous a proposé de rejoindre son convoi. J'ai demandé à une partie de l'équipe en Egypte de remonter et j'ai décidé de les rejoindre à Erez. Nous sommes entrés avec le convoi du CICR. Pour la première fois, nous portions des gilets pare-balles et des casques.

Le trajet a été calme, il n'y avait personne dans les rues, la ville était morte. Il y a pas mal de destructions, notamment à Jabalya et à Beit Hanoun. Nous sommes allés à l‘ hôpital Al-Shifa, présenter l'équipe MSF, mais de nombreux chirurgiens étrangers étaient déjà arrivés sur place (environ 80).

Dans la nuit du 17 au 18 janvier, à deux heures du matin, l'IDF a annoncé la fin unilatérale des combats. Le 18, à 14 heures, le Hamas déposait aussi les armes. Nous avons pu descendre dans le sud chercher l' équipe restée à Rafah. Le 19, le fret de 21 tonnes rentrait lui aussi dans Gaza, y compris du matériel interdit par les autorités israéliennes (comme les générateurs électriques).

Le personnel hospitalier a bien géré l'urgence, ils sont bien équipés et malheureusement habitués à ce genre de situation. Même si tous s' accordaient à dire que la violence n'avait jamais atteint un tel niveau depuis 1948. Même les hôpitaux - comme Al-Quds - et les ambulances avaient été bombardés.


La chirurgie

Au départ, nous pensions installer nos tentes dans l'enceinte de Al-Shifa qui, avec plus de 1 500 opérations chirurgicales menées pendant la guerre, était la structure de référence. Mais notre plus-value n'était pas là et nous préférions opérer dans nos propres structures, afin de préserver notre neutralité et notre impartialité.

Nous avons repéré un terrain, en face du bureau MSF, qui a été nettoyé et aplani. Après cinq jours de montage, nous pouvions travailler sous les tentes. C'était le 25 janvier. Dès le lendemain, on y opérait. Nous nous sommes concentrés sur les blessés non-critiques qui n'avaient pas été pris en charge pendant l'opération israélienne « Plomb durci », à savoir les patients déchargés et référés par Al-Shifa pour de la chirurgie froide, de reprise et plastique.

La chirurgie orthopédique s'est imposée avec le retour des 700 blessés qui avaient été référés à l'étranger pendant la guerre. Un bémol à notre intervention : les difficultés pour MSF à pourvoir les postes de chirurgie spécialisée, ce qui a rendu difficile le maintien des activités. Heureusement, deux chirurgiens palestiniens (un plastique et un orthopédique) viennent deux jours par semaine travailler sous les tentes et permettent d'assurer la continuité des soins, même quand il n'y a pas d'expatriés. On estime qu'à la fin août, les activités de chirurgie plastique seront terminées.

Les soins post opératoires

Dès le 18 janvier, la clinique de soins post-opératoires de Gaza ville fonctionnait à plein régime et dans la foulée, on a rouvert à Khan Younis, dans le sud, ainsi que la clinique pédiatrique à Beit Lahia. Le 19, toutes nos structures étaient opérationnelles et toutes les équipes MSF à leur poste.

Nos activités ont doublé, de 200 patients habituellement suivis dans notre cohorte, nous étions passés à plus de 400. A la fin mai, nous prenions en charge 700 patients et décidions d'ouvrir une 3ème clinique de soins post-opératoires à Beit Lahia, dans le nord, une zone particulièrement touchée pendant la guerre.

De trois équipes mobiles, nous sommes passés à sept pour assurer les soins à ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas se déplacer, ceux qui vivent dans des zones sensibles, ceux qui craignent pour leur sécurité ou encore ceux qui n'ont pas les moyens matériels, physiques ou financiers de se déplacer. Aujourd'hui, le niveau des activités de soins post-opératoires amorce un début de ralentissement. Ce programme sera réévalué en fin d'année.

 

Les soins psychiques

Concernant la santé mentale, pendant la guerre, la coordinatrice psy débriefait le personnel palestinien, tous les jours, par téléphone. Un numéro spécial avait été mis en place à cet effet. A la fin de la guerre, un psy expatrié à été dépêché pendant un mois pour organiser des sessions de groupe. Deux autres professionnels, un Egyptien et un Palestinien, se sont concentrés sur des personnes qui avaient été psychologiquement très exposées pendant la guerre comme les ambulanciers, les pompiers, les secouristes, les médecins et les infirmier(e)s des structures indépendantes et des ONG.

En parallèle, nous avons continué nos activités régulières auprès de patients victimes de violences dues aux conflits. Mais la liste d'attente explosait et nous n'avions pas assez de ressources humaines. Deux psys palestiniens et trois psys expatriés sont donc venus renforcer l'équipe.

Des salles de consultation ont été mises en place à Gaza ville, Beit Lahia, Beit Hanoun et Khan Younis. Des équipes mobiles allaient également au domicile des patients. Comme pour les soins post-opératoires, cette activité devra être réévaluée en fin d'année.

L'embargo, la reconstruction et l'enfermement

Après la guerre, il y a eu un afflux massif d'aide humanitaire, d'argent, d' ONG sur Gaza. Malheureusement, comme souvent, tout cela est difficile à canaliser et souvent les donations ne correspondent pas aux besoins, alors que, par ailleurs, nous faisons face à des ruptures de stocks de certains médicaments essentiels. Comme avant la guerre, 70 références manquent aujourd'hui dans les pharmacies centrales de Gaza. De même, l'embargo entrave l'entrée des pièces détachées nécessaires à la maintenance du matériel médical de pointe qui a été envoyé suite à la guerre.

La population de Gaza est enfermée, isolée, coupée du monde.

Au plus fort de la crise, MSF a pu elle aussi faire rentrer beaucoup de matériel médical et logistique jusque-là interdit d'entrée. Tout s'est débloqué et nous avons pu ainsi importer, par exemple, six voitures et une ambulance. Cela n'était pas arrivé depuis des années. De même, pendant les deux mois d'embargo total avant la guerre, seuls les personnels des Nations Unies, du CICR et de MSF obtenaient les autorisations d'entrée. Cela prenait des semaines, mais c'était possible.

Aujourd' hui, nous obtenons en deux semaines les autorisations pour les expatriés et ce, pour des séjours de six mois. Au global, de 75 personnels palestiniens, nous sommes passés à 126 et de quatre expatriés, nous sommes passés à une vingtaine juste après la guerre. Aujourd'hui, ils sont huit. Le terminal de Erez n' a jamais été refermé depuis la guerre.

Par contre, pour les Palestiniens, y compris pour le personnel des ONG, rien n'a changé : interdiction d'entrer ou de sortir du territoire depuis novembre 2008 et le renforcement de l'embargo. La population de Gaza est enfermée, isolée, coupée du monde. Rafah ouvre par intermittences, mais uniquement pour permettre le retour des patients chez eux. Le carburant manque et il y a, à nouveau, des coupures d'électricité.

Un quart des besoins alimentaires seulement sont couverts. Les salaires restent impayés, entre 40 et 70% de la population est au chômage,  80% vit grâce à l'aide humanitaire uniquement.

Un quart des besoins alimentaires seulement sont couverts : sur les 400 camions nécessaires, seuls 100 sont autorisés à passer chaque jour. Quant aux matériaux de reconstruction comme le ciment, les pompes, les générateurs ou les tuyaux, rien n'est autorisé, rien ne rentre car ces biens considérés comme « sensibles » pourraient être détournés de leur usage initial à des fins terroristes. La situation est figée, les amas de gravats sont toujours là, les réseaux d'approvisionnement en eau sont défectueux voire détruits.

Quelque 140 000 personnes n'ont pas accès à l'eau et nous avons de sérieux doutes quant à la qualité de celle qui est fournie et les conséquences sur la santé des populations. Le système économique est quasi inexistant. Dans les banques, les caisses sont vides. Les salaires restent impayés et 40 à 70% de la population est au chômage. On estime que 80% des habitants de Gaza vivent uniquement grâce à l'aide humanitaire. Là aussi c'est une conséquence directe de l'embargo.

Les seules productions agricoles qui subsistaient étaient les fleurs et les fraises. Mais tout a été détruit à force d'années de conflit et d'incursions. De toute façon, toute exportation est aujourd'hui impossible. Dans une telle situation, le programme d'aide sociale de MSF prend tout son sens.

Perspectives

L'avenir des Territoires occupés palestiniens me semble bien sombre. Même s' il y avait une réelle volonté de relancer le processus de Paix, je ne vois pas d'issue à moyen terme. Le conflit interne perdure et, depuis mars dernier, les discussions du Caire échouent ou sont ajournées.

En fait rien n'a changé par rapport à avant. L'isolement s'est aggravé, mais la situation globale reste la même. L'avenir des Territoires occupés palestiniens me semble bien sombre.
AUTEUR

Alors que Hamas et Fatah divergent, le clivage entre la Cisjordanie et la bande de Gaza s'accentue. Même si Israël le voulait, il n'y aura aucune paix possible tant que la réconciliation inter-palestinienne ne sera pas effective. Et puis il y a la question de la ville de Jérusalem, point d'achoppement important depuis qu'Israël a réaffirmé sa volonté de l'avoir comme capitale.

Cependant, il est faux de dire que, depuis janvier, il y a une crise humanitaire à Gaza. En fait, rien n'a changé par rapport à avant. L'isolement s'est aggravé, mais la situation globale reste la même. La crise politique et économique majeure est due à des années de conflits et cela a forcément des conséquences humanitaires et économiques, mais les structures de Santé sont là, en place, et fonctionnent efficacement.

Le système de santé de la bande de Gaza est performant, il y a suffisamment de personnel et de matériel pour répondre aux besoins. Mais il y a peu d'offres de soins de psychologie clinique, idem pour les soins post-opératoires. Les chirurgiens MSF ont pu soulager le personnel hospitalier et par la suite, prendre la relève sur certaines spécialités. MSF a su palier les manques pendant et après la crise, cela a toujours été notre principe d'action ici et c'est une vraie réponse. »

 

Notes

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