«La première chose que nous devrions distribuer, ce sont des pinces coupantes»

Sur l'île grecque de Samos mars 2016.
Sur l'île grecque de Samos, mars 2016. © Mohammad Ghannam/MSF

A Calais comme sur les îles en Grèce, MSF est présente en plusieurs endroits clés du parcours des réfugiés et demandeurs d’asile. Tandis que les premiers renvois par bateaux vers la Turquie ont commencé, est-il encore possible de faire obstacle au rejet des migrants observé sur le chemin de l’exode ?
Entretien avec André Jincq, responsable des interventions auprès des réfugiés pour MSF.

Commençons par Calais. Il y a un mois, plusieurs Iraniens sont venus nous voir dans le camp pour nous demander de l’aide afin de se coudre la bouche. Ils ont entamé une grève de la faim qui vient de s’achever. Peux-tu nous expliquer ce qui s’est passé ?

Nous avons été sollicités au début du mois de mars par des migrants iraniens déterminés à se coudre les lèvres, afin de protester contre les conditions de vie qui leur sont réservées à Calais. Ils avaient été délogés la veille à cause du démantèlement de la zone sud de la « jungle », à présent terminé. Nous avons tenté de les en dissuader : rien n’y a fait. Ils ont réapparu quelques instants plus tard, bouche cousue, et ont entamé une grève de la faim qui vient de s’achever après 24 jours et une série de négociations menées avec les autorités. Ils expliquent avoir obtenu certains engagements, notamment celui d’une interruption du démantèlement du camp, alors que la majorité des personnes délogées ont trouvé refuge dans la zone nord. Ce que nous disent les autorités, c’est que le démantèlement de la jungle ne devrait pas recommencer avant quelques mois, à condition que tout ce passe bien et qu’il n’y ait pas de nouvel afflux de réfugiés. Comment imaginer pourtant que les tensions diminuent quand tout est fait pour qu’elles augmentent ? Dans la zone nord, les gens vivent désormais entassés les uns sur les autres, et n’ont qu’une obsession : partir. En début de semaine dernière, un Syrien de 17 ans s’est caché sous un essieu pour tenter de traverser : il se trouve à présent entre la vie et la mort. Le lendemain, un Afghan de 22 ans est mort sous les roues d’un camion.

Au-delà de la violence et du désespoir qu’il révèle, ce symbole des bouches cousues nous pose en tout cas la question de savoir s’il est possible – et comment – d’aider les migrants en Europe à se constituer ou à se faire entendre comme une force politique, sans en arriver là.

N’y a-t-il pas aussi un signal à adresser à ceux qui, comme MSF, ont pris une part active à la construction d’un nouveau camp pour les migrants à Grande-Synthe, dans la mesure où l’aménagement d’un tel espace entre en contradiction avec la volonté des migrants de ne pas y rester ?

Aujourd’hui, on peut au moins affirmer que 1500 personnes dorment au sec et au chaud, c’est déjà ça. Le piège, c’est de penser qu’il s’agit là d’une solution quand ce camp ne règle strictement rien d’autre que l’insalubrité dans laquelle vivaient des gens depuis plusieurs mois. La seule chose dont nous pouvons nous targuer, c’est d’avoir, avec d’autres ONG et collectifs présents sur Grande-Synthe, sorti des gens de la boue et de l’indignité dans laquelle les autorités les ont maintenus. Maintenant le problème reste entier. Le camp de La Linière n’est que la démonstration qu’avec un minimum de ressources, il est possible de proposer des conditions de vie sommaires mais décentes à des gens qui n’ont pas vocation à y rester. Cet endroit ne concerne qu’un nombre peu élevé de personnes, ne résout pas les problèmes inhérents à la vie d’un camp, et reste constamment sous la menace de l’Etat, pour qui il est hors de question, de revoir sa politique basée sur l’entrave et la dissuasion, bien qu’il en ait les moyens. On l’a encore vu dès l’ouverture, quand les autorités ont immédiatement adressé une lettre de mise en demeure au maire de Grande-Synthe, au prétexte inouï du non-respect des normes de sécurité.Pour les exilés comme pour les associations qui investissent le camp, l’enjeu est désormais de réussir à le faire vivre de sorte qu’il ne disparaisse qu’en raison du renoncement aux politiques de rejet menées par les autorités françaises et britanniques à l’encontre de ces personnes. Résister à la tentation de maintenir ce camp à tout prix, comme à celle de le supprimer à tout prix : c’est entre ces deux écueils que les organisations d’aide présentes à Grande-Synthe devront désormais naviguer, afin que ces personnes ne soient plus stockées comme des marchandises en transit ou sacrifiées dans un marchandage entre Etats. C’est aussi et surtout en Angleterre, dans les débats publics sur le sort des migrants, que la bataille doit désormais se jouer pour que les accords du Touquet négociés entre la France et le Royaume-Uni soient enfin abrogés.

Après l’accord qui vient d’être signé entre l’Union européenne et Ankara, qui prévoit désormais un retour forcé en Turquie des migrants arrivés en Grèce, n’est-ce pas illusoire de croire qu’on puisse encore résister aux décisions des Etats ?

Ce que cet accord révèle, c’est avant tout que les Etats ne se donnent plus la peine de masquer l’obscénité de leur politique. Ils assument la violence de leurs actes. Les organisations d’aide sont mises devant le fait accompli, tandis qu’elles balancent déjà entre le risque de verser dans l’illégalité et celui de desservir les intérêts des migrants qu’elles sont censées aider. On pourrait illustrer cela par une réflexion entendue à MSF, expliquant dans le contexte de Calais que pour aider réellement les réfugiés et éviter qu’ils se blessent avec les grillages, « la première chose que nous devrions distribuer, ce sont des pinces coupantes ».

Pour éviter les départs vers la Grèce, les autorités turques multiplient à présent les contrôles sur les côtes pour empêcher les traversées, ce qui pourrait conduire les réfugiés à trouver une fois encore de nouvelles voies d’entrée en Europe, et à s’exposer toujours plus au danger. En doublant le montant de l’aide accordée à Ankara, on sait aussi que les pays d’Europe instrumentalisent l’assistance dans la mise en œuvre de leur politique visant à renvoyer et à contenir les réfugiés en Turquie, pays qui accueille déjà 3 millions de réfugiés et qui est loin d’offrir toutes les garanties en matière d’asile, y compris pour les Syriens.

Nous ne pouvons que dénoncer comme d’autres cette politique qui consiste à chasser les Syriens et les exilés hors d’Europe. Il est ainsi hors de question pour nous de contribuer au refoulement des gens vers la Turquie, ou de participer de près ou de loin à la gestion policière des migrants en Grèce, qu’il s’agisse du transport des personnes vers les hot spots installés sur les îles, ou d’une quelconque forme d’intervention dans ces lieux désormais devenus centres de détention. Mais s’il n’est pas question de participer à la politique de répression et de rejet décidée à Bruxelles, il n’est pas question non plus de fermer les yeux sur les conséquences de telles décisions, de cesser les activités d’assistance auprès des migrants en mer ou débarquant sur le littoral.

A ce stade, nous n’envisageons donc pas de mettre un terme à nos activités sur les îles…

Après la mise en place précipitée d’un tel accord et l’augmentation sensible du nombre d’entraves à l’arrivée des migrants, on peut encore redouter des conséquences tragiques. Pour l’instant, nous continuons d’intervenir auprès des nouveaux arrivants sur le littoral par une assistance médicale, en distribuant de la nourriture et en leur permettant de se mettre à l’abri. Nous essayons aussi de renforcer notre présence et notre vigilance afin d’empêcher les tragédies en mer à l’approche d’Agathonisi, et sur d’autres îles.

Quant à la situation dans les camps de détention, la question est d’abord de savoir comment réagiront les autorités concernées si la situation y devient ingérable. De notre côté, nous restons en contact avec les migrants enfermés à Samos. Une semaine après la mise en place de l’accord, près de 500 personnes s’entassaient dans ce camp d’une capacité de 280 places. L’armée a demandé aux bénévoles de la municipalité qui font preuve d’une solidarité impressionnante, de les aider à y distribuer de la nourriture. Avec le soutien des migrants, les bénévoles ont accepté à la condition de pratiquer ces distributions à l’extérieur du camp. Les militaires ont refusé.

Et que dire du sort des réfugiés, enfermés derrière des grilles, prisonniers d’un calcul mathématique étriqué, désormais forcés d’embarquer sur les bateaux après avoir parfois pris tous les risques pour fuir la violence ? On peut légitimement craindre l’accroissement de tensions déjà vives, nourries par une politique funeste imposée d’en haut, et par laquelle on demande aux Grecs, bénévoles et solidaires des migrants ainsi qu’aux organisations d’aide, tantôt de baisser les bras, de fermer les yeux ou de servir d’auxiliaires dans l’application de décisions toujours plus inhumaines.

Cette solidarité de la population grecque envers les réfugiés ne contraste-t-elle pas  avec la crise économique sans précédent que connaît le pays ? 

Il faut d’abord dissocier les autorités grecques qui obéissent à Bruxelles, de ces mouvements bénévoles et solidaires dont l’ampleur nous interroge au moins sur la consistance du lien sans cesse réaffirmé en Europe entre les migrants, les difficultés économiques et la montée de la xénophobie. De la place que nous occupons, ce sont avant tout des politiques d’Etats qui n’hésitent pas à employer la répression et des mesures coercitives pour parvenir à leurs fins : la dissuasion et le rejet ; tout en jouant sur les peurs, au point qu’après les explosions de Bruxelles, les Iraniens de Calais qui ont cessé leur grève de la faim ont rendu hommage aux victimes des attentats, en expliquant qu’eux aussi avaient fui cette violence.

L’attitude européenne envers les réfugiés ne trompe ainsi plus personne. Le fossé entre les discours et les actes est tel qu’il est peut-être moins urgent de le mettre au jour. C’est l’aveuglement qu’il faut aussi combattre, qui consiste en Europe à ne pas voir les intérêts que servent ces politiques d’une violence inouïe à l’égard de milliers de personnes en détresse.

Si nous disposons d’une tribune d’expression pour le faire, les exilés eux, en sont privés, à un point tel qu’ils doivent se défaire des pires amalgames et préjugés alimentés par des Etats européens prompts à parler à leur place en les diabolisant pour mieux s’en débarrasser. Après les attentats de Bruxelles, la Pologne vient encore d’en fournir la preuve en refusant d’accueillir les migrants sur son sol. On parle de valeurs attaquées en Europe. Mais ces valeurs sont-elles défendables, ou tout bêtement inqualifiables ?

Entretien initialement publié le 5 avril sur le blog MSF hébergé sur Mediapart


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