« Nous sommes à Kpeta, un village de près de 400 pygmées Aka, dans le Département de Likouala, au nord de la République du Congo. Notre équipe a dû conduire 5 heures durant en 4x4 pour atteindre l’hôpital fonctionnel le plus proche, a ensuite pagayé une heure sur une pirogue qui prenait l’eau pour traverser une rivière, s’est retrouvée une demi-heure dans un marécage, la boue jusqu’aux genoux avant d’entamer 6 kilomètres de marche à travers la forêt tropicale, avant d’arriver au village.
Pendant les premières 24 heures, nous voyons des cas cliniques actifs de pian concernant 10% des enfants de moins de 15 ans dans le village, ce qui ne comprend pas les formes latentes de la maladie. Le vieil adage « là où la piste s’arrête commence le pian » prend alors tout son sens.
Après avoir vu presque 100 cas de pian en 2011 parmi la population aka lors du passage des cliniques mobiles dans les endroits reculés, MSF a décidé d’entreprendre une campagne d’élimination de cette maladie dans cette même zone. Historiquement, le pian était contrôlé en traitant les cas actifs avec des injections de benzathine penicilline. Mais la méthode était douloureuse, inefficace pour les cas latents et difficile à mettre en place logistiquement dans des endroits comme Kpeta.
Nous avons été les premiers à mettre en place la nouvelle stratégie d’éradication du pian de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) : un traitement universel des communautés affectées – c'est-à-dire traiter tout le monde, avec ou sans symptômes de pian actif – avec une seule dose orale d’azithromycine. Ce traitement universel avec l’azithromycine est facile à administrer et bien toléré.
L’éradication du pian a presque été atteinte dans le passé, dans les années 50 et les années 60, quand 300 millions de cas ont reçu une injection de pénicilline. Cet effort massif a presque atteint son objectif. En réalité, il a tellement été couronné de succès que le pian a fini par disparaitre des écrans radars. Aujourd’hui, dans des poches isolées, comme par exemple dans les territoires où vivent les populations aka du Congo, la maladie résiste encore.
Les symptômes comprennent des défigurations causées par des ulcères, des papillomes, des périostites et des arthrites douloureuses chez les enfants, qui représentent à eux seuls 70% des cas actifs. Ces formes primaires et secondaires de la maladie persistent plusieurs mois mais sont limitées. Cependant, lorsqu’elles ne sont pas traitées, jusqu’à 10% des personnes infectées développent une troisième forme de la maladie dans les décennies qui suivent, caractérisée par des déformations invalidantes des os et du cartilage.
Cette nouvelle stratégie est très intéressante et facile à mettre en place d’un point de vue strictement médical. Mais là bas dans la jungle, nous avons compris que c’était tout le reste qui allait s’avérer compliqué.
Pour commencer, apprendre à des centaines de villageois qui n’ont jamais vu de pilules auparavant comment avaler 5 à 6 capsules en une seule fois s’est révélé plus que comique. Certaines personnes ont été frustrées, d’autres n’arrivaient pas à les avaler et les rejetaient en riant et quelques uns ont fini trempés après plusieurs tentatives infructueuses de faire passer les pilules à grandes gorgées d’eau. Comme à chaque fois que je voyage, j’ai mis un point d’honneur à apprendre les salutations les plus basiques ou encore comment dire « merci » dans la langue locale. Mais cette fois-ci, j’étais aussi capable de dire des phrases indispensables comme « ne mâche pas les pilules ! ».
Nos plus gros défis étaient d’ordre logistique. Nous avons marché jusqu’à Kpeta sous un torrent d’averses, planté nos tentes dans la boue, cherché auprès des villageois de la nourriture qu’ils voudraient bien nous vendre... A 8h nous étions au lit, trempés jusqu’aux os. En soi, c’était une journée difficile. Mais ce n’était qu’une journée parmi les 13 passées dans la jungle, avec tous les jours, cette même routine : debout et hors de la tente au levé du soleil et au travail jusqu’à la tombée de la nuit. En général, nous mangions les spécialités gastronomiques locales chaque soir – gazelle, porc-épic, chenille ou crocodile – parfois non sans inquiétude. Nous avons rapidement pris l’habitude de boire cette eau de rivière à la couleur d’urine, colorée d’un jaune sombre à cause des matériaux organiques qui se décomposent dans le sol de la forêt. Avec ces pluies diluviennes fréquentes et l’humidité constante, rien ne pouvait sécher. Quant aux bains, ils étaient disons le... rares.
D’un autre côté, les difficultés ont été adoucies par l’accueil que nous avons reçu : en vivant dans des endroits si reculés, les Akas n’ont pas beaucoup de visiteurs. Nous avons été accueillis chaleureusement et nous avons vu des danses extatiques. Nos hôtes étaient ravis de nous guider le long des pistes de la forêt et de partager les dons de la nature avec nous. Une nuit, le chef d’un village est venu dans notre camp avec un bol rempli de miel – le met le plus précieux des Akas – fraîchement récupéré, sombre et fumant, différent de tous les miels que j’avais pu goûter avant. Et c’est peu dire puisque nous avons dû enlever toutes les abeilles mortes – qui peuvent toujours piquer – avant de mâcher cette pâte cireuse !
En tant que responsable d’une équipe de 8 personnes et seul docteur à bord, il y avait aussi chaque nuit, le même rituel : prendre les traitements antipaludéens en groupe, soigner les inévitables bobos et autres ampoules ainsi qu’administrer du paracétamol et de l’ibuprofène pour les maux de tête et les douleurs. Je suis revenu avec quelques morsures de fourmis et même une « chique », un insecte qui, ayant élu domicile dans mon pied droit, y a enfoui ses œufs...
Mais au delà de mes maux de têtes et douleurs, au delà de mes inquiétudes pour la santé de ma propre équipe, rien n’est comparable à la situation précaire dans laquelle nos hôtes akas vivent. Marginalisés par leurs voisins les Bantous depuis des générations, parfois contraints de vivre comme esclaves, ce peuple nomade de chasseurs-cueilleurs est extrêmement vulnérable. Les choses s’améliorent petit à petit, mais l’accès aux soins médicaux et à l’éducation sont inexistants. En plus du traitement universel contre le pian, nous étions aussi parés pour traiter d’autres pathologies, comme le paludisme, la diarrhée ou la pneumonie. Mais tous les jours, nous avons vu des adultes souffrant de la lèpre à un état avancé. Les enfants étaient régulièrement invalides, leurs pieds étant infestés par les chiques. Mon unique chique a fini par être enlevée dans un hôpital, avec un scalpel stérilisé... Mais beaucoup d’enfants akas ont des dizaines (voire des centaines ?) de chiques sur les pieds, infectés après des tentatives d’extraction non stérilisée et une vie à marcher pieds nus dans la forêt.
Chaque membre de l’équipe MSF a travaillé dur et a vécu une expérience unique. C’est un très bon début pour éliminer le pian dans le nord du Congo. Mais pour l’éradication générale de cette maladie, ce n’est que la partie visible de l’iceberg. Que ce soit en Afrique centrale ou dans les îles du Pacifique, la majorité des 500 000 cas actifs de pian vit dans des environnements similaires, isolés et difficiles. Pour réussir, nous devons vraiment aller là où la piste s’arrête. »
Ce texte a été publié en premier lieu sur le blog du groupe BMJ (en anglais)
Dossier spécial "pian"Consultez notre dossier spécial pour en savoir plus sur notre campagne de traitement de masse du pian chez les populations pygmées akas au Congo-Brazzaville.